
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi de remercier dabord le gouvernement et le peuple sénégalais de leur accueil si chaleureux. Permettez-moi de remercier luniversité de Dakar qui me permet pour la première fois de madresser à lélite de la jeunesse africaine en tant que Président de la République française.
Je suis venu vous parler avec la franchise et la sincérité que lon doit à des amis que lon aime et que lon respecte. Jaime lAfrique, je respecte et jaime les Africains.
Entre le Sénégal et la France, lhistoire a tissé les liens dune amitié que nul ne peut défaire. Cette amitié est forte et sincère. Cest pour cela que jai souhaité adresser, de Dakar, le salut fraternel de la France à lAfrique toute entière.
Je veux, ce soir, madresser à tous les Africains qui sont si différents les uns des autres, qui nont pas la même langue, qui nont pas la même religion, qui nont pas les mêmes coutumes, qui nont pas la même culture, qui nont pas la même histoire et qui pourtant se reconnaissent les uns les autres comme des Africains. Là réside le premier mystère de lAfrique.
Oui, je veux madresser à tous les habitants de ce continent meurtri, et, en particulier, aux jeunes, à vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs, qui parfois vous combattez et vous haïssez encore mais qui pourtant vous reconnaissez comme frères, frères dans la souffrance, frères dans lhumiliation, frères dans la révolte, frères dans lespérance, frères dans le sentiment que vous éprouvez dune destinée commune, frères à travers cette foi mystérieuse qui vous rattache à la terre africaine, foi qui se transmet de génération en génération et que lexil lui-même ne peut effacer.
Je ne suis pas venu, jeunes dAfrique, pour pleurer avec vous sur les malheurs de lAfrique. Car lAfrique na pas besoin de mes pleurs.
Je ne suis pas venu, jeunes dAfrique, pour mapitoyer sur votre sort parce que votre sort est dabord entre vos mains. Que feriez-vous, fière jeunesse africaine de ma pitié ?
Je ne suis pas venu effacer le passé car le passé ne sefface pas.
Je ne suis pas venu nier les fautes ni les crimes car il y a eu des fautes et il y a eu des crimes.
Il y a eu la traite négrière, il y a eu lesclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises. Et ce crime ne fut pas seulement un crime contre les Africains, ce fut un crime contre lhomme, ce fut un crime contre lhumanité toute entière.
Et lhomme noir qui éternellement « entend de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit de lun dentre eux quon jette à la mer ». Cet homme noir qui ne peut sempêcher de se répéter sans fin « Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ». Cet homme noir, je veux le dire ici à Dakar, a le visage de tous les hommes du monde.
Cette souffrance de lhomme noir, je ne parle pas de lhomme au sens du sexe, je parle de lhomme au sens de lêtre humain et bien sûr de la femme et de lhomme dans son acceptation générale. Cette souffrance de lhomme noir, cest la souffrance de tous les hommes. Cette blessure ouverte dans lâme de lhomme noir est une blessure ouverte dans lâme de tous les hommes.
Mais nul ne peut demander aux générations daujourdhui dexpier ce crime perpétré par les générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères.
Jeunes dAfrique, je ne suis pas venu vous parler de repentance. Je suis venu vous dire que je ressens la traite et lesclavage comme des crimes envers lhumanité. Je suis venu vous dire que votre déchirure et votre souffrance sont les nôtres et sont donc les miennes.
Je suis venu vous proposer de regarder ensemble, Africains et Français, au-delà de cette déchirure et au-delà de cette souffrance.
Je suis venu vous proposer, jeunes dAfrique, non doublier cette déchirure et cette souffrance qui ne peuvent pas être oubliées, mais de les dépasser.
Je suis venu vous proposer, jeunes dAfrique, non de ressasser ensemble le passé mais den tirer ensemble les leçons afin de regarder ensemble lavenir.
Je suis venu, jeunes dAfrique, regarder en face avec vous notre histoire commune.
LAfrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur. On sest entretué en Afrique au moins autant quen Europe. Mais il est vrai que jadis, les Européens sont venus en Afrique en conquérants. Ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances, les coutumes de vos pères. Ils ont dit à vos pères ce quils devaient penser, ce quils devaient croire, ce quils devaient faire. Ils ont coupé vos pères de leur passé, ils leur ont arraché leur âme et leurs racines. Ils ont désenchanté lAfrique.
Ils ont eu tort.
Ils nont pas vu la profondeur et la richesse de lâme africaine. Ils ont cru quils étaient supérieurs, quils étaient plus avancés, quils étaient le progrès, quils étaient la civilisation.
Ils ont eu tort.
Ils ont voulu convertir lhomme africain, ils ont voulu le façonner à leur image, ils ont cru quils avaient tous les droits, ils ont cru quils étaient tout puissants, plus puissants que les dieux de lAfrique, plus puissants que lâme africaine, plus puissants que les liens sacrés que les hommes avaient tissés patiemment pendant des millénaires avec le ciel et la terre dAfrique, plus puissants que les mystères qui venaient du fond des âges.
Ils ont eu tort.
Ils ont abîmé un art de vivre. Ils ont abîmé un imaginaire merveilleux. Ils ont abîmé une sagesse ancestrale.
Ils ont eu tort.
Ils ont créé une angoisse, un mal de vivre. Ils ont nourri la haine. Ils ont rendu plus difficile louverture aux autres, léchange, le partage parce que pour souvrir, pour échanger, pour partager, il faut être assuré de son identité, de ses valeurs, de ses convictions. Face au colonisateur, le colonisé avait fini par ne plus avoir confiance en lui, par ne plus savoir qui il était, par se laisser gagner par la peur de lautre, par la crainte de lavenir.
Le colonisateur est venu, il a pris, il sest servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail.
Il a pris mais je veux dire avec respect quil a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu féconde des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir. Je veux le dire ici, tous les colons nétaient pas des voleurs, tous les colons nétaient pas des exploiteurs.
Il y avait parmi eux des hommes mauvais mais il y avait aussi des hommes de bonne volonté, des hommes qui croyaient remplir une mission civilisatrice, des hommes qui croyaient faire le bien. Ils se trompaient mais certains étaient sincères. Ils croyaient donner la liberté, ils créaient laliénation. Ils croyaient briser les chaînes de lobscurantisme, de la superstition, de la servitude. Ils forgeaient des chaînes bien plus lourdes, ils imposaient une servitude plus pesante, car cétaient les esprits, cétaient les âmes qui étaient asservis. Ils croyaient donner lamour sans voir quils semaient la révolte et la haine.
La colonisation nest pas responsable de toutes les difficultés actuelles de lAfrique. Elle nest pas responsable des guerres sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle nest pas responsable des génocides. Elle nest pas responsable des dictateurs. Elle nest pas responsable du fanatisme. Elle nest pas responsable de la corruption, de la prévarication. Elle nest pas responsable des gaspillages et de la pollution.
Mais la colonisation fut une grande faute qui fut payée par lamertume et la souffrance de ceux qui avaient cru tout donner et qui ne comprenaient pas pourquoi on leur en voulait autant.
La colonisation fut une grande faute qui détruisit chez le colonisé lestime de soi et fit naître dans son cur cette haine de soi qui débouche toujours sur la haine des autres.
La colonisation fut une grande faute mais de cette grande faute est né lembryon dune destinée commune. Et cette idée me tient particulièrement à cur.
La colonisation fut une faute qui a changé le destin de lEurope et le destin de lAfrique et qui les a mêlés. Et ce destin commun a été scellé par le sang des Africains qui sont venus mourir dans les guerres européennes.
Et la France noublie pas ce sang africain versé pour sa liberté.
Nul ne peut faire comme si rien nétait arrivé.
Nul ne peut faire comme si cette faute navait pas été commise.
