Kangni Alem : « Le concert-party amélioré, raccourci, correspondrait bien à notre époque pressée qui a envie de rire vite et bien ».
Ecrivain, metteur en scène et professeur de lettres aux universités de Lomé et de Kara entre autres, Kangni Alem ( Kangni Alemdjrodo à l’état civil) a animé du 31 août au 4 septembre 2015 pour le compte du Studio Théâtre d’Art de Lomé, un atelier théorique et pratique à l’intention d’une dizaine de comédiens, metteurs en scène et conteurs professionnels du Togo. L’occasion était belle, entre deux séances de travail, pour l’interroger sur quelques aspects de la formation qu’il a donnée et qui a porté sur le théâtre épique de Brecht et notre concert-party national ou sous régional. Au-delà, il n’a pas manqué d’aborder la question des responsabilités, celles de l’Etat et du privé, dans la formation des artistes.
On vous connaît comme écrivain mais vous êtes également enseignant d’université. Y-a-t-il une différence entre ce que vous enseignez à vos étudiants à l’université et ce que vous avez transmis aux stagiaires durant ces cinq jours ?
L’enseignement à l’université est essentiellement théorique, il concerne l’esthétique théâtrale dans une perspective globale et spécifique, les grands courants qui traversent le théâtre européen et africain, avec pour finalité la recherche sur des sujets généraux ou pointus touchant à l’histoire diachronique du théâtre. Il y a peu de place pour la pratique si l’on envisage le cours sous cet angle-là, car je n’enseigne pas dans un département de théâtre mais de lettres, où le théâtre est envisagé comme un genre littéraire complexe. L’atelier que j’ai animé a pris la forme d’un séminaire de master professionnel alliant théorie et pratique. C’est un pari, allier le savoir académique à la pratique du genre, donner aux comédiens du grain à moudre, les sensibiliser à une grande esthétique théâtrale du XXe siècle, le théâtre épique de Brecht, et à une forme moins élaborée théoriquement, mais riche socialement et scéniquement, le concert-party, pour leur montrer ce qui fait la force et la faiblesse de ces deux entités. On peut raisonnablement croire que l’atelier est plus riche, plus complet, du moins en termes de rendement. Les comédiens apprennent et s’exercent, l’animateur que je suis étant là juste pour aiguillonner leur curiosité, mettre en jeu éventuellement les limites de leur pratique mais en aucun cas je ne suis pas là pour les juger. Ce n’est ni un examen ni un « master class » mais bel et bien un atelier réflexif et pratique a minima. Au-delà, il reste la possibilité à chaque comédien d’aller plus loin dans les sujets, en complétant la formation par des lectures personnelles.
D’après vous, les acteurs togolais sont-ils suffisamment outillés pour l’exercice de leur métier ?
J’ai eu à poser la question aux participants à l’atelier. Le sentiment général et unanime est que la formation théâtrale n’existe que sur le tas, au Togo. Aucune école professionnelle n’a pignon sur rue au pays des Eklu Natey et autres Sanvee Allouwassio. Les entreprises du genre Studio Théâtre sont une exception qui confirme la règle de l’absence de la formation professionnelle. Et vous parlez d’outillage, c’est-à-dire des contenus qui enseignent les moyens de la pratique. L’usage de la musique par exemple est assez pauvre dans le théâtre togolais, car tous les metteurs en scène ne l’envisagent pas comme un second axe de la narration, comme on le voit dans le théâtre épique voire dans les spectacles d’une Werewere Liking ! Le chant est pourtant une culture accessible chez nous, mais à force de ne pas le questionner, de ne pas l’enseigner, sa portée est égale à celle d’un simple effet sonore, comme dans le théâtre radiophonique. L’acteur togolais est doué souvent corporellement, mais il lui manque la plupart du temps la maîtrise des autres éléments qui le rendraient complet. Et ce n’est pas de sa faute.
Le Studio Théâtre d’Art de Lomé est souvent présenté par ses initiateurs comme une alternative privée à l’absence au Togo d’un Institut National de formation aux métiers de la scène. D’après vous, pourquoi l’Etat togolais tarde-t-il à mettre en place un tel cadre de formation ?
