Souvent pour expliquer labsence ou la rareté des fictions africaines sur le thème de lesclavage et des traites négrières, on évoque la thèse de la quasi simultanéité entre les dates des dernières Abolitions et le début des aventures coloniales en Afrique, manière de dire quon serait trop vite passé dune préoccupation à une autre. Force est pourtant de constater que les brûlures de ces temps de honte et darbitraire nont pas fini de tarauder les consciences des nations modernes.
Si la genèse des textes littéraires a souvent partie liée avec les spécificités des contextes dénonciation, il suffit de parcourir la bibliographie romanesque de quelques pays africains ayant payé un tribut lourd à la saignée esclavagiste pour toucher du doigt lampleur du silence quant au traitement du sujet par la fiction. Quil soit togolais, béninois, nigérian ou angolais, lécrivain de ces contrées semble reléguer aux oubliettes des pans entiers dun phénomène qui a quand même duré presque mille ans et connu trois phases principales : celle des traites antiques internes à lAfrique (environ 14 millions de victimes, estiment les historiens), celle de la traite orientale touchant le monde musulman entre le 7e et le 19e siècle, et enfin la traite occidentale, la plus référencée, entre le 16e et le 19e siècle Sur le point qui concerne les traites internes ou domestiques surtout, la faiblesse relative du nombre des études consacrées à lesclavage domestique par les historiens africains contraste fortement avec lancienneté du phénomène, sa généralisation à léchelle du continent, son ampleur variable dune époque à une autre, le rôle et les fonctions des esclaves dans tous les domaines dactivités, la diversité de leur statut social.
Lamnésie sélective des écrivains dAfrique rappelle étrangement celle des auteurs dHaïti, la « première République Noire » où, de manière paradoxale, et peut-être logique, la question de lesclavage est quasiment absente dans la littérature de fiction. Comment expliquer cette désensibilisation à la question de lesclavage dans la littérature dHaïti ? Primo, on peut évoquer ce facteur majeur, cest dire le fait que lévénement retenu comme acte fondateur de la nation haïtienne soit une épopée libératrice, synonyme délimination de lesclavage, alors que dans la majorité des pays du Nouveau Monde, laccession à la souveraineté nationale ne sest pas accompagnée de labolition de la servitude. Secundo, léradication de linstitution servile dans ce pays sest effectuée dans un processus de ruptures historiques riches en révoltes symboliques décisives. Ce qui nest pas le cas de lAfrique, profiteuse par défaut des Abolitions décidées par les Autres.
Au niveau de la symbolique comme de lidéologie, les luttes pour la décolonisation et les indépendances ont nourri la littérature africaine. Pour peu glorieuse quelle paraisse, la thématique de lesclavage devrait permettre un retour enrichissant sur les mentalités dépoque, les relations socio-raciales, les structures économiques et les représentations identitaires. Point besoin de le répéter, la prégnance de la mentalité esclavagiste est déterminante dans les relations précoloniales et contemporaines de lAfrique avec ses voisins proches et lointains. Ce que lhistorien béninois Félix Iroko résume ainsi de façon brutale dans son essai controversé La côte des esclaves et la traite atlantique : « Quand nous disons de nos jours que la vie dun être humain na pas de prix, cest au regard des valeurs morales contemporaines. Lhomme, replacé dans le contexte de lépoque, navait pas une grande valeur. La chosification du Noir par le Blanc apparaissait à maints égards, comme une rallonge de sa banalisation par dautres Noirs plus puissants, à lintérieur même du continent. Tout raisonnement ( ) sur la traite négrière ( ) devrait tenir compte des mentalités, des faits et gestes de lépoque » (pp. 186-187)
Explorer par la littérature le sujet, en étant conscient de cette mise en garde, peut déboucher sur une transfiguration rédemptrice de la thématique doù découleraient des réponses variées qui peuvent nous rendre circonspects vis-à-vis des généralisations. Mais où trouver les mécanismes subtils dun tel dépassement si la fiction africaine persiste et signe dans son refus de sattaquer au tabou ?
P.S. Il y a quand même quelques titres dans la littérature africaine, même sils ne sont pas nombreux, qui traitent du sujet. Le premier à attirer lattention sur la particularité de lhistoire des traites entre Arabes et Africains a été lécrivain malien Yambo Ouologuem. Son iconoclaste Devoir de violence (Seuil, 1968, Le Serpent à Plumes, 2003) réécrit un chapitre important de la colonisation arabo-islamique de lAfrique, mais aussi pointe du doigt lantériorité dun système esclavagiste que les conquérants arabes ont découvert à leur arrivée. Lorsquen 1985, le Centrafricain Etienne Goyemidé aborde le thème de lesclavage au cur de lAfrique, son point de vue rejoindra celui de Ouologuem. Son roman, Le Dernier Survivant de la caravane (Le Serpent à Plumes, 1998), relate la violente razzia dun petit village africain par des « hommes vêtus de noir, à la tête enturbannée et au nez crochu couleur de cuivre » (p. 41). Lauteur laisse peu de doute quant à lidentité réelle de ces agresseurs montés sur des animaux bizarres : les chevaux, moyen privilégié des marchands musulmans déferlant des côtes orientales de lAfrique pour asservir les populations païennes, incroyantes et hérétiques, et farouchement sûrs de leur bon droit, à linstar du célèbre Tippo Tipp, dont les justifications sans concession résonnent encore dans les pages des livres dhistoire : « Si nous achetons des hommes, cest quon nous offre de nous les vendre et que nous ne pourrions pas nous les procurer autrement. Et ils vaut beaucoup mieux pour eux, quils tombent entre nos mains quentre celles des tribus ennemies (
) qui les massacrent, les épuisent et les abrutissent. » Originaires de Zanzibar et de Tanzanie, respectivement, deux régions où traites intérieures et orientale se sont presque croisées à une époque, Abdulrazak Gurnah et Adam Shafi Adam proposent, en filigrane dans leurs uvres, deux visions complémentaires de la féodalité arabe à travers Paradis (Serpent à Plumes, 1999) et Les girofliers de Zanzibar(Le Sepent à Plumes, 1998). La persistance de la mentalité esclavagiste dans les rapports sociaux dans lAfrique contemporaine, tel pourrait être le résumé du roman du Mauritanien Beyrouk, Et le ciel a oublié de pleuvoir (Dapper, 2006), dont la trame rappelle, dans une contrée à la mémoire inapaisée, la difficulté des amours entre races Noires et Blanches. Pelourinho (Seuil, 1995), lhermétique roman du Guinéen Tierno Monénembo déroule, à rebours, lhistoire dun créateur africain se rendant au Brésil à la recherche de ses racines ! La stratégie de la quête est ici plus complexe, comme pour faire écho à la singularité des rapports entre le Brésil et le continent. Même si la mort guette les héros « brésiliens » de Monénembo, la problématique du retour y est moins apocalyptique, comme cest le cas dans le roman historique de Syl Cheney-Coker, The Last harmattan of Alusine Dunbar (Heinemann, 1990), où lenchantement des pionniers Noirs venus dAmérique pour fonder la colonie de la Sierra Leone finit en revanche et règlements de compte.