Les petits trains rouges
Bruxelles Karl Van der Mergheen
venait juste de sinstaller dans le siège
77B du compartiment central de la
voiture presque vide du rapide
de 12H06 pour Oostende
( ) je nai jamais cru aux diseuses de bonne aventure et encore moins aux faux parleurs du même genre, mais je dois accepter que ça mest tombé dessus sans crier gare, au bon moment, sentend celui où je my attendais le moins, puisque je ne faisais que marcher, sortit plus tôt que prévu de mon dixième entretien dembauche du mois, opérateur funéraire dans une compagnie de pompes funèbres, et dire que jen suis arrivé là après avoir raté toutes les offres disons normales, jétais donc en quelque sorte obligé de prendre le premier boulot qui me tomberait sous la main, façon de parler, au risque de perdre mes droits au chômage, et ça cest pas bon, du tout du tout, mavait prévenu la dame de lOffice, le sourire crispé, un peu comme cette autre qui venait en face de moi, tailleur strict et cheveux au vent, avenue des Arts, je marchais au calme à lombre des buildings aux vitres teintées, mon attaché-case bien empoigné, et je venais de desserrer le noeud Cavendish de ma cravate à pois lorsque soudain, sans rien voir venir, tu crois vraiment, déboula devant moi une femme empotée drapée dune longue jupe noire à volants surmontée dun tablier à guirlandes froufroutantes coulant de la taille jusquaux chevilles, un foulard blanc immaculé couvrait sa tête à hauteur des sourcils, une femme délurée pensai-je alors, avec un regard immobile de braise et de malice, sans doute accentué par le surlignage de ses cils au crayon noir, et je supposai aussitôt une tzigane, et dire Karl que tu ne te trompais pas, cétait bien une tzigane, cest-à-dire la possibilité théorique dune entourloupette, oui Karl, très cher, tzigane = entourloupette, mais à peine me repris-je de la surprise créée par cette quasi apparition quelle me tomba dans les bras et se mit à hurler, les passants impassibles, indifférents, la femme en tailleur au loin, les cheveux fondus dans le vent, et la voix qui malerta, jai vu en vous mon bon ami lança t-elle, jai vu en vous, vous êtes chômeur nest-ce pas, ne dites surtout pas le contraire, je la regardai les yeux écarquillés, il fallait que ça tarrive à toi me dis-je, osant à peine répondre je fleurais déjà le sale coup, mais dans cette meute indifférente de faiseurs de chiffres et de pas tout autour, aucun regard oblique ou déporté, aucune mimique simiesque ne trahissait une quelconque complicité malgré mon zieu-ta-ge insistant, et je compris que sen était fait pour moi, la belle excuse Karl, pourtant je ne pouvais plus me départir delle, happé sans nul doute par une curiosité malsaine, et la femme, appuyant un sourire narquois, me tira vers le vestibule dun des buildings à proximité, puis me révéla quelle sait mon nom, je ne pus que soupirer lorsque je lentendis siffloter entre ses dents jaunes et ravinées, et cela éventa en moi tout soupçon dorgueil, je navais rien à perdre, ni rien à gagner non plus, alors rien ne mempêchait de rester et découter, histoire de rire à la gueule de la grisaille galopante, lorsque la femme me dit quelle voit pour moi une grande chose, imprécise mais elle voit, un train vers Oostende, un train dans lequel mattend quelque chose, la plus grande surprise de ma vie, que pour rien au monde je ne devrais rater ça, elle a dit pour rien au monde, quest-ce quelle connaît des priorités du monde cette grue, jaurais dû le lui dire, droit dans les yeux, et peut-être elle maurait laissé tranquille, au lieu de cela je lécoutais me prévenir, interloqué par ma passivité, que cest aujourdhui ou jamais, des (insanités) javais pensé, et tu as osé par la suite lui demander ce qui tattend, et elle te la dit non sans appuyer un air quêtant quelque lueur dans le gris là-haut, quelle voit Rouge, puis elle te rassura aussitôt que cest rien de bien grave lorsquelle te vit sursauter, pas de danger ajouta t-elle, cest Rouge, un point cest tout, attention Rouge dans le train, je suis défait, ce sont des sornettes je narrêtai de me dire, dans un autre contexte, comme par exemple avec mes potes de la bande à Freddo, Freddo Caspinieri, je ne lui aurais même pas laisser le temps de servir sa sauce, je laurais rabrouée, sûr que Freddo ce serait aussi bien amusé, et pour men débarrasser sans fracas je lui tendis quelques piécettes, pensant à toute la comédie quelle dût joué pour tirer des miettes, mais à ma grande surprise la bonne femme refusa dun signe (vif) de la tête, mais dis Karl que tu pensais quelle voulait te flouer, non je ne dirais pas les choses comme ça, dailleurs je fais très peu confiance à mes intuitions, parles pour toi Karl ou alors penses, et je lui présentai donc un billet, dix zeu-ros dun blé maudit, et