Je ne sais s’il appartient exclusivement à l’état togolais de mettre en place la formation professionnelle théâtrale. Des lieux pour exercer, oui là je serais d’accord. Le Studio Théâtre d’Art est un embryon qui doit aussi évoluer dans un sens conventionnel, avec l’objectif de délivrer des diplômes homologués. Cela suppose de sortir du cri, de la récrimination pour se positionner sur le marché du travail et de la formation professionnelle. Le marché de l’enseignement professionnel est totalement libéralisé en Afrique depuis une dizaine d’années, donc je crois qu’il faut en prendre acte et afficher clairement ses propres objectifs. La création d’un institut national de formation aux métiers de la scène a du sens, je n’en disconviens pas, mais pour un marché local, la saturation est prévisible. Dans la sous-région, il y a Abidjan. Le Nigeria forme peu ses acteurs au cinéma, mais son cinéma explose, tout comme le Ghana. Vous avez là l’amorce d’un débat intéressant, mais je crois que l’explosion des masters pro est une solution pour la mise en orbite de ce type d’institution. Il n’est pas exclu que l’université de Lomé pallie à cette absence-là dans les années à venir en ouvrant la filière appropriée.
Quel est le lien entre le théâtre de Brecht et le concert-party ?
A priori aucun. Ni dans le temps ni dans l’espace. Tout au plus peut-on parler de coïncidences qui sont autant d’hypothèses de travail pour les théâtrologues et les comédiens que cette affaire intéresse encore. Brecht a élaboré une esthétique et l’a mise en pratique. Le concert-party c’est la marmite du pauvre, anthropologiquement on y trouve tout, mais diététiquement on peut améliorer le contenu de la marmite et l’adapter aux goûts nouveaux. L’usage de la musique à des fins didactiques et du jeu distancié par exemple sont les éléments de travail que j’ai abordés avec les comédiens à l’atelier. Dans mes travaux d’universitaire sur le concert-party, j’ai tiré quelques leçons que j’enseigne : un, c’est une forme qui se rapproche du théâtre épique par son côté dialectique. De deux, il faut pousser loin la leçon du travestissement, en ce sens que si dans le concert-party traditionnel les rôles de femmes étaient joués par des hommes, on peut ériger l’inverse en règle absolue. Nous vivons un siècle où les femmes ont des choses à dire sur les hommes, éternels confiscateurs de la parole, il est temps que les femmes imitent les hommes pour le meilleur du jeu théâtral. Troisièmement, renforcer le rôle de l’orchestre par des compositions appropriées créerait une collaboration sans précédent entre les compositeurs de musique et les metteurs en scène de théâtre, les comédiens chanteurs (ou chanteuses), ce serait une collaboration fructueuse et commercialement intéressante, puisque les chansons seraient ensuite revendues sur le marché, avec un marketing plus approprié que ce que faisait feu Alognon Degbevi. Frédéric Gakpara l’a tenté, mais il n’a pas systématisé le procédé. Le Gospel song ne fait que cela de nos jours. Enfin, il faut ramener le texte au concert-party, pour éviter les spectacles parfois inutilement bavards. Mais le texte que je préconise est de l’ordre du canevas avec une partie entièrement écrite et une autre totalement improvisée. Le concert-party amélioré, raccourci, correspondrait bien à notre époque pressée qui a envie de rire vite et bien. En 2013, j’ai testé quelques-unes desdites leçons au Mills College en Californie avec des étudiants, le résultat était plus que probant.
On associe volontiers le désintérêt du public togolais à l’égard du théâtre avec l’incapacité des artistes de la scène togolais à s’approprier l’héritage du concert-party. Etes-vous de cet avis ?
Pour qui faisons-nous le théâtre, telle était la question première à laquelle Brecht a répondu en inventant le théâtre épique dans son pays, l’Allemagne, et en s’éloignant du diktat de la poétique d’Aristote. Dans les années 90 le public togolais courait au théâtre parce que c’était le lieu nouveau de la liberté d’expression longtemps confisquée. Les journaux font leur comédie désormais, la parole même la plus ultra libérée n’attire pas. Le hip hop a refermé le cycle. Quant au concert-party, il est vieillot, car les maîtres s’accrochent à ses oripeaux langagiers. Du coup les jeunes comédiens ne lui trouvent aucun intérêt. Souvenez-vous du débat qui a eu lieu lors d’une édition du festival Filbleu en 2012 entre Marc Agbedjidji (contempteur) et Frédéric Gakpara (défenseur) à propos du genre. Personnellement, je me situerai dans le camp des défenseurs. La richesse du concert-party est une évidence prouvée par les chercheurs, mais son efficacité théâtrale est à repenser. Frédéric Gakpara et Hubert Arouna l’ont expérimenté, mais il faut encore approfondir le travail. L’héritage n’aura du sens qu’à ce prix-là, car pour moi le vieux concert-party est mort et bien mort, il est devenu un cadavre de magicien, il est temps de faire place au nouveau concert-party !
Quel(s) étai(en)t le(s) niveau(x) des apprenants ?
Niveau bac, avec plusieurs années de pratique dans des troupes privées ou officielles. Un très bon niveau pour assimiler la théorie qui nourrit la pratique, ou qui doit absolument la nourrir.