La loi de Forsoh [III]
Douala, trente juillet
Marguerite, ma chérie
Cest laube. Quelle nuit ! Je viens tout juste de regagner ma chambre et me voici déjà, la tête courbée au-dessus de mon bloc-notes, prêt à te faire part de tous ces vécus dilatés qui campent encore dans ma mémoire, associés à ma soirée avec Forsoh. Je te rassure tout de suite : je nai pas fait de folies. Tu me connais assez bien pour savoir que je nen fais presque jamais, sauf avec toi, à loccasion. Après mêtre rafraî- chi près de la piscine, à lombre dun bananier haut sur pied et aux larges feuilles ovales et vertes, je rejoignis en fin de compte Forsoh au bar de lhôtel. Nous discu- tâmes de choses et dautres, tu sais, tout le menu fretin pour mieux faire connaissance. Dès quil fut à son aise, je menquis de ce qui fait la fantaisie du pays. Il me répondit, un peu dans lembarras, quil y a moult parcours touristiques : des lacs de cratère à leau vert émeraude, des chutes deau vertigineuses ou en casca- de, des parcs naturels avec animaux à létat sauvage, des plages de sable noir, etc. Daprès lui, jaurais dû my prendre plus tôt, depuis Paris, si je voulais en profiter ; néanmoins, il maffirma quil est toujours possible dorganiser un circuit, avec un guide expéri- menté et une bonne voiture de location. Je fis sem- blant de réfléchir un temps, mais au fond de moi lexpression « parcours touristiques » avait ôté lenchantement des premières heures de notre rencon- tre. Ce nest pas ce que je veux voir, me dis-je alors, mais plutôt les gens, ce qui est fait maintenant par les mains de gens qui vivent maintenant. Peu après, je lui rétorquais que ce sera pour la prochaine fois ; cependant, jétais disposé à découvrir ce qui se fait de mieux dans la ville. Il fit alors un sourire presque enfantin, et lâcha : toi, tu es bien dici.
Jattendis donc mon baptême du feu assis confortablement dans un fauteuil en rotin, à regarder des jeunes cadres discuter autour du bar. Quelle drôle de sensation que dêtre chez soi comme en terre étrangère, pensai-je dans un moment doubli, puisque dans le fond je suis étranger, même si à chaque coin de rue je ne suscite pas léveil de ce regard mi-curieux mi-interrogateur, souvent adressé aux étrangers pour bien marquer la différence, pour dresser une ligne de forti- fications entre eux et nous ; ma chance était dêtre considéré comme faisant partie du décorum ; il métait donc aisé de garder un certain recul, qui ne paraissait suspect à personne. Cette distance-là me troubla profondément, car je me rendis à lévidence que je navais jamais observé des corps de si près, des corps expressifs, tout en mouvement et en gestes, signes dune certaine façon dêtre, de se placer au monde, qui me sembla sur le coup exubérante ; ces corps jeunes semblaient manifester à chacun de leur geste la tentation doccuper lespace, tout lespace, de le remplir ; parfois même ils saidaient de leur voix, des voix haut portées par la bonne humeur, ou alors simplement la joie de la rencontre entre amis. Par moments je mamusais à deviner leur état desprit, me demandant alors si ils ne se jouaient pas tous une gigantesque comédie, dont ils ignoraient le scénario. Malgré ma perspicacité, il faut avouer, ma chérie, que je ne sus pas y répondre. En outre, jentrais déjà de plain-pied dans le préjugé, chose que je me suis promis pourtant de supprimer de mon esprit. Alors, je deman- dai à Forsoh de me présenter à ces jeunes personnes, quil semblait si bien connaître.
Je passai le restant du temps à échanger (jécoutais plus que je parlais) avec ces jeunes cadres pour qui, selon leurs dires, lavenir était radieux et plein de promesses. Sur le coup de minuit et demie, Forsoh se libéra enfin et me conduisit dans un cabaret étonnant, quil garda en secret malgré mon instance lors de notre trajet en taxi, et quil ne me révéla que lorsque nous y fûmes, en prenant lair cérémonieux dun ouvreur des cabarets de jazz de la cinquante deuxième rue, dans les années quarante. Welcome to the Nouveau Madrigal, hurla t-il, pendant que je levais les yeux sur la façade nue, égayée par la triste lumière dune ampoule rouge ; il ny avait aucune enseigne, aucun panneau portant ce nom. Pourquoi le Madri- gal ? lui demandai-je alors. Il éclata de rire, puis me dit de garder encore un instant ma curiosité dans mon ventre, et me poussa à lintérieur. Je fus saisi dans limmédiat par une forte odeur de fumée de cigarettes mêlée à la transpiration, qui méchappa peu après, alors que nous nous enfoncions parmi les noceurs pour rejoindre le coin des artistes, me souffla t-il, une sorte de réduit meublé de fauteulibération à Baden, pour que la boite de Pandora sentrouvre ; maintenant, la soirée au Nouveau Madri- gal a fini de me déciller les yeux. Il a fallu que je fasse ce voyage pour voir ce que jessayais de fuir, et Forsoh avec sa fameuse loi, que je me refusai dabord de considérer, me demandant même si dans son intention elle métait destinée, ce à quoi, à première vue, je ne pouvais croire, puisquil ne me connaissait pas.
