Le jazz est une planète. Tout collectionneur de cette musique a ses règles pour déambuler dans ses vallées, collines et déclivités. Depuis des années que j’entasse les disques, ma motivation première n’a jamais varié: n’acheter, en priorité, que ceux dont un ou plusieurs titres font une référence explicite à l’Afrique. C’est plus fort que moi. Depuis le jour où, dans un magasin du grand marché de Lomé, je suis tombé par hasard sur l’album « Dakar » du saxophoniste John Coltrane, j’ai eu l’intuition que ma démarche de collectionneur allait me conduire à une compréhension et une appréciation personnelles de cette musique que d’aucuns de mes amis considéraient à tort comme bruyante (exercice d’écoute avec Sun Ra) et/ou désespérée (exercice d’écoute de Summertime exécuté par Albert Ayler).
« Dakar » de Coltrane fut un choc, une confirmation de mon intuition, tant ce disque, par le son, évoquait tout sauf la géographie de la capitale du Sénégal ou ses rythmes chers au poète Senghor! Et pour cause, toute la composition du titre éponyme prend appui sur une balade norvégienne, autant dire que les sources africaines du morceau relèvent de la fantasmagorie. On croirait lire La Polka, « roman africain », sous la plume de l’écrivain togolais Kossi Efoui! Plus tard, j’ai compris la relation de Coltrane à l’Afrique en écoutant son Africa/Brass: ce qu’il y aurait « d’africain » dans le jazz, par-delà quelques emprunts rythmiques précis, c’est aussi ce qu’il y a de cosmopolite dans le croisement même des rythmes et des techniques. Car en effet, de Miles Davis (Filles de Kilimanjaro, Nefertiti) à Oscar Peterson (Nigerian Marketplace) en passant par Randy Weston (African Nite), Herbie Hancock (Dis is da drum, hommage à la culture youruba), Abdullah Ibrahim (Ekapa Lodumo), Pharoah Sanders (Tauhid), Romano, Sclavis, Texier (Suite Africaine), The Jazz Crusaders (Appointment in Ghana), Curtis Amy & Dupree Bolton (Katanga), Horace Silver (Message from Kenya), Art Blakey & The Afro Drum Ensemble (Obirin African, Woman of Africa), Wayne Shorter (Black Nile), Lee Morgan (Zambia, Mr Kenyatta), Cannonball Aderly (Marabi), McCoy Tyner (The man from Tanganyika), et j’en passe, l’Afrique demeure un territoire fertile où le dialogue des musiciens avec sa réalité procède de la sublimation.
Preuve en est tout le travail accompli par Duke Ellington avec ses suites africaines ( Togo Brava Suite, Liberian Suite), croisement des imaginaires musicales du Duke et de sa vision parfois lointaine du continent, mais toujours positive, roborative. Ou l’image de l’Egypte à travers le délire des engins phonogènes d’un Sun Ra dans Nubia ou Watusa (Angels and demons at Play). La seule musique qui me donne, par son romantisme, l’impression de repousser la mort, le jazz, ne pouvait approcher l’Afrique que par ses aspects lumineux, énergiques et branchés sur les autres cultures musicales du monde. Et ce n’est pas Don Cherry qui me démentira, lui dont le suffoquant « Togo » (cf. l’album Old and New Dreams) a ceci de commun avec ma conclusion qu’il s’inspire d’un chant traditionnel du Ghana, mais laisse libre cours à un affect musical séduisant et une technicité métissée qui font que l’Afrique, thématique et pensée musicale, n’a rien de statique ni de folklorique durant les 5 minutes 41 secondes d’écoute. L’Afrique selon le jazz? Un point de non-retour. Par-delà la rythmique, la vocalité, la couleur mélodique ou le chant, un territoire politiquement et musicalement structurant, à en croire Philippe Carles et Jean-Louis Comolli dans leur ouvrage culte, Free Jazz, Black Power (Gallimard, Folio, n°3400). Au fait, pourquoi je vous raconte tout cela? Parce que se tient actuellement du 1er au 10 juillet le Togoville Jazz festival, et qu’un ami m’a rapporté avoir entendu le promoteur du festival déclarer sur une télé ceci: « Quand on écoute Agbadja, c’est du jazz qu’on écoute ». Ce n’est pas faux, mais pour que l’évidence soit acceptée, il faudrait expliquer comment les rythmiques de ces deux genres musicaux finissent par se rejoindre. Bon festival aux amateurs de cette musique qui nous tire vers les profondeurs de l’expérience humaine.