C’est un bien étrange sentiment, que de découvrir un matin, que des livres que l’on a aimés, et que l’on croyait à l’abri dans sa bibliothèque, disparaissent avec le temps. Récemment, un universitaire de mes amis, de passage à Lomé, cherchait à mettre la main sur le recueil de nouvelles Les Vautours de l’écrivain togolais Sena Kuassivi.
Paru en 1990 aux Editions Haho à Lomé, ce livre m’avait été dédicacé par l’auteur avant sa mort survenue en 1992. Je me faisais une fierté de collectionneur à l’exhiber au nez du chercheur frustré, qui se plaignait d’avoir fait le tour des bibliothèques de Lomé, « bibliothèque nationale y compris » ironisait-il, sans pouvoir mettre la main sur le précieux ouvrage. « T’inquiètes, l’ami, je vais te le trouver, ce bouquin ». Après deux journées passées dans le fouillis de ma bibliothèque, il m’avait fallu me rendre à l’évidence, le livre avait bel et bien disparu. Quel étrange sort que celui du livre papier au Togo, méditai-je, assis parmi les livres éparpillés dans le bureau, oui vraiment, quel aléatoire destin dans un contexte marqué par l’absence d’archivage du patrimoine littéraire! Point question ici d’indexer quelque faille à quelque niveau que ce soit. Il me semble que ce qui se joue ici à travers l’anecdote partagé n’est pas lié aux questions simples du dépôt légal (procédure dépassé à mon goût) ni à celles de l’archivage institutionnel. Les moyens humains et techniques manqueront toujours. Ce que je voudrais questionner, c’est la pertinence même de l’édition traditionnelle sous nos cieux, et sa nécessaire évolution eu égard à la faiblesse du volume des rééditions de livres. Les œuvres écrites de la littérature togolaise remontent seulement au 20è siècle mais disparaissent déjà, dans le non-respect total des règles éditoriales: ni rachat ni cession des droits, ni rééditions, puisque dans ce dernier cas les maisons d’édition disparaissent sans avoir épuisé la durée légale de protection qui est de 70 ans. Où trouver Les maisons les nuages de Cossy Guenou, Odes lyriques d’Amela, ou même Le fils du fétiche de David Ananou, ce dernier vendu à 57 € sur Amazon!? Peu de maisons d’édition au Togo peuvent espérer atteindre 50 ans d’existence! Comment contourner cette faiblesse intrinsèque? Je crois que dans la logique qui a cours actuellement de susciter des vocations entrepreneuriales, il est impérieux d’encourager les jeunes web-entrepreneurs à développer des start-ups consacrées à l’édition numérique au Togo. L’édition numérique, précisons les choses, n’est pas à confondre avec l’édition électronique. Elle correspondrait plutôt à un deuxième âge de l’édition électronique, celui où l’édition des textes est originellement numérique, mais pas nécessairement pensée pour les usages en réseau (vu la réalité togolaise en matière d’internet). De plus, la question des cessions de droits en la matière semblent plus souples, puisque la cession pourra être opérée pour une durée déterminée ou pour la durée de protection.
Des exemples dans le domaine de l’édition numérique existent sur le continent, comme c’est le cas de Kusoma Group, la start-up basée au Sénégal qui ambitionne de démocratiser l’édition et la lecture grâce à une plateforme web et mobile comprenant un éditeur, une librairie et une bibliothèque numériques africains. Comme l’explique le CEO de Kusoma Group, Ibuka Ndjoli, aux éditeurs africains qui rechignent encore à sauter le pas dans l’ère numérique, « nous ne pouvons dire qu’une seule chose : la numérisation des livres n’est plus un choix, mais un devoir, si l’on veut survivre. Les livres numériques sont facilement distribuables, ce qui permet à l’éditeur de toucher des lecteurs se trouvant dans des zones où la distribution de livres physiques n’est pas possible. En ce qui nous concerne, certains de nos lecteurs viennent des Etats-Unis, de la Guadeloupe et même du Japon. Or, distribuer des livres physiques dans ces zones aurait été une véritable gageure. Au-delà de cela, il y a le fait que le public est de plus en plus connecté. Presque tout le monde a un Smartphone. Même les habitués du livre physique commencent à passer au livre numérique. Ce n’est donc plus une question de choix. Il s’agit aujourd’hui d’un virage important à emprunter au plus vite, au risque de se retrouver, dans quelques années, à l’arrière. » Tout est dit. Même si la logique de la distribution à grande échelle du livre édité en Afrique n’est pas le but de cette réflexion, mais plutôt la survie même, à travers les âges, du livre physique édité en Afrique, face aux aléas de la pratique éditoriale. Il reste qu’au terme de ma chronique, je dois l’avouer, je n’ai pas tenu le pari de clouer le bec à mon collègue étranger, et je cherche toujours dans Lomé Les Vautours et autres nouvelles de Séna Kuassivi. Sera-t-il réédité numériquement?