Jai aussi limpression de nêtre pas parti bien loin ; je suis ici comme si jétais là-bas. Dailleurs, lors de notre second rancard, quand tu me demandas si mon arrivée en France avait été un choc, je tavais répondu, ten souviens-tu ? que javais le sentiment davoir toujours été ici ; cest comme-ci jétais juste descendu chez Debauve & Gallais pour te prendre tes pistoles préféréeoutes à vendre. Je les regardai donc, un peu gêné, et je fus saisi par lune delle, qui représentait une fillette, le dos tourné, avec de longues tresses lui tombant sur les épaules, et sur ses omoplates, deux yeux grands ouverts retenaient deux larmes vermeil. Je lachetai au prix quil mindi- qua, et surprise, ce peintre me dit après avoir empoché son pèze, que lart ne doit servir quà nourrir son homme, le reste nétant que discussion de petit bourgeois.
Sur le coup, ma chérie, je compris ton attache- ment aux Arts. Quant à moi, jétais loin de me douter que lachat dune toile inspirerait mon approche de ma terra incognita, quelle me donnerait un substrat quil suffirait ensuite de retrouver chez les gens. Je les ai tous photographiés, ces artistes ; dailleurs, je me demande si, avec la faible lumière du cabaret, tu pourras y distinguer quelque chose. Ma chérie, je comprends mieux maintenant ton attachement aux Arts. Avant de rencontrer la bande à Forsoh, cette préoccupation ne mapparaissait que sous limage dun orviétan pour chasser lennui, pour fuir la laideur quotidienne du monde ou laménager à ma guise. Te souviens-tu combien je traîne le pas lorsque, comme tous les dimanches soirs, nous allons au Théâtre ? comment je mintroduis dans le bureau, peu après que tu ty sois retirée, derrière tes carnets et tes encyclopé- dies ? comment je te prends dans mes bras, tembras- se, te dis que tu me manques déjà, que je me mennuie sans toi à mes côtés, et que toi, tu souffles dimpa- tience mais te laisses faire ? Cest ce refus-là qui prend le dessus, alors que dans mes entrailles je suis animé par la même recherche dabsolu que toi : cest peut-être ce que jai pressenti en toi au premier abord, et qui fait que nous soyons toujours ensemble. Pourtant, je refusais de le voir, et il a fallu ce week-end de la libération à Baden, pour que la boite de Pandora sentrouvre ; maintenant, la soirée au Nouveau Madri- gal a fini de me déciller les yeux. Il a fallu que je fasse ce voyage pour voir ce que jessayais de fuir, et Forsoh avec sa fameuse loi, que je me refusai dabord de considérer, me demandant même si dans son intention elle métait destinée, ce à quoi, à première vue, je ne pouvais croire, puisquil ne me connaissait pas.
Jai aussi limpression de nêtre pas parti bien loin ; je suis ici comme si jétais là-bas. Dailleurs, lors de notre second rancard, quand tu me demandas si mon arrivée en France avait été un choc, je tavais répondu, ten souviens-tu ? que javais le sentiment davoir toujours été ici ; cest comme-ci jétais juste descendu chez Debauve & Gallais pour te prendre tes pistoles préférées, et que jétais allé traîner du côté du quai Malaquais un peu avant de rentrer, te sachant au calme à mattendre. Tu trouves peut-être étonnante cette affirmation, hein ? Dis vrai que tu la trouves étonnante ! Pour moi, par contre, elle coule de source. Pourquoi ? Tu veux savoir pourquoi je le sais ? Alors je vais te dire pourquoi : cest tout simplement parce que mon attention ne cherche quà capter les aspirations des gens. Voilà pourquoi. Maintenant, je comprends que cette manière bien à moi de porter mon regard sur les autres est dans le fond une attitude dartiste ; un artiste sans art, me diras-tu ; je te répondrai que cest peut-être cela vivre sa vie et non celle dun autre, la loi de Forsoh, que je reprends ici à mon compte, puisquelle résonne si particulièrement en moi.
Plus tard dans la soirée, la voix du speaker annonça le début du spectacle tant attendu : une chorégraphie inspirée dune danse des récoltes prati- quée dans le temps par les femmes des hauts plateaux de louest. A les regarder sautiller sur lestrade, y prendre appui pour ensuite senvoler, je reconnus cette volubilité des corps, cette tension vers lespace que javais deviné chez les jeunes cadres au bar de lhôtel. Au beau milieu du spectacle, Forsoh me cria à loreille (sa voix émergeait à peine du tumulte polyphonique des trompettes à corne, des xylophones, des guitares électriques, des tambours daisselle et des castagnettes enfilées aux chevilles des danseuses) que cest cela le Nouveau Madrigal, Monteverdi, lItalie, la Renais- sance : ne vit pas ta vie comme si tu vivais celle dun autre.
Ton char des dieux
© Timba Bema, 2007