La loi de Forsoh [II]
Douala, vingt-neuf juillet
Marguerite, ma chérie
Que ma nuit fut courte, mais agréable. Je me suis endormi comme une masse, après avoir mis ta lettre sous pli, et cest en marche vers la poste que soudain, croisant à un carrefour un couple en train déchanger des au revoir, il ma semblé avoir oublier de técrire combien je taime. Aussi, je vais me rattraper neuf fois de suite dans celle-ci : JE TAIME JE TAIME JE TAIME JE TAIME JE TAIME JE TAIME JE TAIME JE TAIME JE TAIME. Ravie ? Comblée ? Non ! Soulagée ? Oui ! Cest bien ! Où en étais-je ? Le réveil, Bien ! A la sonnerie de lhorloge de chevet, je me levai dun bond : je ne voulais pas manquer lauro- re. En fait, cest lune des rares choses qui soient encore nettes dans ma mémoire. Pour tout te dire, je nai pas été déçu : le spectacle concordait point par point avec celui que javais en tête, de sorte que par moments il me semblait suggérer aux nuages et aux teintes du ciel leur mouvement ainsi que leurs couleurs. Accoudé au garde-corps peint à lhuile verte du balcon de ma chambre, je vis un ciel dun bleu pale et métallique, troué par un filet crème qui prit de plus en plus dampleur, et tout dun coup le frais alors prégnant jusque-là dans latmosphère fut balayé à grands coups dair chaud. Alors je me précipitai sur mon Leica, et clac ! dans la boîte. Tu verras la photographie ; jespère que tu ressentiras ce que jai ressenti.
Ma matinée fut consacrée à peaufiner lapproche de ma terra incognita. Quel meilleur moyen est-il pour cela que de marcher dans les rues afin de respirer à pleins poumons lhumeur des passants et des lieux ? Je me suis même surpris à siffloter daise, tant cette posture de nouvel explorateur mexaltait. Après le lever du soleil je suis retourné dormir, et vers les huit heures jétais déjà au restaurant de lhôtel pour le petit déjeuner ; jespérais rencontrer quelques personnes et pourquoi pas discuter avec, mais surtout être à la poste dès louverture : la fille du service détage mavait dit quelle est sur le Boulevard, à moins de cinq cent mètres de lhôtel. Jai mangé léger : deux ufs durs et une salade de fruits, et, à linverse de mes prévisions, le restaurant était plutôt vide. Le garçon de service, nom- mé Forsoh, allait massurer que la plupart des clients préfèrent rester en chambre, et ne descendent dans le hall que plus tard dans la matinée. Au fond, je nen fus pas peiné, puisque, pour ainsi dire, jai pu faire la connaissance de Forsoh, une masse dénergie double et une humeur, à la fois joviale et profonde. Sa compa- gnie me fit un effet si bizarre, que je mhasardai à lui demander doù il tenait sa force desprit. Il prit tout à coup un air grave, et lâcha : voici ma loi : ne vit pas ta vie comme si tu vivais celle dun autre. Un peu philosophe le cher Forsoh, pensai-je sur-le-champ, mais je me trompais ; il a plutôt étudié la littérature ; une thèse de troisième cycle sur Gide et lautonomie du champ littéraire. Pour diverses raisons il a refusé lenseigne- ment, mais la principale en est que, allait-il mavouer en déployant un sourire large et plein damertume, il se fait le double du salaire dun professeur avec ses seuls pourboires. Par crainte dabuser de sa patience, je nosai me laisser aller aux confidences, comme de lui dire que tu caresses la plume ; dailleurs jétais pressé ; ta lettre brûlait dans ma poche. Au moment de me lever, il posa sa grande main sur mon épaule, expira, et me fit savoir quil mattendait le soir au bar, où il serait de service.
