
Ma bibliothèque idéale, ce serait celle-là : où lon met tout en uvre pour que le contenu incite au vol. Paradoxe ? Nenni. Sans être Eco, ni Borges, je vais tenter dargumenter mon hypothèse, pour parler comme un métaphysicien que je ne suis pas.
Je devais avoir 11 ans quand jai mis les pieds pour la première fois dans une vraie bibliothèque au Togo. Jy accompagnais un ami que son papa avait inscrit, et qui sadonnait à linsu du pater au jeu du vol des bandes dessinées. Lexercice était fascinant, vu la rigidité des couvertures des Lucky Luke et autres Blek le Roc. Dabord, lattirail nécessaire, un boubou (équivalent du manteau en hiver, si lon avait à sexercer à Marseille), assez ample pour dissimuler le corps du délit. Puis dautres astuces, assez précises, que je minterdis de vous dévoiler, pour préserver le mystère des pratiques de ma corporation. Car, vous lavez déjà compris, lami en question finit par me recruter. Oh, ne faites pas la fine bouche, celui, celle dentre vous qui na jamais volé un bouquin est une paresseuse ou un vantard. Eco oublie (ou fait semblant doublier) de le dire dans sa conférence De bibliotheca (1), mais tout écrivain porte en lui les germes du pilleur de bouquins ! Comment en serait-il autrement ?
Transformer le vol en troc culturel
Seulement voilà, voler comporte des risques, pas de lordre de ce que vous imaginez. À force de délester les rayonnages des bouquins que lon désire sapproprier, on appauvrit la poule aux BD dor. Alors, je me dis, si javais été malin, le jour où je cherchais un numéro rare de Tintin, jeusse eu lidée daller proposer à la directrice de la bibliothèque un plan serré en quatre points pour empêcher à jamais que des petits malins passent par derrière pour chiper les volumes que jaimais.
Première proposition : transformer radicalement la fonction de la bibliothèque, en faire un lieu où le voleur se perd ! Je parle sous lautorité doctorale du Professeur Eco, à lépoque je ne lavais pas encore lu, mais quest-ce que nos idées se croisent parfois : « Lon dit que lun des buts de la bibliothèque est de permettre au public de lire les livres. Mais je crois que par la suite sont nées des bibliothèques dont la fonction était de ne pas faire lire, de cacher, de dissimuler le livre. » (2) Les petites bibliothèques en cela sont désagréables, elles ne sont pas assez dissuasives puisquil leur manque dêtre assez labyrinthiques et achalandées pour impressionner limagination du voleur de BD
Deuxième proposition : surveiller davantage ceux qui portent boubous, puisque lhabit ne fait pas le lecteur. Bon, avec le recul, et après avoir observé des collègues exercer à travers le monde, de Ninive à Samos, en passant par Alexandrie, Chicago et Bamako, je reconnais quil y a dautres techniques de vol sans lusage du boubou, et je crois même, que cette proposition est contre-productive, puisquelle réduit les chances du vrai professionnel demporter des opus un peu plus imposants. À défaut de Voltaire, se contenter de Sulitzer ! Pitié !
Troisième proposition :changer les horaires douverture de la bibliothèque de façon à repérer les désuvrés, terrible corporation au sein de laquelle on dénombre les analphabètes, les ennemis de la lecture, ceux qui font profession de voler les livres pour aller les brader aux bouquinistes. Un vrai voleur, un amoureux des livres collectionne, il ne revend jamais ! « Le pire ennemi de la bibliothèque est létudiant qui travaille ; son meilleur ami est lérudit local, celui qui a une bibliothèque personnelle, qui na donc pas besoin de venir à la bibliothèque et qui, à sa mort, lègue tous ses livres » (3)
volés !
Quatrième proposition, et non des moindres : récompenser certains voleurs, particulièrement ceux qui subtilisent les vieux livres pas vieux dans le sens cunéiforme , mais trop usagés, trop abîmés, et que les bibliothèques conservent parfois pour se donner un air de respectabilité. Et si le voleur de vieux bouquins participait finalement de la chaîne du financement du livre ? Alors, puisquil y a des députés qui doivent servir à quelque, pourquoi ne voteraient-ils pas une loi pour obliger les bibliothèques à offrir, de temps à autre, et à qui en ferait le vu, les livres impossibles quelles ne devraient plus conserver dans leurs rayonnages ?
Ma bibliothèque idéale, donc : où lon transforme le vol en phénomène qui incite à la réflexion sur un troc culturel possible.