Nul ne peut faire comme si cette histoire navait pas eu lieu.
Pour le meilleur comme pour le pire, la colonisation a transformé lhomme africain et lhomme européen.
Jeunes dAfrique, vous êtes les héritiers des plus vieilles traditions africaines et vous êtes les héritiers de tout ce que lOccident a déposé dans le cur et dans lâme de lAfrique.
Jeunes dAfrique, la civilisation européenne a eu tort de se croire supérieure à celle de vos ancêtres, mais désormais la civilisation européenne vous appartient aussi.
Jeunes dAfrique, ne cédez pas à la tentation de la pureté parce quelle est une maladie, une maladie de lintelligence, et qui est ce quil y a de plus dangereux au monde.
Jeunes dAfrique, ne vous coupez pas de ce qui vous enrichit, ne vous amputez pas dune part de vous-même. La pureté est un enfermement, la pureté est une intolérance. La pureté est un fantasme qui conduit au fanatisme.
Je veux vous dire, jeunes dAfrique, que le drame de lAfrique nest pas dans une prétendue infériorité de son art, sa pensée, de sa culture. Car, pour ce qui est de lart, de la pensée et de la culture, cest lOccident qui sest mis à lécole de lAfrique.
Lart moderne doit presque tout à lAfrique. Linfluence de lAfrique a contribué à changer non seulement lidée de la beauté, non seulement le sens du rythme, de la musique, de la danse, mais même dit Senghor, la manière de marcher ou de rire du monde du XXème siècle.
Je veux donc dire, à la jeunesse dAfrique, que le drame de lAfrique ne vient pas de ce que lâme africaine serait imperméable à la logique et à la raison. Car lhomme africain est aussi logique et raisonnable que lhomme européen.
Cest en puisant dans limaginaire africain que vous ont légué vos ancêtres, cest en puisant dans les contes, dans les proverbes, dans les mythologies, dans les rites, dans ces formes qui, depuis laube des temps, se transmettent et senrichissent de génération en génération que vous trouverez limagination et la force de vous inventer un avenir qui vous soit propre, un avenir singulier qui ne ressemblera à aucun autre, où vous vous sentirez enfin libres, libres, jeunes dAfrique dêtre vous-mêmes, libre de décider par vous-mêmes.
Je suis venu vous dire que vous navez pas à avoir honte des valeurs de la civilisation africaine, quelles ne vous tirent pas vers le bas mais vers le haut, quelles sont un antidote au matérialisme et à lindividualisme qui asservissent lhomme moderne, quelles sont le plus précieux des héritages face à la déshumanisation et à laplatissement du monde.
Je suis venu vous dire que lhomme moderne qui éprouve le besoin de se réconcilier avec la nature a beaucoup à apprendre de lhomme africain qui vit en symbiose avec la nature depuis des millénaires.
Je suis venu vous dire que cette déchirure entre ces deux parts de vous-mêmes est votre plus grande force, et votre plus grande faiblesse selon que vous vous efforcerez ou non den faire la synthèse.
Mais je suis aussi venu vous dire quil y a en vous, jeunes dAfrique, deux héritages, deux sagesses, deux traditions qui se sont longtemps combattues : celle de lAfrique et celle de lEurope.
Je suis venu vous dire que cette part africaine et cette part européenne de vous-mêmes forment votre identité déchirée.
Je ne suis pas venu, jeunes dAfrique, vous donner des leçons.
Je ne suis pas venu vous faire la morale.
Mais je suis venu vous dire que la part dEurope qui est en vous est le fruit dun grand péché dorgueil de lOccident mais que cette part dEurope en vous nest pas indigne.
Car elle est lappel de la liberté, de lémancipation et de la justice et de légalité entre les femmes et les hommes.
Car elle est lappel à la raison et à la conscience universelles.
Le drame de lAfrique, cest que lhomme africain nest pas assez entré dans lhistoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont lidéal de vie est dêtre en harmonie avec la nature, ne connaît que léternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.
Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il ny a de place ni pour laventure humaine, ni pour lidée de progrès.
Dans cet univers où la nature commande tout, lhomme échappe à langoisse de lhistoire qui tenaille lhomme moderne mais lhomme reste immobile au milieu dun ordre immuable ou tout semble être écrit davance.
Jamais lhomme ne sélance vers lavenir. Jamais il ne lui vient à lidée de sortir de la répétition pour sinventer un destin.
Le problème de lAfrique et permettez à un ami de lAfrique de le dire, il est là. Le défi de lAfrique, cest dentrer davantage dans lhistoire. Cest de puiser en elle lénergie, la force, lenvie, la volonté découter et dépouser sa propre histoire.
Le problème de lAfrique, cest de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de léternel retour, cest de prendre conscience que lâge dor quelle ne cesse de regretter, ne reviendra pas pour la raison quil na jamais existé.
Le problème de lAfrique, cest quelle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de lenfance.
Le problème de lAfrique, cest que trop souvent elle juge le présent par rapport à une pureté des origines totalement imaginaire et que personne ne peut espérer ressusciter.
Le problème de lAfrique, ce nest pas de sinventer un passé plus ou moins mythique pour saider à supporter le présent mais de sinventer un avenir avec des moyens qui lui soient propres.
Le problème de lAfrique, ce nest pas de se préparer au retour du malheur, comme si celui-ci devait indéfiniment se répéter, mais de vouloir se donner les moyens de conjurer le malheur, car lAfrique a le droit au bonheur comme tous les autres continents du monde.
Le problème de lAfrique, cest de rester fidèle à elle-même sans rester immobile.
Le défi de lAfrique, cest dapprendre à regarder son accession à luniversel non comme un reniement de ce quelle est mais comme un accomplissement.
Le défi de lAfrique, cest dapprendre à se sentir lhéritière de tout ce quil y a duniversel dans toutes les civilisations humaines.
Cest de sapproprier les droits de lhomme, la démocratie, la liberté, légalité, la justice comme lhéritage commun de toutes les civilisations et de tous les hommes.
Cest de sapproprier la science et la technique modernes comme le produit de toute lintelligence humaine.
Le défi de lAfrique est celui de toutes les civilisations, de toutes les cultures, de tous les peuples qui veulent garder leur identité sans senfermer parce quils savent que lenfermement est mortel.
Les civilisations sont grandes à la mesure de leur participation au grand métissage de lesprit humain.
La faiblesse de lAfrique qui a connu sur son sol tant de civilisations brillantes, ce fut longtemps de ne pas participer assez à ce grand métissage. Elle a payé cher, lAfrique, ce désengagement du monde qui la rendue si vulnérable. Mais, de ses malheurs, lAfrique a tiré une force nouvelle en se métissant à son tour. Ce métissage, quelles que fussent les conditions douloureuses de son avènement, est la vraie force et la vraie chance de lAfrique au moment où émerge la première civilisation mondiale.
La civilisation musulmane, la chrétienté, la colonisation, au-delà des crimes et des fautes qui furent commises en leur nom et qui ne sont pas excusables, ont ouvert les curs et les mentalités africaines à luniversel et à lhistoire.
Ne vous laissez pas, jeunes dAfrique, voler votre avenir par ceux qui ne savent opposer à lintolérance que lintolérance, au racisme que le racisme.
Ne vous laissez pas, jeunes dAfrique, voler votre avenir par ceux qui veulent vous exproprier dune histoire qui vous appartient aussi parce quelle fut lhistoire douloureuse de vos parents, de vos grands-parents et de vos aïeux.
Nécoutez pas, jeunes dAfrique, ceux qui veulent faire sortir lAfrique de lhistoire au nom de la tradition parce quune Afrique ou plus rien ne changerait serait de nouveau condamnée à la servitude.
