LE PARTI DE LA SUBVERSION : INNOVATION OU STEREOTYPE ? POSTULATION DE LANTICONFORMISME ET RECONSTRUCTION DU TOPIQUE NEGRE DANS LE ROMAN SUBSAHARIEN POST-COLONIAL
Ludovic Obiang Maître de Recherche, Institut de Recherche en Sciences Humaines (Libreville-Gabon). |
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On croit innover ? On ignore quon imite un classique ou un illustre inconnu. Boniface Mongo-Mboussa, Désir dAfrique, 2000 Introduction Orienté dès sa naissance sur la dénonciation du système colonial et soumis concomitamment à un « classicisme » formel, le roman francophone subsaharien opère, dès les années 60, une rupture tranchée, sous le mode dun désenchantement qui se veut lécho des turpitudes des états nouvellement indépendants. La crise saccentuant, les générations successives systématiseront ce caractère de déréliction, au point que le roman contemporain africain rime avec délabrement social et dislocation de lécriture. Il sexprimera principalement selon une tonalité irrévérencieuse, transgressive, déclinée en autant davatars métonymiques (sordide, obscène, morbide, absurde, ubuesque, scabreux, etc.). Toutefois, le recours généralisé au subversif, et le fait quil se rattache aux courants avant-gardistes de la littérature occidentale, atténuent la volonté de rupture affichée par les auteurs. Ce modèle prédominant nétablit-il pas un nouvel exotisme africain, dautant plus insidieux quil véhicule, au contraire de lancienne négritude, une image particulièrement négative de lAfrique ? Notre recherche examinera linscription de la subversion dans les textes, dans le double intérêt den inférer une systématique générale et de comprendre quelles tendances elle sous-tend des rapports tumultueux entre lOccident (Le Nord) et lAfrique (le Sud). I. Du devoir dintercession à la tentation de lobscène : lambiguïté dêtre nègre I.1. « Nous montrer tels que nous sommes » On ne peut se mettre dans lesprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une bonne âme, dans un corps tout noir [1]. Cette allégation qui concentre en elle la justification des futures exactions esclavagistes et coloniales, allait aussi constituer le promoteur des premiers essais de littérature originale nègre. Non pas rejeter lanathème du monstre contrefait et imbécile, ou du nécromant pervers et maléfique, mais atténuer les rigueurs du portrait en ayant bien garde de ne jamais contrarier le maître. Les premières plumes africaines, Bakary Diallo, Félix Couchoro et plus tard Ousmane Socé ou David Ananou, sattachent à montrer leur univers familier, à peindre les africains « tels quils sont », porteurs de tares qui ne sont pas irrémédiables, dès lors quils se laisseront dégrossir par lhumanisme colonial. Sébranle ainsi lerrance tragique de lAfricain vers une altérité dautant plus fuyante quelle porte les germes de sa propre destruction : « [ ] si le Noir dAfrique était connu tel quil est, [..], il est fort probable que lon excuserait ses travers et que lon serait plus indulgent à son endroit, ne serait-ce que par égard pour lhumanité qui est en lui » (Le fils du fétiche, p. 9) [2]. Même lindignation de René Maran à lencontre des « errements » coloniaux, néchappera pas à ce retour de bâton. Ecrire un « véritable roman nègre », cest montrer le noir dans sa nature spécifique, usager de murs « désuètes » qui – paradoxalement – le figent dans une identité caricaturale et irréversible [3]. Malgré la réserve affichée ensuite à lencontre de ses émules, René Maran aura ouvert la voie aux romans de la négritude, romans au sein desquels la « cause » anti-coloniale cohabite avec une affirmation de soi à double tranchant, aussi pernicieuse quelle semble euphorique. II.2. « La bouche des malheurs qui nont pas de bouche » Or, il semble bien, à parcourir les romans de la lutte anti-coloniale, que leurs auteurs ne se doutent pas du poison qui en imprègne les feuillets. uvres de circonstances, cris du cur, textes militants, ces romans se doivent de restituer les mensonges du système colonial, les incidences du contact des cultures et les ravages du conflit des générations. uvres de dénonciation, les textes décrivent avec force détails, les scènes de spoliation et dhumiliation dans les « cercles » coloniaux concentrationnaires ou sur les chemins épineux dEurope (Climbié, Le vieux nègre et la médaille, Ville cruelle, Maïmouna, Laventure ambiguë, etc.). uvre de