
Produire et tourner régulièrement des spectacles à lannée, sur le plan local, relève la plupart du temps dun travail de titan. La demande est grande pour des spectacles de qualité, mais les moyens pour les créer sont inexistants ou insuffisants dans le meilleur des cas. À titre dexemple, le coût moyen dune production théâtrale de qualité semi professionnelle qui emploie huit comédiens avoisine globalement un million de francs CFA (10 000 FF), budget hors tournée. La plupart des compagnies ne disposant pas de cette somme en banque, il va de soi que leur seul recours reste lemprunt (pratique rare mais réelle) ou la demande de subventions à des institutions culturelles locales telles que lUnion européenne (directement ou à travers les projets du PSICD, la Mission française de coopération et daction culturelle, lAgence de coopération culturelle et technique (ACCT), les ambassades étrangères, ou quelques subsides glanés auprès dentreprises privées. Bref, du travail de porte à porte dont en bénéficient que les compagnies qui ont déjà une certaine visibilité ou quelque crédit auprès de ces « bailleurs de fonds » assez particuliers. Sans vouloir jeter la pierre à qui que ce soit et sans verser dans la polémique sur le bien-fondé de telles démarches, il faut simplement reconnaître que, en tout état de cause, dans un contexte culturel où la démission de lÉtat est le plus souvent déjà consommée, lalternative se résume à créer ou disparaître.
Une fois le spectacle créé, vaille que vaille, se pose un autre problème crucial, celui de sa diffusion. Là encore, les réalités du terrain, du moins en ce qui concerne lAfrique francophone, contraignent à des choix encore plus réduits. Il est aisé de faire la liste des lieux de chute des productions théâtrales dans ces pays démunis dinfrastructures appropriées. Dans les capitales, les centres culturels étrangers viennent en tête de liste, parce quils sont toujours les mieux équipés, suivis en province (exclusivement) des salles polyvalentes appartenant aux municipalités, à des institutions scolaires laïques ou confessionnelles. Les salles privées sont rares et souvent onéreuses, parce quelles imposent aux compagnies un surcroît dinvestissement en locations diverses : matériel technique, sièges pour les spectateurs, personnel de sécurité, etc. Seules les troupes de théâtre populaire osent encore se produire en dehors de ce circuit classique en investissant des lieux aussi peu conventionnels que les cours des bars, des « maquis» et autres clubs de danse. La durée de vie dun spectacle, dès lors, théâtre populaire excepté, excède rarement trois mois.
Par conséquent, sortir du cadre local devient un impératif, si lon veut prolonger la vie des spectacles et valoriser le travail des acteurs, surtout lorsquil sinscrit dans un contexte semi professionnel, antichambre à une éventuelle professionnalisation en cas de succès et de reconnaissance, ce qui demeure le rêve de presque toutes les compagnies théâtrales qui naissent et meurent au jour le jour sur lensemble du continent africain. Cette stratégie dexpansion visera dabord le marché régional, à travers les rares festivals de théâtre qui existent localement et dans les pays voisins, puis le marché international pour les compagnies les plus chanceuses qui se feront remarquer, au cours de ces festivals et marchés des arts régionaux, par des programmateurs de salles de spectacles, de festivals, des acheteurs venus dEurope, dAmérique, du Canada et dailleurs à la recherche de créations nouvelles et étrangères pour leurs publics. Mais à quelles conditions seffectue ce passage du marché local au marché mondial ? À quelles règles obéissent ces mutations artistiques ?
Certains analystes de la scène théâtrale africaine en ont souvent fait la remarque : il y a toujours comme beaucoup dartifice dans certains spectacles africains destinés au marché extra continental, et qui dépasse la nécessaire adaptation du spectacle pour en faciliter la réception esthétique, voire anthropologique à létranger. Récemment, lancienne directrice dun célèbre festival francophone confirmait, lors dun forum tenu en Afrique, que dans le cadre de ses tournées de programmation, il lui était arrivé, plus dune fois, de sélectionner des spectacles quelle trouvait riches du fait, justement, de leur ancrage dans une logique culturelle et de retrouver ces mêmes spectacles sensiblement modifiés afin, semblait-il, de ladapter au goût des spectateurs européens. Le festival daccueil était alors accusé par la presse et les professionnels de programmer des créations qui véhiculent des clichés sur lAfrique et son imaginaire artistique. Quant à la troupe, elle sen tirait avec un cachet substantiel mais sans contrat de tournée, recevant les ovations ambiguës dune partie du public acquis à la défense et illustration dun authentique théâtre africain. Cette démarche de normalisation au goût du public, concept flou et tendancieux, illustre non seulement la perversité du système de marché, mais aussi la dépendance du théâtre africain vis-à-vis de lextérieur. Que cette dépendance soit dordre infrastructurelle, passe encore. Les troupes africaines, comme toutes les autres compagnies du monde, ont besoin de voyager, daller à des festivals, de bénéficier des infrastructures techniques du Nord. Mais là où le bât blesse, cest lorsque les décideurs artistiques en Occident semblent vouloir profiter de cette attente légitime, pour distiller leur idéologie, influencer les productions du Sud.