là aussi elle refusa dun signe énergique, la mine dessinant la déception, puis elle laissa tomber les épaules et me dit quelle nest pas comme ça, je ne sais plus à quoi jai pensé sur moment mais tant mieux que je men souvienne plus, ce nest pour de largent quelle ma dit ça, il faut que je la crois, et pitain di pistournelles comme dit Freddo, que je lai cru comme un mouton, la preuve, me voici assis dans ce train, quelques têtes en vue dans le compartiment silence, sinon rien à signaler pour le moment, et aussi, joublie, lempotée qui dit avant de me quitter, me prenant presque dans la chaleur de ses vêtements exhalant une odeur forte de naphtaline, et jai alors pensé quelle se conserve à la naphtaline, écrasant par la même occasion un sourire en coin vite amortit lorsquelle ma soufflé que jai rendez-vous avec Rouge, Rojo tú conoces eso, peux pas dire lheure, les signes ne sont pas aussi précis que ça, mais cest avant la nuit, puis elle sest engouffrée dans la bouche du métro Arts-Loi et mon premier réflexe fut alors de vérifier que mon billet de dix était encore dans ma poche, et voici et voilà, je suis dans le rapide pour Oostende, douze heures quinze à ma montre jai rendez-vous avec Rouge
Ghent ? entrée en gare, le train ralentit
le cadran de la tour de lhorloge
couleur brique de terre rouge
en vue, la façade du quai
délavée et moisie
( ) jai pensé cest sale et triste, fermes les yeux sur tout ça, lorsque la voix denceinte alerta, deux minutes darrêt mesdames et messieurs, je me tassai contre la fenêtre tiède, devinant lempressement des passagers à quai, et me redressai lorsque jentendis les craquements dune colonie de jeunes touristes allemands, fiers comme des perroquets sortis de cage, et je pensai à la tzigane, je lavais oublié celle-là, et après le passage des allemands pour le fond du wagon où ils prirent place, je fus foudroyé des yeux dun vert timide qui regardaient chaque fois un calepin en cuir rouge puis dans ma direction et se décidèrent davancer dun pas incertain, elle portait un paletot en velours rouge, le cheveu auburn coulant et lisse, sans fard ni mascara, des lèvres gonflées comme un fruit mûr de jujubier, et ses joues roses quelle me tendit lorsque parvenue à ma hauteur, cest bien toi fit-elle en sasseyant dans le siège en face sans attendre ma réponse, je cachai ma surprise par un sourire rond de circonstance, elle me regardait à peine, puis dit que cest pénible pour elle de se mettre en face moi, je lui proposai alors, tâtant le siège à côté, de sinstaller plutôt là, elle obtempéra sans ciller, rangea son cuir dans le sac à main, croisa et décroisa ses mains humides puis les frotta lune à lautre, elle ne portait pas de vernis à ongles ni de bagues, tout ce que je déteste voir chez une femme, et ému, car il faut dire que tu étais ému, je décidai de jouer le jeu, avec tact et finesse, alors je menquis du cours de ses jours, de ses petites occupations secrètes, en apparence mes mots eurent de limpact puisquelle sursauta, et parant au plus pressé elle me dit que cest la première fois quelle fait ça, je secouai la tête et répondis que moi aussi, tu sais Internet, le filet ou la toile si tu veux, poursuivit-elle, les rencontres du genre mont toujours fait peur, mais avec toi cest différent, je tai senti patient, modéré, élégant, enfin tu me comprends, et te voir là maintenant en costume, je lavais oublié ce costume à rayures, cest plutôt classe, enfin, tu vois, et ton nom dis-moi, Gustaaf_1978, ou Gustaaf tout court, cest ton nom ou alors un pseudo, et je lui dis que cest un pseudo, Karl est mon vrai nom, alors je lentendis souffler, souffla t-elle de dépit ou de bonheur, je nosai la regarder pour men assurer, et toi cest vraiment ton nom, elle émit un oui félin, puis ajouta quelle préfère que ça reste ainsi, Schöner_Götterfunken, Belle étincelle des dieux, elle la trouvé dans un poème de Schiller, Ode an die Freude, ça lui a plu et elle la adopté, alors, ne pouvant pas me retenir, mais aussi, faisant attention de ne pas commettre de bourde, je lui dis que le paletot rouge est une bonne idée, et elle sourit, enfin je lai senti sourire, puis elle a appuyé que ça marche à tous les coups, et aussi quelle est excitée, que je dois la comprendre, elle nest pas une fille de sale vie mais elle a ses fantasmes, dont celui de faire ça dans un train avec un inconnu, puis elle se corrigea, pas tout à fait un inconnu puisquelle sait maintenant que je mappelle Karl, et là jai tout compris, la folle, elle a négocié une passe sur la toile, ou le filet comme son lapsus le lui dire, je suis confus, cétait donc ça mon soi-disant rendez-vous avec Rouge, les chevaux de la colère me convoyaient, mais jessayai de me contenir, Karl tu restes calme, très cher, puis je fourrai ma main dans la sienne question de la rassurer de mes intentions, et elle se détendit, me dit quelle a chaud, je laidai à enlever son paletot que je tins sur mes cuisses, la main caressant le velours soyeux, et là me vint lidée, si elle a chaud je vais lui proposer daller prendre à boire au wagon resto, je lui demandai ce quelle prend, un soda light fit-elle, des scrupules pour son poids la folle, je me levai, mon attaché-case à la main, un sourire en coin, et je fuis cette Rouge en chaleur