sensibilisation enfin, les romans matérialisent les thèses et les idéaux glanés au cours de cheminements intellectuels ou spirituels éclectiques. La fiction littéraire devient le cadre de reconstructions historiques (Les bouts de bois de Dieu) ou dutopies allégoriques (Le chant du lac) qui affirment la vocation pédagogique de lécrivain de même quelles en traduisent le projet social. Peu en importe le simplisme, le versus nègre spolié/colon blanc savère larme idoine pour hâter les « soleils » des indépendances : « Cétait le même soleil depuis des millénaires, et pourtant, ce jour-là, nous avons cru apercevoir une lueur dont nous avions perdu jusquau souvenir : la lueur de lespoir. » (Une aube incertaine, p. 198). I.3. Les « soleils » des indépendances Mais du fait même de cette lecture partiale, les indépendances tant attendues ne tiendront pas leurs promesses de félicité, travesties par ceux-là mêmes qui les auront arrachées. Aux détestables colonisateurs, se sont substitués leurs anciens collaborants (interprètes, miliciens, instituteurs, etc.), déguisés en « libérateurs » héroïques [4]. Au lendemain des liesses populaires, le réveil est brutal parmi le martèlement des bottes et le cliquetis des armes : à la faveur des ténèbres, les anciennes colonies se sont transformées en de sordides dictatures où la vie dun homme pèse moins quun « duvet danus de poule » (Les soleils des indépendances, p. 138)! Aux « sages » des premiers romans vont se substituer les illuminés des temps moderne, prophètes de malheur, « fous » désopilants, extralucides désabusés, et les héros occasionnels se chercheront dans les professions libérales, médecins, avocats, instituteurs, contraints de soutenir à eux seuls la voûte dun monde qui seffondre : « Et qui suis-je, moi, pour vouloir prendre à mon compte et à mon âge la misère de ce pays ? » (Saint Monsieur Baly, p. 55). Aux « villes africaines » de la coloniale, réservoirs inépuisables de la main duvre indigène, se sont substitués les bidonvilles urbains, déversoirs nauséabonds des désillusions citadines : « Petite Venise là, [ ] un quartier dans un creux, sans horizon, où sagglutinaient dans le désordre des constructions de fortune faites de matériaux hétéroclites. » (Au bout du silence, p. 62) Voici Embényolo. Comme je te comprends. Il nest pas possible de vivre ici. Cest sur la terre et cest en dessous de tout. Cest noir de monde, et il ny a pas un millimètre carré de terrain qui ne soit pris dassaut par les ordures (Contours dun jour qui vient, p. 128). Malheur à celui qui aura le front de sopposer. La répression sera brutale : « le peuple, tout le peuple ne tardera pas à lui infliger la juste sanction quil mérite » (Les crapauds-brousse, p. 115). Limaginaire est là, certes, mais linvention est bien loin, la fiction étant bien souvent en deçà de la réalité ! Lécriture sadapte donc à la réalité « bâtarde » qui linspire. Non seulement au niveau du référent ou de la tonalité, mais au niveau même de la langue, qui de relativement « classique » dabord, se transforme peu à peu en un idiome à part, hybride de français et de « parlers » vernaculaires ou populaires. Mais les « indépendances », cest aussi lavènement dune écriture féminine « émancipée », irrévérencieuse, qui ne ménage pas sa critique à lencontre de certains usages traditionnels. Les Sénégalaises Aminata sow Fall, Mariama Ba, et bientôt Ken Bugul prêtent leur voix à une couche de la population qui sétait résignée jusque là aux vertus du silence, ouvrant ainsi des perspectives nouvelles sur le monde anciennement fermé des harems, des désirs refoulés, des haines réprimées, des mariages arrangés, etc. Les « indépendances », cest encore loccasion de transferts plutôt réussis dun cadre générique à un autre. Le poète Tchikaya UTamsi, le dramaturge Sony Labou Tansi, adoptent le roman et le nourrissent de leur expérience particulière/ancrage respectif. Le deuxième, surtout, y transpose sa verve rocambolesque et son dialogue avec dautres sphères culturelles (Amérique du Sud), parvenant ainsi à créer un univers à part, un monde estampillé du génie de son auteur, quand dautres préfèrent se ressourcer aux infusions balsamiques de la forêt (Les exilés de la forêt verte, Le silence de la forêt). Voici lécrivain au seuil de la découverte majeure de la fin du siècle, découverte dun nouveau monde, celui de lécriture. I.4. Les nouveaux horizons littéraires