Au commencement était le mythe. Celui tout puissant de la première République Noire. J’avais seize ans, je lisais Césaire, et le choc fut imprononçable. Haïti m’apparaissait alors comme un modèle inégalable, alors même que les détails de sa misère et de sa régression pouvaient se lire in fine chez le poète martiniquais. En 1996, j’ai eu la chance de jouer au Festival d’Avignon, dans une distribution internationale, La tragédie du roi Christophe, à la Cour d’Honneur des Papes, dans une mise en scène de Jacques Nichet.
Et de rencontrer James Germain, le chanteur haïtien à la voix grave et imprévisible comme l’intérieur d’un temple vaudou. C’est grâce à Germain, je l’avoue, que j’ai repris pied, pour accepter enfin, à sa juste mesure, ma relation paradoxale avec un mythe dont la réalité tragique a laissé sur le carreau de l’exil et des morgues beaucoup d’anonymes et d’illustres représentants de ce pays schizophrène entre tradition et modernité. Aux deux bouts de ces concepts, le religieux et le consumérisme qui ont pris au collet un pays à l’histoire fabuleuse, peu importe le spectacle qu’il donne au monde régulièrement. Petite parenthèse, pour ne plus y revenir : Aristide, je pense, aura été plus victime des réseaux qui l’ont porté au pouvoir que de son incapacité réelle à sortir de ses prêches, de son faux costume de » théologien de la libération » pour inventer un futur à un pays que l’Histoire n’a pas du tout épargné ! Politiquement enchaîné, un peu comme tous les pseudo libérateurs qui finissent en dictateurs, à cause de leur faible marge de manuvre, l’échec du prêtre président signe, de manière chaotique, le drame de nos États à conquérir leur autonomie économique et politique, et imposer le respect sur la scène internationale. Suivez mon regard !
Donc, Haïti que je connais, celui qui paraît intéressant aux yeux de l’écrivain que je suis, c’est celui qui a réinventé le fait religieux, à savoir la spiritualité vaudou, même si l’emprise de celle-ci sur les mentalités, en terme purement psychologique, n’a pas que des résultats positifs, toujours. Mais je parle ici de la récupération artistique du fait religieux, de son évident syncrétisme. L’Afrique de l’Ouest, berceau du vaudou, n’a jamais réussi le syncrétisme qu’on trouve à Haïti. En dehors du Prix Nobel de Littérature le Nigérian Wole Soyinka, ou de feu le tonitruant Fela Anikulapo Kuti, je connais peu d’artistes ouest-africains, écrivains, plasticiens (ah, peut-être Tokugbada et Romuald Hazoume?), musiciens (peut-être le Gangbe Brass Band? ) qui se revendiquent ostensiblement de la veine de la religion traditionnelle vodou dans leur vie comme dans leurs pratiques artistiques.
Ayant passé son temps à se battre contre le christianisme, à entretenir le culte du secret têtu – pour survivre, c’est vrai, aux coups de boutoir de la plate rationalité judéo-chrétienne -, la vieille religion surgie des couvents et forêts du Golfe de Guinée n’aurait-elle pas un peu perdu sa capacité à fusionner les influences venues d’ailleurs et dégoûté ses fidèles et défenseurs potentiels ? À rebours, le vaudou haïtien a tout simplement digéré le christianisme du maître blanc, et la leçon que donnent les artistes haïtiens est celle d’une relecture moderne des racines d’une culture qui fut dominée, transplantée, malmenée.
La route de l’esclave, Septembre 1994 – un projet qui, à l’origine, était une idée du père Aristide, et fut sauvé de l’oubli par le trio béninois Nicéphore Soglo, Nouréini. Tidjani-Serpos et Paulin Houtondji, ainsi qu’un comité d’experts de Port au Prince -, et Ouidah 92, février 1993, donnèrent l’occasion aux Béninois de redécouvrir ces cousins d’Amérique, arrière petits-fils d’anciens esclaves ayant conservé, pour certains rituels vaudou, un Fon (langue du Bénin) dont les structures syntaxiques n’ont pas varié pratiquement depuis des siècles, alors que les rituels complètement syncrétiques, témoignaient de leur traversée de l’Histoire, de leur combat pour préserver leur mémoire culturelle, tout en s’adaptant au contexte de la déportation. Dans le même temps, au Togo plus qu’au Bénin voisin, le phénomène d’acculturation provoqué par le repli sur soi de la religion vaudou semble avoir provoqué une crise, une décadence, qui peut même aller à la confusion des traits essentiels des cultes et des systèmes (culte des ancêtres assimilé négativement à tort à des pratiques occultes). J’ai, moi-même, été la victime innocente et naïve dans les années 80 de ce relâchement culturel. Jeune choriste dans une congrégation catholique, et fier de mes études encore toutes fraîches chez les prêtres dominicains, j’avais proposé, avec quelques amis, dans la droite ligne de la théologie de l’inculturation, l’introduction de rythmes musicaux populaires dans les messes que ma congrégation animait deux fois par mois. Le rejet fut massif, aboutissant même à notre exclusion du groupe. Cette idée, à l’uvre à l’époque déjà dans les chorales protestantes, fut traitée de païenne au sein de ma paroisse, mais est aujourd’hui adoptée par toutes les églises catholiques du Togo.
