Rendez-vous avec l’heure qui blesse

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téléchargementC’est un livre que j’aurais mis plusieurs mois à lire, si je n’avais pas reçu ce coup de fil d’Edem Kodjo, un après-midi du mois de mai. « Petit frère, je te dérange ? » J’avais souri, au contraire, chaque fois qu’il m’appelle, même en pleine sieste, c’est un plaisir d’érotomane qui me saisit. Il y a de ces amitiés qui font du bien à l’intellect. « As-tu lu le dernier Gaston-Paul Effa ? »

Non, ai-je répondu, je pensais l’acheter mais je ne l’avais pas encore commandé. Alors, pendant trente minutes au moins, Edem Kodjo me raconte Rendez-vous avec l’heure qui blesse, le roman de l’écrivain camerounais Gaston-Paul Effa, paru en 2015 aux éditions Gallimard, dans la même collection Continents Noirs où Kodjo et moi avions aussi publié quelque livre, autrefois. L’enthousiasme de Kodjo portait sur un point, crucial pour qui a déjà lu le romancier camerounais : son écriture. Condensé de profondeur du propos et de phrases dont la poésie est la principale caractéristique. Le sujet du livre était plus qu’approprié pour ce double exercice, à la fois de réflexion et de style : raconter la vie du vétérinaire martiniquais Raphaël Elizé, premier maire noir d’une ville de France métropolitaine, dont la vie allait se trouver profondément bouleversé avec l’occupation allemande, au cours de la Seconde Guerre mondiale ! Déporté au camp de Buchenwald en 1944, il connaîtra comme tous les autres prisonniers les affres des atrocités nazies. Cela faisait longtemps que la question des camps de concentration intéressait le romancier camerounais, par ailleurs professeur de philosophie. Dans plusieurs livres d’entretiens avec des intellectuels juifs, il avait tenté d’approcher la question du mal absolu. Il réussit le pari dans ce roman, où le vétérinaire (l’homme qui soigne les animaux, même ceux des Nazis) analyse dans une torpeur douloureuse la destruction de l’homme par l’homme, et l’amour que l’humain porte aux animaux, de façon sensible et paradoxale : « La légende disait que la nourriture de [Blondi] si choyé préoccupait davantage le Führer que la sienne propre. Blondi avait des repas plus raffinés que ceux de la famille de Hitler, au point qu’Eva Braun donnait des coups de pied au chien sous la table, pour exprimer son sentiment de l’injustice faite à ses deux teckels… Tout ce qui existait comme accessoire pour humains, parfum, savon parfumé, bijoux, fut acheté par le maître sans regarder à la dépense… je n’eus pas la force de soutenir le regard de cet animal suffisant et je dirais presque : suffisant. »

           Image-142-630x0 Voici le premier roman de sa carrière, où Gaston-Paul Effa ne parle pas de lui, enfin, ne parle pas de son enfance. Au contraire, on y a rendez-vous avec la force de l’homme devant l’arbitraire et le ravalement à la bête, à travers le destin brutal d’un noir, c’est-à-dire, dans la hiérarchie nazie, de quelque chose de plus bas que le polonais, de plus bas que le juif ! Le jour du bombardement du camp de Buchenwald, Raphaël Elizé criait : « Bon dieu, qu’ils nous tuent tous et que l’humanité soit débarrassée de ces barbares ». C’est à nous tous qu’il donnait un rendez-vous particulier. Et la fiction est là pour rendre sensible et possible ledit rendez-vous, pour que l’horreur n’ait pas le dernier mot.

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