Refroidi par lhostilité extérieure, lécrivain se replie sur lui-même, sur le seul monde où sa créativité peut sexprimer sans limites. En résulte surtout une distanciation prise par rapport au réel immédiat et un cheminement autocentré qui trouvera sa cristallisation dans lavènement de la « migritude », un foyer décriture « black » au bord de la Seine parisienne [5]. Les fils dimmigrés ou les exilés de longue date revendiquent un métissage qui leur autorise une distance plus grande par rapport à la situation africaine et donc une plus grande liberté aussi bien dans le choix des thèmes que dans leur traitement scriptural. Leur monde à eux, cest celui de limmigration (Limpasse, Bleu-blanc-rouge), cest celui des arrondissements ostracisés (Le petit prince de Belleville, Place des Fêtes), cest celui du cosmopolitisme sans frontières (La polka). Les romanciers assument peu à peu leurs préférences, leurs envies, leurs amours. Lécriture souvre à de nouveaux genres (polar, fantastique). On explore pêle-mêle les bas-fonds de la déchéance humaine (Yaba Terminus, Temps de chien, Moi linterdite), les sentiers de lenfance (Le briseur de jeux), les méandres du surnaturel (Lenfant des Masques, Mémoires de porc-épic), etc. Mais surtout, on fait exploser les tabous les plus rigides, tels la vénération de la mère (Une noire dans le blanche, Limpasse, Contours du jour qui vient, La fabrique des cérémonies, Place des Fêtes), la polyandrie, lexcision, linceste, le respect dû aux morts (Lhomme dit fou et la mauvaise foi des hommes, Place des fêtes). Lheure est désormais à la tentation de lobscène, du sordide, de la déréliction la plus totale. II. Le pari du vandalisme : Ouologuem plutôt que Senghor La constatation de Jean Thibaudet qui place toute la littérature française, depuis le XVIIIe siècle, sous le signe dune lutte à mort entre littérature de lécart et littérature didées [6], pourrait être aisément appliquée à la littérature africaine, partagée depuis sa naissance entre les « élégies » incantatoires de Senghor, la grandiloquence de Césaire et les esbroufes de Damas. À la différence que, si la littérature didées semble lemporter chez lancien colonisateur, les anciens colonisés manifestent, sur le plan du roman, une préférence nette pour lagressivité de ton et la verve provocatrice. Amorcée avec la dénonciation des atrocités coloniales, cette littérature de lirrévérence va prendre une tournure particulièrement radicale et même obsessionnelle avec le détournement des « indépendances », au point de constituer aujourdhui lexpression par excellence de la littérature africaine. Observateur privilégié des premiers pas de la littérature africaine, Jacques Chevrier est bien placé pour en reconnaître la marche unie et les ruptures majeures : Après la mise à mort des modèles classiques (qui naffecte dailleurs pas lensemble de la production), il semble que lon ait abordé une nouvelle phase de radicalisation du discours romanesque marquée par un dérèglement délibéré des procédures narratives, au cur desquelles sont simultanément et paradoxalement convoquées les figures du Carnaval et de lApocalypse [7]. À lopposé dune simple mode ou dun caprice passager, cette tendance se manifeste selon des modalités tellement récurrentes quelles en traduisent à la fois la portée esthétique et lancrage mythologique [8]. Il est donc « licite », en dépit des précautions du même Jacques Chevrier, de parler dune « poétique de lobscène » [9], qui ne serait elle-même quune expression métonymique dune poétique générale de lirrévérence ou de la décadence, susceptible de se diffracter en de multiples déclinaisons : labsurde et lubuesque, le sordide et le morbide, lobscène et le scabreux, etc. II.1. Labsurde et lubuesque Attendues comme les messies des temps nouveaux, les « Indépendances » nauront pas tenu leurs promesses de réhabilitation et de prospérité. Au contraire, les nouveaux pouvoirs, confisqués par une minorité dautochtones, entendront régner sans concessions et sans partage. Aux anciennes possessions coloniales feront place les « Etats sauvages » [10] ou « Etats honteux » [11], dirigés par des dictatures ubuesques, dautant plus dévastatrices quelles paraissent comiques et caricaturales. Au sein des cités-bidonvilles, ersatz pitoyables des métropoles occidentales le « zéhéros » romanesque erre dun point à un autre, sans repères et sans buts certains [12]. Son « ghetto », son « matitis », « ses pauvres univers en contre-plaqué, en planche et en tôle » [13], sapparente très vite à une arène hantée par des puissances malveillantes et impitoyables. Doù la tentation de la folie, de la perte salvatrice des sens et de la réflexion. À lerrance spatiale correspond bientôt une forme de schizophrénie furieuse ou douce qui est censée détruire les derniers restes dhumanité chez ses victimes. Le fou intervient ainsi comme un des personnages-clés du roman post-indépendance, volant souvent la vedette au protagoniste principal ou se confondant avec celui-ci. Il saffirme alors comme le familier dun monde chaotique, constitué de ruines aux façades replâtrées. Il représente le cicérone idéal pour un voyage romanesque jusquau bout du scabreux, dans la cité « labyrinthe où se perdent les âmes » [14]. De même, si tous les protagonistes ne senfoncent pas dans les méandres dune errance géographique, toutes leurs « aventures » doivent consister en une incitation insidieuse à la déchéance, au reniement de soi, un encouragement à la « mue ». Ainsi Joseph « Kala » (le charbon) simposera de prendre « une trentaine de kilos » et tentera de se « décolorer la peau » pour se « normaliser » aux yeux du plus grand nombre. « A cause, dira-t-il, de Laustel et dautres, je décide me raser la barbe. Pour les cheveux, jhésite entre le défrisage et la teinture. En blond que je manque de me teindre. » (Limpasse, p. 268). Or, si ce même Joseph réclame à son psychiatre une « méthode plus rapide, plus efficace, plus radicale pour [ ] effacer la mémoire» (ibidem, 327), cest parce quil est bien conscient que sa « mutation » nest quune façon détournée ou retardée de mourir. Quel que soit le terme de lalternative, que lon résiste ou que lon cède, cest la mort qui gagne toujours. Désormais « déterritorialisation » et déshumanisation vont de pair. Etre sans être, voici la solution. II.2. Le sordide et le morbide Autant les romans de la négritude avaient établi comme un horizon de dépassement, malgré les flottements de leurs protagonistes, autant les romans qui vont suivre, en particulier ceux de la migritude, se complaisent dans lenfermement absolu, dans le marasme total, dans un état de conscience ( ?) définitivement désespéré [15]. Ces romans « normalisent » le sordide et le vice, comme dune crasse malsaine qui ferait désormais corps avec la peau. Ainsi Léonora Miano nhésite pas à camper une unité de « rebelles » contraignant une communauté villageoise à « manger » lun des leurs (Lintérieur de la nuit) de même quelle dépeint une mère décidée à brûler vive sa propre fille ou la population de la rue se nourrissant « fines lamelles » de chiens errants (Contours du jour qui vient). De même, de nombreux romanciers vont-ils explorer les sites des génocides, autant par « devoir de mémoire » que pour nourrir leur soif danéantissement : Quelques yeux dûment accompagnés de leurs cadavres mafflus dérivaient en suivant le courant. […] Tout dérivait alentour, des placentas dorés, des ftus de sept jours, les seins dossuaire dune nomade qui semblait vouloir noyer son rejeton dans le glacier mobile (…). (Wabéri, 1994, 14-16) À cette attraction de lhorreur correspond forcément une écriture appropriée. De par leur disposition au morbide, les romanciers de la migritude poursuivront plus avant les expériences abordées par leurs prédécesseurs. Plus que jamais « écritures de la violence », elles donneront à voir la dislocation des consciences et des choses. En découle ainsi une écriture hallucinée, disloquée, fragmentée, dialogique, qui aura en haine toute prétention à la cohérence et à la vraisemblance. Cette irrévérence sétendra à la conception du genre romanesque en lui-même, impropre dans son classicisme à restituer la crise dans sa totalité. Alioum Fantouré proposera avec Le récit du cirque de la vallée de la mort un roman inclassable qui associe différents modes dexpression (cinéma, théâtre, récit, etc.) pour rendre toutes les dimensions du drame vécu. Un autre signe de cette mutation est la disparition de lhistoire, du contenu narratif, trop lié à des impératifs de cohérence, de divertissement ou simplement de vraisemblance. « Chez Ndong Mbeng, dira son introducteur, pas dhistoire, car nous sommes dans lHistoire » [16]. Quant à Georges Ngal, il avoue : « le rêve dun roman sur le modèle du conte. Dun roman où lopposition entre diachronie et