La poste est une bâtisse coloniale plutôt bien conservée, aux murs jaune clair et aux barreaux peints en noir. Lintérieur est un volume cubique, séparé par un parapet surmonté dune baie vitrée. A ma grande surprise, il ny avait pas de file dattente. Aussi, josai taquiner la quiétude de la guichetière après quelle eût oblitéré la lettre, lui demandant quand est-ce quelle arrivera à Paris ? Dans deux semaines au moins, me fit-elle. Je fus alors attristé que tu ne puisses pas recevoir mon courrier plus tôt ; en dautres termes, il te parviendra lorsque je serai déjà rentré à la maison. Cest quand même bizarre comme situation, non ? Deux semaines dattente alors que le trajet dure six heures ! Quoiquil en soit, je me suis fait à cette idée de décalage, avec la satisfaction quà mon retour, il ne sera pas nécessaire de te conter mes péripéties, puisque peu après tu recevras mes lettres. Jespère seulement que tu nes pas déçue. De mon côté, le bal infernal des moto-taxis sur le Boulevard finit par aggraver ma déception ; aussi, dans lurgence de la fuite, je décidai de rallier le port (maintenant que jy repense, je revois le golfe du Morbihan). La route était simple à deviner : il fallait juste descendre le plateau et rechercher les berges du fleuve. Je mengageai donc dans des rues parallèles, câlinées par lombre naissante de grands tamariniers et aux trottoirs en dalles de béton ; je me sentais apaisé, libéré de tout, un peu comme si le temps ne comptait plus, suspendu quil était alors, quelque part entre ma tête et les cimes en fleur. Même lagitation des débardeurs autour des camions rangés devant les vitrines anonymes de quelques magasins me semblait paisible, pourtant Belzébuth sait quils ny allaient pas de main morte ! Lair dici minstillait une forte impression de relâchement, malgré lempreinte grise sur les nuages, qui seyait parfaitement avec le délabrement des façades, conquises par des bancs de mousse cuits et recuits au soleil. Lorsque, au bas dune pente douce, la sirène dun tramp sur le départ retentit, je levai la tête au ciel, et mes narines furent aussitôt envahies par une odeur de fange, mêlée à celle du poisson bondé sur le pont supérieur dun chalutier. A cet instant là, mon cur palpita à lidée que le port était proche. Je longeai le quai au pas lent, salué à chaque mètre parcouru soit par des matelots pimpants dans leur combinaison immaculée, soit par des dockers torse nu et tee-shirt noué en foulard sur la tête, ou soit par des comptables dentrepôts en bras de chemise.
Plus loin, près dune plage en apparence peu fréquentée, pointait le promontoire en bois dune marina avec sa dizaine de hors-bords et de yachts à quai ; en face, la poupe rouillée dun navire coulé saillait hors de leau ; dans les terres, un club équestre dont je naperçus que la fresque peinte sur le mur extérieur, représentant une scène de fantasia menée par des hommes enturbannés, montés sur des alezans au profil longiligne. A ma grande surprise, je tombai sur trois pêcheurs, qui remontaient leur pirogue bondée de poissons sur les berges ; leur sourire simple et sympathique mincita à arrêter ma course, pour les regarder terminer leur manuvre. Une brise tiède venait taquiner de temps en temps la sérénité des berges, où était montée une poignée de paillotes, dans lune desquelles les pêcheurs minvitèrent à les rejoindre, autour dune dame-jeanne de vin de palme fermenté avec des copeaux décorce de kapokier, ce qui lui donnait une légère pétillance en bouche. Nous avons passé la nuit en mer mais il y a de moins de moins de poissons, me dit lun deux, tandis quun autre servait le vin dans des coques de noix de coco. Oui, ajouta lautre, affalé juste à côté de moi. Il faut aller chercher le poisson de plus en plus loin, vers la pointe de Calabar, conclut-il avant déclater dun rire sismique, qui secoua aussi les autres. Moi, je ne pus que plisser légèrement des lèvres, ne comprenant rien à rien à leurs manières. Après avoir trinqué, celui qui nous servait me demanda doù je viens ; il ne voulait pas paraître curieux mais, me souffla t-il, il était plutôt rare de voir des baladeurs de ce côté-ci du fleuve. Que pouvais-je lui rétorquer, sinon toute la vérité, à savoir que je suis né ici, que je vis en France, que je suis là pour de courtes vacances, une semaine. Lautre, laffalé, se redressa bond : ah la France ! Il y a beaucoup de poissons là-bas ? Je fis non ; les pêcheurs doivent aussi aller le chercher de plus en plus loin, parfois même jusquà nos côtes. Ils éclatèrent à nouveau de rire. Par la suite, jallais me rendre compte que je riais de bon cur avec eux, sans savoir pourquoi. Ma chérie, est-ce cela le bonheur, que de rire avec des inconnus pour un rien ? Si tel est le cas, alors, avec ces trois pêcheurs, jai été bien. Se pourrait-il que ce soit à cause du vin ? va savoir !
Dans un moment je descendrai au bar à cocktail près de la piscine ; je te raconterai demain la soirée avec Forsoh.
Ton char des dieux
© Timba Bema, 2007