Nécoutez pas, jeunes dAfrique, ceux qui veulent vous empêcher de prendre votre part dans laventure humaine, parce que sans vous, jeunes dAfrique qui êtes la jeunesse du monde, laventure humaine sera moins belle.
Nécoutez pas jeunes dAfrique, ceux qui veulent vous déraciner, vous priver de votre identité, faire table rase de tout ce qui est africain, de toute la mystique, la religiosité, la sensibilité, la mentalité africaine, parce que pour échanger il faut avoir quelque chose à donner, parce que pour parler aux autres, il faut avoir quelque chose à leur dire.
Ecoutez plutôt, jeunes dAfrique, la grande voix du Président Senghor qui chercha toute sa vie à réconcilier les héritages et les cultures au croisement desquels les hasards et les tragédies de lhistoire avaient placé lAfrique.
Il disait, lui lenfant de Joal, qui avait été bercé par les rhapsodies des griots, il disait : « nous sommes des métis culturels, et si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message sadresse aussi aux Français et aux autres hommes ».
Il disait aussi : « le français nous a fait don de ses mots abstraits -si rares dans nos langues maternelles. Chez nous les mots sont naturellement nimbés dun halo de sève et de sang ; les mots du français eux rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit ».
Ainsi parlait Léopold Senghor qui fait honneur à tout ce que lhumanité comprend dintelligence. Ce grand poète et ce grand Africain voulait que lAfrique se mit à parler à toute lhumanité et lui écrivait en français des poèmes pour tous les hommes.
Ces poèmes étaient des chants qui parlaient, à tous les hommes, dêtres fabuleux qui gardent des fontaines, chantent dans les rivières et qui se cachent dans les arbres.
Des poèmes qui leur faisaient entendre les voix des morts du village et des ancêtres.
Des poèmes qui faisaient traverser des forêts de symboles et remonter jusquaux sources de la mémoire ancestrale que chaque peuple garde au fond de sa conscience comme ladulte garde au fond de la sienne le souvenir du bonheur de lenfance.
Car chaque peuple a connu ce temps de léternel présent, où il cherchait non à dominer lunivers mais à vivre en harmonie avec lunivers. Temps de la sensation, de linstinct, de lintuition. Temps du mystère et de linitiation. Temps mystique ou le sacré était partout, où tout était signes et correspondances. Cest le temps des magiciens, des sorciers et des chamanes. Le temps de la parole qui était grande, parce quelle se respecte et se répète de génération en génération, et transmet, de siècle en siècle, des légendes aussi anciennes que les dieux.
LAfrique a fait se ressouvenir à tous les peuples de la terre quils avaient partagé la même enfance. LAfrique en a réveillé les joies simples, les bonheurs éphémères et ce besoin, ce besoin auquel je crois moi-même tant, ce besoin de croire plutôt que de comprendre, ce besoin de ressentir plutôt que de raisonner, ce besoin dêtre en harmonie plutôt que dêtre en conquête.
Ceux qui jugent la culture africaine arriérée, ceux qui tiennent les Africains pour de grands enfants, tous ceux-là ont oublié que la Grèce antique qui nous a tant appris sur lusage de la raison avait aussi ses sorciers, ses devins, ses cultes à mystères, ses sociétés secrètes, ses bois sacrés et sa mythologie qui venait du fond des âges et dans laquelle nous puisons encore, aujourdhui, un inestimable trésor de sagesse humaine.
LAfrique qui a aussi ses grands poèmes dramatiques et ses légendes tragiques, en écoutant Sophocle, a entendu une voix plus familière quelle ne laurait crû et lOccident a reconnu dans lart africain des formes de beauté qui avaient jadis été les siennes et quil éprouvait le besoin de ressusciter.
Alors entendez, jeunes dAfrique, combien Rimbaud est africain quand il met des couleurs sur les voyelles comme tes ancêtres en mettaient sur leurs masques, « masque noir, masque rouge, masque blancet-noir ».