synchronie sestompe : où coexistent des éléments dâges différents. [ ] Cette fécondation du roman par loralité que depuis deux ans je mefforce de réaliser » (Giambatista Viko, p. 13). Projet de « fécondation » que Kourouma réalisera pour sa part, en basant sa critique politique sur une métaphore animalière qui était déjà lapanage du conte oral. Il rétablit ainsi, avec Sony Labou Tansi (La vie et demie) et de nombreux jeunes auteurs (Patrice Nganang, Ananda Devi, Alain Mabanckou), une animalisation du monde qui semble augurer dun retour de lhomme aux pulsions et aux instincts les plus carnassiers et les plus primaires. Nous vivons les premières heures de la bête : nous sommes entrés dans la conscience zéro de lhomme » (Les yeux du volcan, p. 89) II.3. Lobscène et le scabreux Si les modalités présentées plus haut fusionnent dans la réalité des textes, au point quil soit difficile de les isoler les unes des autres, il faut bien admettre que lune dentre elles, soit par la focalisation des critiques, soit par lemphase des romanciers, impose comme une sorte de mise en relief qui la détache du corps entier de lécriture, cest la modalité de lobscène. Cette prégnance est certainement due au fait que de tous les tabous auxquels les romanciers veulent rompre, le sexe est certainement le plus tenace, le plus détesté et le plus contrasté. Promouvoir le sexe, cest se faire valoir aux yeux dune intelligentsia occidentale pour qui le sexe reste insidieusement lantonyme de lesprit, « lorigine et la cause du péché de chair » [17]. Promouvoir le sexe, cest se marginaliser dune société africaine passée au moule de la colonisation au point davoir endossé des valeurs de pudibonderies qui lui étaient étrangères. Mais promouvoir le sexe, cest aussi démythifier une société traditionnelle que la négritude avait dépeinte comme idéale, ne retenant du sexe que ce qui devait assurer son équilibre naturel. En un mot, promouvoir le sexe, cest concentrer tout le projet de contemption et de refus initié par lanti-négritude ; cest affirmer lAutre Afrique. Pour conforter cette hypothèse, il convient de remonter à « lancêtre » de cette ligne réfractaire, le mythique Devoir de violence, brûlot dune rare violence mais aussi dune lucidité telle que, aujourdhui encore, la critique hésite à lattribuer à son auteur officiel, le malien Yambo Ouologouem. Et pour cause, en plein cur de la Négritude, alors que triomphent les invocations dune Afrique hiératique et mystique, une voix nhésite pas à révéler les « dessous » de lirrésistible ascension aux « indépendances ». Le roman ne recule pas à présenter des scènes insoutenables dun protagoniste (M. Chevalier) qui accouple des Africaines avec son chien, ou du « héros » africain, ancien fils desclave et futur « libérateur », Spartacus Kassoumi, se livrant à lhomosexualité pour pouvoir achever ses études parisiennes. Le sexe savère, à la lumière impitoyable du récit, le moteur et le mobile des intentions nobles qui sont affirmées au grand jour. Même si les romans de Kourouma se prévalent de la même joyeuse impudence, le recours au sexe chez ce dernier ramènera le roman africain à la paillardise salubre et cathartique propre à la tradition orale. Il faut attendre Sony Labou pour retrouver lobscène comme strate mythologique et principale composante poétique du roman. Associé dans une forme de délire carnavalesque à la scatologie la plus triviale, le sexe domine toute luvre de Sony au point den paraître tout à la fois le sujet et le matériau principal. On y voit, les protagonistes miniaturisés à leurs organes charnels, en particulier leur sexe, de sorte que les femmes assimilées à un « trou » ou à un « cul essentiel et envoûtant » et les hommes réduits à leur phallus, leur « braguette » ou leur « hernie », sadonnent à un coït impitoyable doù ne sortiront que la discorde et la gabegie. Se révèle ainsi un décalage vertigineux entre la hauteur des prétentions sociales ou politiques (le Président, le Colonel, le Maire, etc.) et la réalité des actes avoués ou dissimulés, tel « ce caca saignant plein de tiges et de fruits rouges » sur le lit de « Mon Colonel Martini Lopez (LEtat honteux). De par leur caractère obsessionnel, le sexe et ses succédanés fonctionnels (la sécrétion, lexcrétion, la défécation, la succion, etc.) traduisent ainsi lincapacité chronique des Africains à dépasser le stade de la trivialité animale pour accéder