En traversant Landegem ? deux arcs dacier
tendus sur la Dérivation de la Lys Puante
sinon rien, rien dautre à voir
que du vert et
du gris
( ) je marchai vers les premières classes, parvenu au vestibule, la porte coulissa, contrôle des tickets, une femme en tailleur grossier, à son approche je remarquai son fez à crête rouge écarlate et à mèche brune, je me dis et si cest elle Rouge, puis soudain je me trouvai ridicule de penser que Rouge devrait sincarner en femme, Rouge féminin, que ton cou est pâle, et tes mains étranges, Rouge ? Femme, tiens-le en mémoire Karl, et alors que je lui tendais mon ticket, je levai les yeux par la même occasion sur sa coiffe doù débordaient ses cheveux gras et ondulés, elle me remercia dun sourire sans autres, je me méprends sur ce plissement de joues, il ny a rien à attendre dune telle bouche, dune telle expression de la bouche pour délier un simple merci, et je me dis cest foutu linnocence, je vis un monde mit sous vide, pourquoi vide dailleurs, je minterroge encore, et ce sourire-là aussi me parut la plus belle victoire du commerce le saint commerce des âmes jy ai pensé sans raison apparente lorsquelle me traversa
Près de Oostkamp un champ de froment
étalé tel le corps dun océan assoupi
des roselins cramoisis, peut-être
voltigent parmi les épis dorés
et les pales des éoliennes
( ) que cest calme par ici, alors je minstallai au pif près de la fenêtre, en face un homme dans la cinquantaine, sévère, tenait un caniche dans sa fourre, excité le toutou par je ne sais quoi, peut-être ma présence, et alors que du coin de lil je suivais les éclats de son poil en pétard, pensant que son maître prends bien soin de lui, un geste brusque du museau me fit découvrir ses barrettes à motif fleurs rouges, tu peux quand même le dire Karl, même si tu naimes pas les chiens, et jai pensé Rouge, des coquelicots, je ne parvins pas à distinguer, Rouge cest quand même pas un animal, dis Karl, puis jéclatai dun rire sonore, et lhomme sévère me sourit avec insistance
Arrêt à Brugge
( ) deux minutes darrêt annonça la voix, et là je fus secoué, je réalisai que jallais vers Oostende, ma ville de naissance, mes amis et mes parents maintenant oubliés, elle a dû bien vieillir mère quest-ce qui ta prit de te mettre dans un bourbier pareil Karl, et à cet instant le sel de cette terre infiniment plate me monta à la tête, je pense que je me suis endormi
Gare dOostende ? salle des pas perdus,
( ) toute cette (histoire) na t-elle pas pour but que de minciter à retourner voir mes parents, ils seraient bien contents de me voir dans cet état, ils men veulent toujours dêtre parti, et revenir à eux serait une perche tendue aux reproches, une façon de me faire comprendre que jai eu tort de couper les liens, (pouah !) je nirai pas, cest décidé, (lhistoire) se termine ici, il faut que jachète un ticket pour Bruxelles, ça mapprendra découter les faux parleurs, les serpents à langue de miel, je décide, je rentre, un tour chez lépicier congolais du quartier et je me mets devant la télé, les sottises parfois ça permet doublier, la tête dans les mains, le marbre du sol dans la tête, soudain vint sarrêter près de moi un petit train rouge, la locomotive et les trois wagons, quest-ce que cest je me demandai alors, lorsque jentendis une voix féminine, mais je tai déjà dit Johan de faire attention avec tes trains, maintenant tu vas texcuser auprès du monsieur et demander à reprendre ton jouet, je souris dentendre dire cela, une pas capable de le tenir comme il faut et qui joue maintenant à la folcoche, des baskets crissèrent, puis une main sappuya sur mon genou et lautre fouilla mon menton, je me relevai, Johan et moi les yeux dans les yeux, et là il ne dit rien, ramassa son petit train et me tendit les bras, ses deux petits trains rouges dans les mains, je le pris sur mes genoux, la femme accourut aussitôt, la mère je supposai à son affolement, à sa surprise, à sa mine dénouée lorsque sa silhouette séclaircit à ma vue, elle dit cest bien toi Karl, je dis oui cest moi, et bon, Johan, cest mon oui cest ton mais je suis gênée Karl, tu vois, le temps ne parle pas, ne parle plus je sus alors, cétait Rouge, le rendez-vous avec Rouge, les petits trains rouges de Johan, et jeus une pensée amicale pour la tzigane aux yeux de braise
© Timba Bema, Juin 2007