Tout cela peut sembler nous éloigner d’Haïti. J’y reviens pourtant, pour évoquer un dernier point : ma réception définitive du mythe fondateur. Je crois que la misère circonstancielle d’un peuple ne nuit pas forcément à sa gloire passée. En janvier 2004, lors de la célébration du Bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti, un peuple entier reçut à la face l’offense des autres dirigeants du Monde Noir. L’affaire est malaisée, certes, avec un Aristide en mauvaise posture, comptant tirer visiblement les marrons du feu pour redorer son blason. Alors, les chefs d’État invités, d’Afrique surtout, ont décliné l’invitation. Erreur grossière, je crois, car au niveau de la symbolique, il y avait là l’occasion de rappeler la force de l’Histoire sur les contingences humaines et politiques. Politiquement, Haïti a donné d’autres leçons à l’Afrique, en se débarrassant par la révolte populaire et la diplomatie de Duvalier fils et des généraux putschistes qui ont renversé le premier gouvernement Aristide. La révolte a emporté l’ancien prêtre des bidonvilles » dans les oubliettes de l’Histoire ». Quelle plus belle expression de la dignité d’un peuple qui n’a plus rien à perdre !
Mais, me diriez-vous, quel est le lien de tout ce bavardage avec le dernier roman de mon ami LPD, Les dieux voyagent la nuit (Les Éditions du Rocher, 2006)? Exercice d’échauffement, et envie de dire ma perception de Haïti avant même que d’ouvrir le roman de l’homme au nom d’encyclopédiste et au prénom de monarque français, Louis-Philippe! Le lien existe pourtant, notamment dans le rapport que le narrateur principal du roman entretient avec cette religion vodou qui colle à son identité caraïbe comme un cliché tenace, et le rend cafardeux vis-à-vis de sa compagne de tous les jours. L’histoire se déroule à New York, où à trois jours de la Toussaint, le narrateur et sa compagne, new-yorkaise pur sucre, décident d’aller assister à une cérémonie dans un sous-sol de Harlem. Pour lui, originaire de Haïti, cette démarche qui pouvait paraître banale relève en fait d’une entreprise de redécouverte, tant son inculture sur la question de cette religion prétendument ancestrale est immense, lui qui a grandi dans la négation de ces rites. »…enfance rigoureusement sabbatique… Ta grand-mère ne frayait pas avec ces sataneries. Tu as ainsi grandi dans les résonances détournées de ce culte, qui te parvenaient par-delà les clôtures des autres… Ton expérience… s’arrête là » (pages 11 et 12). Et c’est pour tenter de comprendre ses rapports ambigus avec la religion de son peuple, des tabous édictés par sa grand-mère autour du vodou, que le narrateur entreprend l’exploration de sa mémoire. Travail sur les émotions et la langue des émotions, auquel nous avait habitué LPD dans ses précédents romans, mais ici l’on sent un autre mariage heureux, celui des métaphores empruntées à la Bible et au vodou lui-même, quelle plus belle illustration de la richesse du syncrétisme artistique possible dont je parlais au début de ce billet.
J’ai connu des filles qui ressemblent à Caroline, la compagne du narrateur du roman de Dalembert, des filles qui se disaient possédées par des esprits du vodou, et qui… non, j’arrête, à vous de découvrir par vous-même, comment à l’intérieur de la nuit de l’âme, les dieux voyagent dans le coeur et la tête des humains, qu’ils vadrouillent du côté de Harlem, à Port-au-Prince (que LPD surnomme Port-aux-Crasses) ou dans l’antique Danhomé, territoire des dieux et des amazones farouches. Ah, les femmes et le vodou, une respiration syncopée, comme dans cette séquence, page 60, que décrit le romancier, de la possession d’une servante, spectacle qui ameute tout un quartier et déclenche « le jeu viril des coudes pour dégoter un siège en première loge ». Il y a de quoi ramener vers l’enfance un lecteur qui a connu lui aussi l’éveil des sens à travers ce genre de scène . Merci LPD!