à lélévation de lEsprit. Se prévalant de la même acrimonie carnavalesque, de nombreux épigones vont « sengouffrer » littéralement – dans la brèche agrandie par Sony Labou Tansi. Ils prendront ainsi prétexte de lécriture pour illustrer leur refus de la pseudo altérité nègre, lAfricain étant à leurs yeux, « un homme pareil aux autres » [18], affecté des mêmes tares et possédé par les mêmes démons. On voit ainsi Sami Tchak mêler dans sa production romanesque, aussi bien la démythification de lAfrique (ancienne ou moderne), que celle des parents (père ou mère) et la soumission de lAfricain à la frénésie du sexe tous azimuts, ne reculant devant aucune expérience ou aucun tabou (inceste, homosexualité, partouze, échangisme, zoophilie, etc.). Au moment où papa disait cela, lune de mes frangines, celle que javais moi-même baisée, [ ], ma cadette de deux ans, qui navait alors que treize ans, se faisait sauter dans notre immeuble par une bande de jeunes noirs et de jeunes Arabes (Place des Fêtes, p. 26). Lui, il disait de sa maman quelle était ce que la morale avait fait de mieux. Mais non, sa maman soffrait des partouzes, mine de rien (Ibidem, 114). Alors, maman ouvrit ses rondeurs intimes et me laissa pénétrer librement dans sa vie chaude. Elle me dit que cest à lâge de huit ans quelle avait commencé à enfourner des serpents gluants en Afrique (Ibidem, p. 74). Parti sur de telles bases, plus rien ne peut empêcher lécrivain de franchir les dernières barrières morales qui séparaient lhomme de lanimal. Le romancier Florent Couao Zotti en sera lexemple-type, mêlant dans une narration quil veut cocasse et pittoresque, aussi bien le viol des cadavres (Lhomme dit fou ) que laccouplement entre un homme et une bête (Le préservatif de léléphant) : Une chienne se trouve à Missèbo, dans le marché aux fripes, releva-t-il. En ce moment, elle est en chaleur et provoque larrivée de la meute tous les matins. Si tu veux recouvrer ton muscle, rends-toi là-bas de bonne heure et fais-lui ça. » (Le préservatif de léléphant, p. 30). Incontestablement, loutrance et lopprobre se partagent les restes de la « vieille négritude », enserrant dun halo dasticots le vieux rêve dune Afrique « debout ». Mais lassassinat dune reine, suppose toujours la lascension dune autre, dautant plus désignée quelle est souvent la commanditaire du crime. Les « contours du jour qui vient » nannoncent-ils pas lavènement dune nouvelle négritude, celle de lapatride et de la perversion ? III. Lanti-négritude comme fondement dun nouvel exotisme III.1. Les Interprètes du monde néo-colonial Autant les délires de Yambo Oulogouem, de Kourouma ou de Labou Tansi nous semblaient procéder dune indignation ou dun fantaisie sincères, autant les hyperboles de leurs successeurs nous paraissent artificielles, caricaturales, façonnées au du goût du jour et conformes à la demande générale en matière de sensationnel et de scandale. À lire un Sami Tchak ou un Coua-Zotti, on ne peut sempêcher de penser à cette déclaration de Geneviève Serreau relative au « nouveau théâtre » et son avant-garde : Ce qui était invention originale, découverte de rivages neufs, refus de conventions, a vite fait de se transformer, manié par de médiocres épigones, en un autre type de convention [19]. Et cest bien le danger qui guette aujourdhui la nouvelle génération africaine [20], celui de se scléroser à son insu, au beau milieu de son ascension, au point de passer sans transition du front de la révolte au confort de la réaction. Et ce risque est dautant plus élevé quelle nous semble prédisposée à laffaissement, reposant non pas sur une passion sincère, mais sur des intéressements ponctuels qui pourraient se dérober une fois quils se verraient satisfaits. En effet, ces générations ajoutent à leur talent ou leur vocation, les contraintes dun environnement qui influence insidieusement leurs manières de penser et décrire. La plupart ayant fui lAfrique (ou sapprêtant à le faire), ils accusent la particularité dêtre « écrivains africains » quand, pour des raisons de confort ou de survie, ils ont déjà adopté la nationalité – et bientôt les positions – de lancien colonisateur. Vivant aux crochets de ce dernier, ils le payent en retour en endossant le discours de déculpabilisation qui lexonérera du « sanglot colonial ». « Interprètes » dun mode nouveau, ils se tiennent comme leurs glorieux précurseurs entre le peuple et