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À 84 ans, et avec plus dune quarantaine de titres à son actif (dans tous les genres possibles), la plus Africaine des romancières anglaises signe ici, dans la tradition des grands romans du XIXe siècle, un récit marqué au coin de lhumour et de lempathie qui ont toujours caractérisé son uvre. La chronique, à rebondissements, couvre de son voile réaliste la période des années drogue (1960) jusquaux années sida (1990) ; Doris Lessing croque sur le vif le faux clinquant des idéologies révolutionnaires occidentales et leffondrement des valeurs morales et familiales. Tout commence à Hampstead, Londres, dans une grande maison de style Victorien, aux allures de cour des miracles : là vivent, dans un désordre quelles tentent de réguler chacune à sa manière, Frances Lennox et sa belle-mère Julia, Andrew et Colin, les enfants que Frances a eu avec son ex-mari, Johnny Lennox dit Camarade Johnny, ainsi quune pléthore de jeunes filles et de jeunes garçons en rupture avec lautorité parentale et scolaire. Sans le sou depuis son divorce, et obligée de vivre chez sa belle-mère pour ne pas se retrouver à la rue avec ses enfants, Frances doit néanmoins subvenir aux besoins alimentaires de cette jeunesse en perte de repères et subir les volontés de Camarade Johnny, pseudo-révolutionnaire marxiste ayant fait profession de transformer le monde, mais incapable de construire sa propre vie, tant sentimentale que matérielle. À quoi sert de sauver lhumanité si lon ne peut même pas assurer le bonheur de sa propre progéniture, ironise Frances qui enchaîne les boulots précaires pour ne pas vivre aux crochets de sa belle mère ? Entre cet étrange duo, dailleurs, le fossé est immense. De son enfance allemande, la mère de Johnny a gardé le goût de lordre et aussi, un sentiment de justice et de liberté, elle qui sut garder le cap et convola en justes noces avec un Anglais, un « ennemi du peuple », dixit la propagande nazie. Est-ce pour cela que linconséquence de son fils, parfois, la ramène à de meilleurs sentiments envers Frances ?
En toile de fond de cette saga familiale pour le moins tourmentée apparaît lAfrique. Terrain de prédilection des révolutionnaires et humanitaires de tout poil, elle fait fantasmer Camarade Johnny qui jamais ny mettra les pieds, comme dailleurs il na jamais foulé le sol dEspagne non plus, aux côtés des Brigades Internationales ! En revanche, Sylvia, la fille unique de Phyllida, la nouvelle épouse de Johnny, fera le voyage, une fois devenue médecin, comme elle lavait promis à Julia. LAfrique quelle rencontre a quelque chose de désolé, dépuisant, mais pas de désespéré. Et cest là toute la force, lacuité du regard de Doris Lessing, qui traque de près la réalité mortifère du continent sans tomber ni dans le cliché ni dans le misérabilisme. Le combat presque solitaire de Sylvia contre le dénuement hospitalier et les ravages chez ses patients de lépidémie du sida reflète un constat juste : pourquoi sapitoyer, quand il suffirait, peut-être, de relever les manches, et daller au charbon ? Quitte à y laisser sa propre santé, avec lespoir, néanmoins, que le don de soi nourrisse la prise de conscience généralisée. Limagination au pouvoir, en somme, lapplication sur le terrain en sus, loin des théories faciles dun certain Camarade Johnny !
Quand sachève le récit, trente années plus tard, nous sommes de nouveau au même endroit, à Hampstead. Frances sest remariée ; quant à Camarade Johnny, éternellement fauché, vieilli et pitoyable mais toujours aussi mythomane et têtu avec
ses illusions, il est à son tour recueilli dans lancienne demeure de ses défunts parents, au milieu de ses petits-fils et des reliques de ce capitalisme quil a toujours rejeté. Les taquineries de Celia, sa petite fille, le laissent de marbre : « poor little Johnny » ! Mais pas à plaindre tant que cela, puisque lhomme a désormais des disciples à qui il prend plaisir à enseigner, bien au chaud dans ses pantoufles, la Méditation et les voies tortueuses de la Révolution totale. Sacré Johnny !
Doris Lessing, The sweetest dream, London, Harper Collins, Publishers, 2002, 487 pages, (coll. Flamingo) 7, 99 £.
Le rêve le plus doux / traduit de langlais par Isabelle D. Philippe. – Paris : Flammarion, 2003. – Traduction de : The Sweetest Dream.