Même si la modestie nest pas le fort du chanteur brésilien Caetano Veloso, on lui reconnaîtra volontiers son talent fou dagitateur et sa mémoire phénoménale dans cette autobiographie intellectuelle quil a entrepris à linitiative du New York Times pour relater la naissance du mouvement artistique et musical tropicalismo, la pop hybride et révolutionnaire à laquelle son nom et celui de son compère Gilberto Gil, lactuel ministre brésilien de la Culture restent attachés. Au Brésil des coups détat et des expériences artistiques, dans la seconde moitié des années 60, toute une jeunesse estudiantine fascinée par le rock and roll et la culture de masse américaine sengouffre dans un consumérisme effréné qui laisse peu de place à la réflexion. La bossa nova, sous limpulsion de João Gilberto, inventeur au génie discret, avait pourtant donné le la de ce que pouvait être une ouverture au monde extérieur de la musique brésilienne dont la samba était devenue le cliché le plus éculé. Aux origines du tropicalismo, il convient également de signaler des influences connexes. Ainsi la vague du Cinema Nuovo incarnée par le réalisateur Glauber Rocha, disciple outre-atlantique de Jean-Luc Godard, le théâtre politiquement engagé du metteur en scène Augusto Boal et le mouvement de la poésie concrète auquel les frères de Campos, Augusto et Haroldo, ont donné leur titres de gloire, contribuèrent largement à la formation intellectuel du jeune homme originaire de Bahia, une ville mythique, inégalable pépinière dartistes, à laquelle Caetano Veloso rend également un hommage appuyé à travers la figure touchante et presque légendaire de sa sur Maria Bethânia !
Les débuts du tropicalismo furent pourtant difficiles. Incompris, chahutés violemment, critiqués par la presse musicale brésilienne, Caetano Veloso et ses compères connurent des hauts et des bas, quelques réussites médiatiques et des échecs à vous laisser un musicien sur le carreau : «
la haine farouche
quirradiaient les visages des spectateurs dépassait tout ce que jaurais pu imaginer » concède Caetano Veloso (p. 228). Et lon peut dire que neût été le génie des musiciens du groupe Os Mutantes, lappui de Maria Bethânia, du compositeur Rogerio Duprat et de leur producteur Guilherme Araújo, un excentrique tout aussi illuminé que ses poulains, les inventeurs de cette forme spectaculaire de show mêlant bonne musique à léclectisme assumé et mise en scène provocante nauraient jamais pu imposer leur style. Quant enfin sort en 1968 Panis et circencis (sic), le disque manifeste du mouvement, il allait coïncider avec le coup dEtat du 13 décembre et larrestation (les motifs en sont flous) de Gilberto Gil et Caetano Veloso. Après quatre mois passés en résidence surveillée à Salvador, ils seront expulsés du Brésil quils ne retrouveront quen 1972, mais il était trop tard, semble-t-il, pour empêcher leur ascension musicale et faire deux, dune certaine manière, des icônes dune certaine résistance intellectuelle à la dictature des militaires.
Quant à ce qui fait la richesse musicale du tropicalismo, le mélomane le découvrira en écoutant le double CD anthologique qui accompagne le livre. Il y découvrira des titres aux influences éclatées (fado, rythmes afro-caribéens, rap haïtien, frevo de Recife, rock anglais et pop américaine ) comme cet envoûtant « De Enquanto o lobo não vem », dans laquelle le musicien avait inséré une citation de « L’Internationale », passée inaperçue à lépoque !
On sort de la lecture de ce livre foisonnant et passionnant, de lécoute des disques en comprenant davantage pourquoi Caetano Veloso qui dit navoir jamais versé dans le culte aveugle dElvis Presley ni de Marilyn Monroe peut soutenir la comparaison avec Bob Dylan ou John Lennon. Brésilien, bahianais, avec ce que ladjectif comporte de spécifique au regard de lhistoire de ce coin de Brésil, mais avant tout un compositeur original, un esprit frondeur perpétuellement taraudé par le désir dinnover en fréquentant les marges extrêmes de la musique universelle.
Caetano VELOSO, Pop tropicale et Révolution. Traduit du portugais (Brésil) et de langlais par Violante do Canto et Yves Coleman, Paris, Le Serpent à Plumes, coll. Musiques, 420 p, 24 .