lancien colonisateur, de façon à détourner léventuelle vindicte sur eux, en même temps que, par leurs livres et leurs discours, ils contribuent à ensemencer les valeurs exogènes qui asseyent la domination blanche. Cest en cela quils se prêtent aux contraintes des éditeurs occidentaux et aux attentes de leurs publics, même sil faut cracher pour cela sur leurs derniers restes de principes. Quimporte, du moment quon peut espérer obtenir un prix prestigieux, faveur qui accentuera la faiblesse des institutions littéraires africaines et donnera à leur exil le halo dhéroïsme qui lui manquait. Ils pourraient dès lors revendiquer la statut décrivain tout court, et non plus celui « dafricain », du moment quils seraient en phase avec les tendances occidentales les plus modernes en matière décriture, celles qui oblige tout romancier moderne du « soupçon », à se mettre à quête de nouveau rivages esthétiques, plutôt quà la recherche désespérée dune Afrique « fantôme ». III.2. Lanti-négritude comme affirmation de la négritude Autant la négritude avait voulu rompre avec un ordre de vexations, autant elle proposait à la place un système de valeurs et un corpus de savoirs. Les propositions de Senghor ou de Cheikh Anta Diop, concernant « ce que lhomme noir apporte », « lunité culturelle de lAfrique », restent les plus généreuses et les mieux charpentées de la pensée africaine. Au contraire de leurs successeurs qui se plaisent et se cantonnent dans la diatribe et lauto-dérision. Ce décalage est dautant plus manifeste que la vérité des textes et le cheminement collectif des « nouveaux romanciers » laissent entrevoir une parenté inaliénable entre les deux générations. Etablissant la poétique de la « nouvelle génération », Papa Samba Diop note que « les discordances davec les précurseurs, peuvent nêtre que formelles et les restaurations simplement langagières. [Pour beaucoup décrivains] les points dancrage au continent restent les mêmes » [21]. Et nous ajoutions que, pour les deux générations décrivains, « le rapport à lécriture repose sur un imaginaire ou une mythologie qui senracinent dans le patrimoine culturel africain» [22]. On peut ainsi souligner avec Mongo Mboussa la parenté séquentielle et thématique de Laventure ambiguë (1960) avec des textes récents comme Limpasse (1997) et Bleu, blanc, rouge (1998). Cest, au-delà des spécifications, le même cycle de déracinement, le dialogue malaisé des cultures et limpossible synthèse. Mais « nouvelle négritude », la génération de la migritude lest aussi par une assomption identitaire qui répète inconsciemment le processus de la négritude. Se parer de sa faiblesse présumée comme dune force, comme dun bien inaliénable. À la différence notable que là où les tenants de la négritude retournaient à leur patrimoine ancestral, les écrivains de la migritude se caractérisent par leur volonté de rupture. Homme tout simplement, déchargé de toute responsabilité collective ou universelle. Son leitmotiv obsessionnel, en finir, rompre avec… Mais se dire « un homme comme les autres » alors que lordre colonial, pour être désormais invisible, nen resserre pas moins son étau, nest-ce pas renier sa liberté et inviter la masse à sincliner ? On pourrait dès lors retourner à la migritude lobservation ironique que V.Y Mudimbé avait adressée naguère aux tenants de la négritude : Pour lAfrique, échapper réellement à lOccident suppose dapprécier exactement ce quil en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusquoù lOccident, insidieusement peut-être, sest approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre lOccident, ce qui est encore occidental ; et de mesurer en quoi, notre recours contre lui est encore peut-être une ruse quil nous oppose et au terme de la quelle il nous attend, immobile et ailleurs [23]. Notes 1] Montesquieu, Esprit des Lois, 1747. Bibliographie 1/ Romans ANANOU (David), Le fils du fétiche, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1971. 2/ Textes théoriques CHEVRIER (Jacques), « Une radicalisation du discours romanesque africain, ou de lobscène comme catégorie littéraire », in Notre Librairie, n° 142, Actualité littéraire 1999-2000, pp. 34-45. |
LE ROMAN SUBSAHARIEN POST-COLONIAL
Ce texte publié par Ludovic Obiang est une charge argumentée. Bien argumentée. Mais je me demande parfois si un bon argument relève toujours d’une bonne herméneutique du texte. Enfin, bonne lecture!