Ouvrez les yeux, jeunes dAfrique, et ne regardez plus, comme lont fait trop souvent vos aînés, la civilisation mondiale comme une menace pour votre identité mais la civilisation mondiale comme quelque chose qui vous appartient aussi.
Dès lors que vous reconnaîtrez dans la sagesse universelle une part de la sagesse que vous tenez de vos pères et que vous aurez la volonté de la faire fructifier, alors commencera ce que jappelle de mes vux, la Renaissance africaine.
Dès lors que vous proclamerez que lhomme africain nest pas voué à un destin qui serait fatalement tragique et que, partout en Afrique, il ne saurait y avoir dautre but que le bonheur, alors commencera la Renaissance africaine.
Dès lors que vous, jeunes dAfrique, vous déclarerez quil ne saurait y avoir dautres finalités pour une politique africaine que lunité de lAfrique et lunité du genre humain, alors commencera la Renaissance africaine.
Dès lors que vous regarderez bien en face la réalité de lAfrique et que vous la prendrez à bras le corps, alors commencera la Renaissance africaine. Car le problème de lAfrique, cest quelle est devenue un mythe que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause.
Et ce mythe empêche de regarder en face la réalité de lAfrique.
La réalité de lAfrique, cest une démographie trop forte pour une croissance économique trop faible.
La réalité de lAfrique, cest encore trop de famine, trop de misère.
La réalité de lAfrique, cest la rareté qui suscite la violence.
La réalité de lAfrique, cest le développement qui ne va pas assez vite, cest lagriculture qui ne produit pas assez, cest le manque de routes, cest le manque décoles, cest le manque dhôpitaux.
La réalité de lAfrique, cest un grand gaspillage dénergie, de courage, de talents, dintelligence.
La réalité de lAfrique, cest celle dun grand continent qui a tout pour réussir et qui ne réussit pas parce quil narrive pas à se libérer de ses mythes.
La Renaissance dont lAfrique a besoin, vous seuls, Jeunes dAfrique, vous pouvez laccomplir parce que vous seuls en aurez la force.
Cette Renaissance, je suis venu vous la proposer. Je suis venu vous la proposer pour que nous laccomplissions ensemble parce que de la Renaissance de lAfrique dépend pour une large part la Renaissance de lEurope et la Renaissance du monde.
Je sais lenvie de partir quéprouvent un si grand nombre dentre vous confrontés aux difficultés de lAfrique.
Je sais la tentation de lexil qui pousse tant de jeunes Africains à aller chercher ailleurs ce quils ne trouvent pas ici pour faire vivre leur famille.
Je sais ce quil faut de volonté, ce quil faut de courage pour tenter cette aventure, pour quitter sa patrie, la terre où lon est né, où lon a grandi, pour laisser derrière soi les lieux familiers où lon a été heureux, lamour dune mère, dun père ou dun frère et cette solidarité, cette chaleur, cet esprit communautaire qui sont si forts en Afrique.
Je sais ce quil faut de force dâme pour affronter le dépaysement, léloignement, la solitude.
Je sais ce que la plupart dentre eux doivent affronter comme épreuves, comme difficultés, comme risques.
Je sais quils iront parfois jusquà risquer leur vie pour aller jusquau bout de ce quils croient être leur rêve.
Mais je sais que rien ne les retiendra.
Car rien ne retient jamais la jeunesse quand elle se croit portée par ses rêves.
Je ne crois pas que la jeunesse africaine ne soit poussée à partir que pour fuir la misère.
Je crois que la jeunesse africaine sen va parce que, comme toutes les jeunesses, elle veut conquérir le monde.
Comme toutes les jeunesses, elle a le goût de laventure et du grand large.
Elle veut aller voir comment on vit, comment on pense, comment on travaille, comment on étudie ailleurs.
LAfrique naccomplira pas sa Renaissance en coupant les ailes de sa jeunesse. Mais lAfrique a besoin de sa jeunesse.