Il y a comme du cynisme, dans les propos cités plus haut, de lex-directrice de festival. Selon elle, il faudrait attribuer cet état des choses aux seules troupes africaines, qui aliènent leurs productions dans le souci de plaire à lOccident. Mais en réalité, le fait est plutôt marginal. La vérité réside ailleurs, dans le diktat subtil imposé aux créations théâtrales africaines jugées dans tous les cas immatures. Les professionnels africains se souviendront longtemps des sarcasmes de Bernard Faivre dArcier, directeur du Festival dAvignon, qui déclarait en 1994 préférer programmer, après lAsie, tout autre continent que lAfrique, parce quà son avis le théâtre africain navait pas atteint la modernité nécessaire qui lui ouvrirait les portes du Palais des Papes ! Symptôme de la mentalité néo-coloniale, on enverra au nom de la coopération artistique, des metteurs en scène européens polir sur le terrain le travail des artistes africains. Situation que certains créateurs acceptent par opportunisme, et contre laquelle dautres se rebiffent par souci de préserver lindépendance et lintégrité de leur travail. Dautant plus que cette coopération fonctionne à sens unique. Les metteurs en scène africains ne sont jamais sollicités pour épauler leurs collègues européens qui sattaquent au répertoire du théâtre africain. Le haut lieu de ces pratiques fut, pendant longtemps, le Festival des Francophonies de Limoges, en France, qui permit à plus dun sorcier africain de succomber au piège de la francophonie.
La polyphonie refuse la logique de marché et ses codes détalonnage du produit culturel. La soumission à ce diktat mercantile dénature le visage des spectacles africains qui sexportent, car les spectacles sont dabord créés pour des publics locaux. Et lon sattendrait plutôt à ce que ce fût cet ancrage artistique qui attire les marchés européens, de la même manière que le théâtre asiatique ou océanien a ses entrées sur les scènes occidentales.
Les forces de largent qui manquent cruellement aux créateurs du Sud, sont à lorigine de ce déséquilibre évident. Ils créent pour le Sud mais doivent vendre leurs produits au Nord pour survivre et acquérir une visibilité internationale. Du moins le croient-ils. La configuration « mondialiste » dun tel rapport de forces ne fait quaccroître le déséquilibre, car limpact sur certaines sociétés du globe de ce capitalisme mondialisé et informatisé ne fait quaccroître la pauvreté à travers la planète. Dans ce mouvement mondialiste, une réalité simpose : des territoires immenses sont laissés pour compte, à commencer par lAfrique, soumise à un véritable apartheid technologique, abandonnée à la rapacité de chefs dÉtats prédateurs.
Contre cette uniformisation guidée par la plus cynique logique matérialiste, certains créateurs africains ont de tout temps voulu réagir. On en veut pour exemple la position longtemps iconoclaste et marxisante du dramaturge nigérian Femi Osofisan refusant de publier à létranger. Le souci de ces créateurs porte la lutte contre luniformisation culturelle, synonyme de décès du multiculturalisme. Exactement le même objectif que sassignent à travers le monde les différentes formes de fondamentalisme islamique ou chrétien, les différents types daction écologiste, les mouvements transnationaux dépourvus de chefs, de direction centralisée, qui se développent au hasard dinitiatives locales et imprévisibles grâce, justement, à léchange généralisé des informations. Il ne sagit pas dans cette lutte de rejeter lexceptionnel débouché que constituent les festivals étrangers. Au contraire, il sagit den infléchir la logique vers plus douverture à lautre tel quen lui-même sa culture et ses expériences de sujet moderne le façonnent. Il y a là un enjeu de pouvoir difficile, car cela équivaut à ne pas se laisser imposer des canons de création venus dailleurs, mais à construire et à défendre des esthétiques différentes.
Les dix dernières années du XXe siècle ont été assez difficiles pour les troupes africaines embarquées dans laventure de la conquête du marché occidental. Mais si beaucoup y ont perdu une partie de leur âme, quelques unes ont connu le succès. Entre recherche contemporaine et retour aux traditions orales, ce qui implique une approche linguistique éclatée, le genre illustre bien ce quest le théâtre en Afrique aujourdhui, un théâtre accessible aux masses, très loin du théâtre délite, universitaire et bourgeois qui a caractérisé les premières années dindépendance. Un théâtre de la traversée, en somme, « qui se refuse aussi bien au repli identitaire, névrotique et revendicatif, quà la dissolution dans un universalisme coagulant ». Léquivalent du « principe de Sankofa », loiseau mythique de la légende Akan (Ghana) qui vole toujours vers lavant la tête tournée vers larrière, conscient quun saut trop brutal vers le futur pourrait occasionner leffondrement brutal des rêves.