Décidément, le Noma Award aime les romancières africaines. Après Mariama Ba, dont le classique Une si longue lettre avait obtenu le prix en 1980, les jurés de ce prix
doté par une fondation japonaise viennent de laccorder pour 2005, après le vide de 2004 (prix non décerné) à la romancière et dramaturge ivoiro-camerounaise W. Liking, dont la réputation dicône et de créatrice brillante nest plus à démontrer.
Le roman de Werewere Liking emprunte sa forme à un genre que lauteure a inventé elle-même : le chant roman. Il y a dans ce mélange de récits et de chants poétiques, linfluence manifeste du théâtre auquel Liking a consacré sa vie et sa carrière. La forme surprend, elle est même parfois agréable pour faire des pauses dans une lecture longue, souvent déroutante. La thématique du roman par contre est très classique : lauteur évoque dans cette cinquième prose poétique des valeurs essentielles : le culte des ancêtres, la femme comme mémoire du pays et surtout le silence imposé au sujet des héros révolutionnaires des indépendances africaines.
Ce roman-fleuve aux allures autobiographiques souvre sur une référence aux femmes-symboles. La petite héroïne, Fitina Halla Njockè, assimilée métaphoriquement à sa grand-mère, la Grande Halla ou Grand Madja, qui sera son initiatrice et sa source dinspiration, dévoile son appartenance et son attachement au clan ainsi quà la noblesse de sa lignée.
Elle rappelle en outre la primauté de léducation parmi les valeurs fondamentales : le respect des tabous, la quête de la dignité de lhomme, valeurs inculquées par trois femmes du même clan : tante Roz, sa mère Naja et Grand Madja, ces femmes talentueuses dont on masque le savoir-faire dans les choses de lamour comme dans celles de la guerre. De par son père, lhéroïne a hérité un certain sens du beau, de lesthétique. Quant à son sens de léthique, elle le doit aux ancêtres, en loccurrence grand Pa Helly qui « lui offrit son premier cahier et un crayon gras ». Ainsi, dans le deuxième chant, célèbre-t-elle le grand patriarche : « La beauté de ton corps et celle de lesprit qui lhabitait et qui se manifestait à travers tout ce que tu disais ou tu faisais. Pour moi, cest ce qui fondait le respect de tous pour toi. » (p. 27). Ce respect des « Mbobock », les ancêtres, qui influence son style, conduit lauteur à un savant mélange des genres qui accompagne ses propres références socioculturelles : emploi de néologismes, références généalogiques et toponymiques, recours à la prosopopée et pratique de lonomastique. Par le biais de cette écriture novatrice, à travers un découpage en chants et temps, lécrivaine nous invite à une plongée dans lunivers bassa (Cameroun) ont elle sefforce de faire ressurgir la mémoire, car selon elle, de cette « unicité globale » que constitue le passé de lAfrique, naîtra le monde futur.
La spiritualité, ce besoin de transcendance, est sauvegardée par la figure de la femme, gardienne des traditions. Ce qui vient expliquer le respect pour ces femmes patriotes qui maîtrisent le temps et lhistoire de lAfrique, « femmes si différentes mais si semblables » (p. 88). Aussi ont-elles combattu aux côtés des hommes lors des combats révolutionnaires, et ce malgré leur discrimination face à linstruction. « Cest vrai, nous nétions pas parmi les premières femmes de lépoque, nayant pas eu la chance daller à lécole, mais nous voulions être au moins parmi les premières résistances à mener le Combat Politique. » (p. 403).
Ce roman révèle en effet un certain militantisme féministe et est marqué par linfluence de lidéologie rubeniste (Ruben, militant indépendantiste camerounais assassiné dans les maquis du Cameroun). Ici, lentrée des femmes en politique est lue comme un apport indéniable pour le développement du continent noir : « Le patriotisme féminin comme socle de la nouvelle nation prônée par le Mpôdôl nous avait séduit plus que lamour des femmes et le désir de fonder des foyers. » (p. 403). Dans cette quête de lautodétermination de lAfrique, la libération passe manifestement par la reconnaissance de la sagesse féminine : «Grâce aux amazones des temps modernes, ces femmes qui ne sont pas sous le joug masculin, ce continent retrouve le chemin de la Rédemption et le salut. » (p. 403).
Dans cet ouvrage dune densité sociologique et anthropologique remarquable, lhéroïne Halla Njockè révèle, sous la plume de Liking, la générosité féminine et le matriarcat originel. Elle apprend au lecteur que certaines danses et parties de pêche réservées jadis aux femmes sont aujourdhui exercées par les hommes : « Les hommes apprennent dabord les choses des femmes avant de devenir hommes. » (p. 37). Ce féminisme subtil, mais dune portée symbolique majeure, sinscrit dans la philosophie de lauteur, à savoir lutopie et les grandes aspirations à une société androgyne.
Riche en références historiques, La Mémoire amputée est un véritable travail de mémoire qui rend hommage à une Afrique jadis bafouée et souillée, une Afrique qui, aujourdhui, se cherche dans une certaine forme de syncrétisme religieux et culturel.
Werewere LIKING : La Mémoire amputée, Abidjan, NEI, 2004, 415 pages.