La Renaissance de lAfrique commencera en apprenant à la jeunesse africaine à vivre avec le monde, non à le refuser.
La jeunesse africaine doit avoir le sentiment que le monde lui appartient comme à toutes les jeunesses de la terre.
La jeunesse africaine doit avoir le sentiment que tout deviendra possible comme tout semblait possible aux hommes de la Renaissance.
Alors, je sais bien que la jeunesse africaine, ne doit pas être la seule jeunesse du monde assignée à résidence. Elle ne peut pas être la seule jeunesse du monde qui na le choix quentre la clandestinité et le repliement sur soi.
Elle doit pouvoir acquérir, hors, dAfrique la compétence et le savoir quelle ne trouverait pas chez elle.
Mais elle doit aussi à la terre africaine de mettre à son service les talents quelle aura développés. Il faut revenir bâtir lAfrique ; il faut lui apporter le savoir, la compétence le dynamisme de ses cadres. Il faut mettre un terme au pillage des élites africaines dont lAfrique a besoin pour se développer.
Ce que veut la jeunesse africaine cest de ne pas être à la merci des passeurs sans scrupules qui jouent avec votre vie.
Ce que veut la jeunesse dAfrique, cest que sa dignité soit préservée.
Cest pouvoir faire des études, cest pouvoir travailler, cest pouvoir vivre décemment. Cest au fond, ce que veut toute lAfrique. LAfrique ne veut pas de la charité. LAfrique ne veut pas daide. LAfrique ne veut pas de passe-droit.
Ce que veut lAfrique et ce quil faut lui donner, cest la solidarité, la compréhension et le respect.
Ce que veut lAfrique, ce nest pas que lon prenne son avenir en main, ce nest pas que lon pense à sa place, ce nest pas que lon décide à sa place.
Ce que veut lAfrique est ce que veut la France, cest la coopération, cest lassociation, cest le partenariat entre des nations égales en droits et en devoirs.
Jeunesse africaine, vous voulez la démocratie, vous voulez la liberté, vous voulez la justice, vous voulez le Droit ? Cest à vous den décider. La France ne décidera pas à votre place. Mais si vous choisissez la démocratie, la liberté, la justice et le Droit, alors la France sassociera à vous pour les construire.
Jeunes dAfrique, la mondialisation telle quelle se fait ne vous plaît pas. LAfrique a payé trop cher le mirage du collectivisme et du progressisme pour céder à celui du laisser-faire.
Jeunes dAfrique vous croyez que le libre échange est bénéfique mais que ce nest pas une religion. Vous croyez que la concurrence est un moyen mais que ce nest pas une fin en soi. Vous ne croyez pas au laisser-faire. Vous savez quà être trop naïve, lAfrique serait condamnée à devenir la proie des prédateurs du monde entier. Et cela vous ne le voulez pas. Vous voulez une autre mondialisation, avec plus dhumanité, avec plus de justice, avec plus de règles.
Je suis venu vous dire que la France la veut aussi. Elle veut se battre avec lEurope, elle veut se battre avec lAfrique, elle veut se battre avec tous ceux, qui dans le monde, veulent changer la mondialisation. Si lAfrique, la France et lEurope le veulent ensemble, alors nous réussirons. Mais nous ne pouvons pas exprimer une volonté votre place.
Jeunes dAfrique, vous voulez le développement, vous voulez la croissance, vous voulez la hausse du niveau de vie.
Mais le voulez-vous vraiment ? Voulez-vous que cesse larbitraire, la corruption, la violence ? Voulez-vous que la propriété soit respectée, que largent soit investi au lieu dêtre détourné ? Voulez-vous que lÉtat se remette à faire son métier, quil soit allégé des bureaucraties qui létouffent, quil soit libéré du parasitisme, du clientélisme, que son autorité soit restaurée, quil domine les féodalités, quil domine les corporatismes ? Voulez-vous que partout règne lÉtat de droit qui permet à chacun de savoir raisonnablement ce quil peut attendre des autres ?