Savez-vous ce quelle eût fait alors, après mavoir écouté, Mme La Bibliothécaire ? Elle eût donné des consignes pour quon minterdît à jamais la fréquentation de sa bibliothèque trop exiguë, même pas le quart de la dimension dune brique de Babel.
Finalement, à quoi sert une bibliothèque où lon ne trouverait que des livres qui nincitent pas au larcin ? Et je ne cite pas de noms, pour ne pas vexer X, Y, Z.
Une bibliothèque pour se remémorer
Je narrête plus, depuis, de penser à Marseille. Finalement, peut-être y reviendrais-je, à la rue Thubaneau, précisément. Pourquoi ? Parce que cest de là quest partie lhistoire de La Marseillaise, pas la femme, la chanson, lhymne, au refrain sanglant comme une machette de génocidaire. « Aux armes, citoyens ! ».
On raconte quune guerre souterraine se joue dans le projet de construction de la nouvelle bibliothèque, un projet flanqué dun nom bizarre comme une pirouette codée de barbouze : BMVR, bibliothèque municipale à vocation régionale ! Jaurais tant aimé assister à la pose de la marquise, à lentrée de la bibliothèque. Il faut dire quon ma tellement vanté la beauté de louvrage ancien, quil était normal que jen fasse une obsession. Tout méchappe des arguments des uns et des autres, des prétendues combines immobilières qui voudraient, insensiblement, transformer le visage du quartier Belsunce tout autour de la BMVR. Brrrrrr !
La « guerre » prend souvent de ces biais, quau fond, il faut préventivement prôner la vigilance. Au cur dun des quartiers les plus animés de Marseille, que faudrait-il de stratégie et dapproche à léquipe de la BMVR pour gagner le pari de la proximité ? Je pense à mon ami Boualem, à son indifférence réelle vis-à-vis de linstitution (4). Je nai pas su lui dire pourquoi la bataille pour sapproprier le livre est le meilleur apprentissage de la mémoire. Le Cymbalum (5), pièce mythique du 16e siècle sil en fut, raconte comment Mercure, le dieu des Messagers et des Voleurs, envoyé sur Terre par Jupiter pour donner aux hommes le livre où tout est écrit, passé, présent, futur et vérités, se le fait subtiliser par deux docteurs, « sorbonagres évidents », pour reprendre le commentaire éclairé de Jacques Roubaud (6). Il est certain que la confiscation du livre est le reflet exact de la confiscation de la mémoire. Doù la nécessité pour Mercure davoir, soit appris le livre par cur, soit de retrouver les docteurs à tout prix et rendre aux humains la maîtrise de leur destin. Et si le rôle de la bibliothèque était cela, tout bien considéré : suppléer Mercure dans sa tâche, et servir à la fois de lieu de conservation de nos mémoires et dinstrument de remémoration. Au dieu Theuth, inventeur entre autres arts de lécriture, qui voulait persuader le roi dÉgypte Thamous de communiquer à ses sujets cette invention qui leur apportera mémoire et instruction, que répondit le souverain ? « Cette connaissance aura pour résultat, chez ceux qui lauront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce quils cesseront dexercer leur mémoire : mettant en effet leur confiance dans lécrit, cest du dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes quils se remémoreront les choses. Ce nest donc pas pour la mémoire, cest pour la remémoration que tu as découvert un remède. » (7)
Notes
1. Umberto Eco, De bibliotheca, conférence prononcée le 10 mars 1981 pour célébrer le 25e anniversaire de linstallation de la Bibliothèque Communale de Milan dans le Palais Sormani. Traduit de litalien par Éliane Deschamps-Pria, Éditions LÉchoppe, 1986.
2. Umberto Eco, op. cit., p. 15.
3. Umberto Eco, ibid., p. 19.
4. Extrait de dialogue avec mon ami Boualem :
« Alors, Boualem, quand elle sera construite, la biblio, iras-tu faire un saut de temps à autre ?
Tes fouquoi ? Ils y mettront même pas des bouquins en arabe.
Tu liras en tchèque alors ! Dailleurs, je crois que tu te trompes, la bibliothèque nest pas un lieu communautaire. Cest Babel. Tu sais, Babel ?
Oh ça va, tu me prends pour un taré ou quoi ? »
5. Bonaventure Des Périers, Cymbalum Mundi, éd. Peter H. Nurse, Éd. de lUniversité de Manchester, 1967 ; Droz, 1983.
6. Jacques Roubaud, Impressions de France. Incursions dans la littérature du premier XVIe siècle (1500-1550), Hatier, Paris, 1991, p. 126.
7. Platon, Phèdre, 274-275. Traduction L. Robin, Paris, Les Belles Lettres, 1993.