1. Portrait du poète en éléphant
Et jai beau relire cinq à sept fois le recueil de poésie de Gabriel Okoundji, Lâme blessée dun éléphant noir. Quelque chose mintrigue, qui nest pas dû forcément à ma relative incapacité à capter le fait poétique brut linverse de celui quon trouve diffus dans un roman ou une nouvelle , qui nest pas dû, non plus, à lintellectualité des vers de Gabriel Okoundji, lesquels réussissent malgré tout à traduire les sentiments réels dune âme en pleine interrogation :
Pour une nuit nocturne de septembre à octobre
voici deux pas de lune damnés condamnés au silence
quimporte que le rêve seffeuille et que tombe lillusion
le miracle demeure. (p. 19)
Et je finis par me dire que ce qui mintrigue vient, peut-être, du fait que cette poésie ne cadre pas avec le peu que jai lu jusque-là, une production encore dominée par lesbroufe et limitation servile de quelques épigones connus. À linstar du tchadien Nimrod, avec lequel le poète congolais partage une certaine vision du mot, la poésie que voici fuit le rythme facile ou supposé « naturel » pour créer un tempo propre, jouant de lespace de la page (classique), de la voix intérieure prêtée au lecteur (moins classique), du sens généré par la combinaison de ces deux modalités, et la non-conventionnalité de la chute du vers, comme dans lexemple qui suit :
LHomme a soulevé la pierre pour exiger le silence
on a dit : Silence
que pierre tombe et que meure la panthère
on a dit : Silence
la panthère périra
avec sa peau de panthère
avec son âme et
son sang de panthère pour sauver
sa foi (p. 30)
Il semble que cette poésie très intime tire son originalité de sa posture subjective, ainsi que le rappelle Okoundji dans le texte liminaire au recueil, « À lombre du Silex ». Il y est rappelé, notamment, que « le poète est avant tout un homme plongé dans le long fleuve de son histoire » (p. 10), mais aussi quil nindique pas de chemin, en revanche serait celui « qui aide à saisir lindicible et limpalpable, ( ) percevoir le chemin qui conduit à la découverte de ce que lhistoire humaine risquerait de perdre un jour, faute de clairvoyance » (p. 10). Question de mémoire, en somme : transformer lexpérience personnelle, fût-elle douloureuse, en émotion fondamentale, sans prétention, offrir en partage sa propre traversée de la vie, laquelle pour être personnelle nen est pas moins commune, à la différence près quil faut trouver les mots qui rendent universelles les épreuves, trahisons et autres joies fugaces connues le long du chemin qui mène à la mort solitaire. « La panthère va mourir de sa propre mort », (p. 42) certes, mais labsence dhéritier nimplique pas labsence dune mémoire rêvée déléphant !
Gabriel OKOUNDJI, Lâme blessée dun éléphant noir, William Blake & CO. Éditeur, Bordeaux, 2002, ISBN 2-84103-121-7, Prix : 10 euros.
2. Quête de sérénité
Si la perte de sa mère, le 30 juillet 2003, dans un village reculé du Congo dit Brazzaville, nest pas le nud premier de ce cinquième recueil poétique de Gabriel Okoundji, il nen demeure pas moins que la référence explicite que le poète y fait dans une postface travaillée et sensible donne à Vent fou me frappe, eu égard à la tonalité densemble des poèmes compilés, un ton rétrospectivement juste. Quand la nouvelle du décès tombe, le poète est troublé :
Ma mère ô ma mère tu ne sais pas !
la lune et la foudre fabriquent le vertige qui coule dans ma peau
ma naissance nest pas arrivée
jénumère sans cesse le nombre vide de mon âge
Mon âme est abîme de mon sang couleur de nuées brûlantes (p. 95)
Si jen crois Roberto Juarroz (Poésie et réalité), « la parole poétique », véritablement et mieux que le silence, « est la condition pour supporter labîme ; sinon il ne resterait que le vertige de la chute. » Or depuis toujours, la poésie de Gabriel Okoundji na recherché que cela : circonvenir le vertige irrémédiablement lié à la question de la chute, en puisant dans la mémoire de ses racines lélément nécessaire à la sérénité devant la destinée :
le grand soleil frappe sa flamme sur la pierre
mais jamais la pierre ne peine
et comment passer sous silence pareille énigme ?
nous avons lart, mon ombre et moi,
de ne pas mourir de silence (p. 24)
Doù ce long « monologue dun mortel », lune des plus belles séquences du recueil (pp. 21-41). Le poète ny pleure jamais, la lamentation nest pas son fonds de commerce. Au contraire, il traque, au milieu des semences « détoiles de sang et de feu », « un peu démerveillement (
) pour se laver le cur/de ces sédiments dune douleur qui a le don des larmes » (p. 27). Doù aussi ce retour surprenant, à la fin du recueil, au monde de lenfance et à ses comptines futiles et surprenantes : le poème Okarina (p. 73) a la fraîcheur des chansons populaires du terroir Okondo ; on y rencontre un certain Johnny Walker, assassin trompé, dont se moquent les enfants en chantant debout. Pouvoir rire de la mort ? Luxe suprême, possible quand on a compris lessentiel, à savoir que « lHomme doit mourir pour quil mûrisse et la mort de lHomme devenu vieux ne gâte jamais la mort
» (p. 11) Il ny a pas de plus sereine oraison funèbre pour une mère disparue (trop tôt ?) loin des yeux du fils.
Gabriel Okoundji, Vent fou me frappe, poèmes, éd. Fédérop (La Pont du Rôle 24680 Gardonne), 2003, 13 .