Si vous le voulez, alors la France sera à vos côtés pour lexiger, mais personne ne le voudra à votre place.
Voulez-vous quil ny ait plus de famine sur la terre africaine ? Voulez-vous que, sur la terre africaine, il ny ait plus jamais un seul enfant qui meure de faim ? Alors cherchez lautosuffisance alimentaire. Alors développez les cultures vivrières. LAfrique a dabord besoin de produire pour se nourrir. Si cest ce que vous voulez, jeunes dAfrique, vous tenez entre vos mains lavenir de lAfrique, et la France travaillera avec vous pour bâtir cet avenir.
Vous voulez lutter contre la pollution ? Vous voulez que le développement soit durable ? Vous voulez que les générations actuelles ne vivent plus au détriment des générations futures ? Vous voulez que chacun paye le véritable coût de ce quil consomme ? Vous voulez développer les technologies propres ? Cest à vous de le décider. Mais si vous le décidez, la France sera à vos côtés.
Vous voulez la paix sur le continent africain ? Vous voulez la sécurité collective ? Vous voulez le règlement pacifique des conflits ? Vous voulez mettre fin au cycle infernal de la vengeance et de la haine ? Cest à vous, mes amis africains, de le décider . Et si vous le décidez, la France sera à vos côtés, comme une amie indéfectible, mais la France ne peut pas vouloir à la place de la jeunesse dAfrique.
Vous voulez lunité africaine ? La France le souhaite aussi.
Parce que la France souhaite lunité de lAfrique, car lunité de lAfrique rendra lAfrique aux Africains.
Ce que veut faire la France avec lAfrique, cest regarder en face les réalités. Cest faire la politique des réalités et non plus la politique des mythes.
Ce que la France veut faire avec lAfrique, cest le co-développement, cest-à-dire le développement partagé.
La France veut avec lAfrique des projets communs, des pôles de compétitivité communs, des universités communes, des laboratoires communs.
Ce que la France veut faire avec lAfrique, cest élaborer une stratégie commune dans la mondialisation.
Ce que la France veut faire avec lAfrique, cest une politique dimmigration négociée ensemble, décidée ensemble pour que la jeunesse africaine puisse être accueillie en France et dans toute lEurope avec dignité et avec respect.
Ce que la France veut faire avec lAfrique, cest une alliance de la jeunesse française et de la jeunesse africaine pour que le monde de demain soit un monde meilleur.
Ce que veut faire la France avec lAfrique, cest préparer lavènement de lEurafrique, ce grand destin commun qui attend lEurope et lAfrique.
A ceux qui, en Afrique, regardent avec méfiance ce grand projet de lUnion Méditerranéenne que la France a proposé à tous les pays riverains de la Méditerranée, je veux dire que, dans lesprit de la France, il ne sagit nullement de mettre à lécart lAfrique, qui sétend au sud du Sahara mais, quau contraire, il sagit de faire de cette Union le pivot de lEurafrique, la première étape du plus grand rêve de paix et de prospérité quEuropéens et Africains sont capables de concevoir ensemble.
Alors, mes chers Amis, alors seulement, lenfant noir de Camara Laye, à genoux dans le silence de la nuit africaine, saura et comprendra quil peut lever la tête et regarder avec confiance lavenir. Et cet enfant noir de Camara Laye, il sentira réconciliées en lui les deux parts de lui-même. Et il se sentira enfin un homme comme tous les autres hommes de lhumanité.
Je vous remercie.
P.S. Une autre version de ce discours circule sur le net, dans laquelle le Président Sarkozy sadresse à ses interlocuteurs en les tutoyant. Comme seul le prononcé fait foi dans les discours officiels, il faut donc que chacun arrive à démêler le vrai du faux. La version dont je parle, vous pourrez la trouver sur le sur le lien suivant :
http://www.moor.csm6t.org/index.php?option=com_content&task=view&id=260&Itemid=1