
La loi de Forsoh [I]
Douala, vingt-huit juillet
Marguerite, ma chérie
Il est une heure seize et des poussières à lhorloge de chevet : le temps ici. Sans doute une heure de plus à Paris : le temps entre nous. Te rends-tu compte ? rien quune heure de décalage, malgré cette forêt et ce désert et cette mer, comme autant dabysses insondables creusés parmi nous ; une heure de décalage, et je te suppose loin, très loin déjà, noyée dans un sommeil paisible, tout à mon opposé. En même temps, je mimagine, jimagine que je veille sur ta paix, comme presque tous les soirs, lorsque lheure est venue déteindre ma lampe ; parfois, il tarrive de tressaillir au contact de mes lèvres sur ton cou, et de balbutier quelques paroles confuses, puis de te rendormir, sereine. Ici, cest le Parfait Garden, lhôtel en plein cur de ville où je suis descendu ; ma chambre avec balcon est au dernier étage, tout près des nuages ; le panorama, déjà saisissant depuis langle du hublot, quand nous traversâmes la mangrove irradiée par le dernier soleil du jour, est encore plus magnifique, vu de la porte-fenêtre ; à mes pieds, le Boulevard de la Liberté et ses conocarpes aux troncs chaulés à demi-hauteur, ainsi que ses rares lampadaires crachant leur ambre sur la nuit tiède et sans étoiles ; au loin, le bal multicolore des cargos accostés au port, pareils à un banc de lucioles suspendues à jamais dans les airs ; enfin, en arrière-plan, une bande sombre étirée en longueur, infinie, que je devine être, la porte dentrée en mer.
Déjà dans lavion, jai ébauché cette première lettre, conviant mes pensées au hasard des mots, avant de les transcrire et de les détailler sur ces feuillets que tu tiens dans tes mains, allongée, je te vois dici, cerclée de nos coussins daspect daim, dans le divan en ébène de Mangkasar que tu affectionnes tant ; Alcibiade, notre chat persan, te rode tout autour, comme à son habitude. Je venais à peine de me réveiller dune courte sieste, suite au déjeuner, lorsque lune des hôtesses, de sa voix sibylline, peut-être parce quun tantinet enrouée, annonça que nous venions de traverser le Sahara ; lenvie de técrire massaillit soudain, et je tirai de mon bagage à main le calepin en cuir rouge, celui que tu mas offert pour le nouvel an, mais que je nutilise presque pas. Après lextinction de sa voix, je me suis dis : mon vieux, cest loccasion ou jamais de le noircir.
A la sortie davion, le premier malaise qui mhabita fut celui de leffet de la chaleur ambiante sur mon corps dés-habitué, une sorte de chaleur humide qui me suggéra aussitôt lidée dêtre à proximité dune bouilloire fumant à pleine vapeur, mais cette dernière se dissipa très vite après une bonne coulée de sueur ; par ailleurs, joubliai aussi ce malaise lorsque, ma valise récupérée sur le tapis de réception, je vis des familles venues nombreuses, prendre dans une étreinte enthousiaste et joviale les leurs rentrés de voyage. Jeus alors un petit pincement au cur, et pour tout técrire, le regret que personne ne soit venu mattendre, me resta un certain temps en travers de la gorge ; cependant, joubliai tout cela sur le parvis lorsquun taximan, beaucoup plus vif que ses confrères, eux aussi en alerte, marracha des mains ma valise à roulettes pour la porter dans la malle arrière de sa voiture, jaune comme les taxis de New York ; il mouvrit ensuite la portière à la hâte, sous les huées des autres taximen, et, une fois installé, il me dit, avec une pointe dhumour et de dérision dans la voix : bienvenue au far ouest ! Le trajet en autoroute fut plutôt agréable. Malgré le reflux de la fatigue du vol sur mes paupières, je pus quand même fixer en mémoire quelques détails dobjets, tel un amas de carrosseries tressées entre elles, ou un panneau publicitaire lessivé par la pluie, qui semblaient comme naturels dans les paysages, déjà insolites, que nous traversions pourtant à vive allure ; à la fin, ce sentiment entraînant daller à travers le temps fut altéré à notre entrée dans la ville, à cause des cratères miniatures qui jonchaient le bitume, entraînant le véhicule dans une série de bonds, qui me jetèrent hors de la rêverie où peu à peu je mabandonnais, les paupières mi-closes, enfoncé dans la banquette arrière, recouverte dune fausse fourrure de léopard.
Tu sais, ma chérie, que cest avec grande peine que je tai quittée. Te voir pleurer sur ma poitrine, dans la salle dembarquement à Roissy, mavait fendu le cur ; et pourtant je te disais de te calmer, que je partais juste pour cinq jours quatre nuits. Tu ne devais pas me croire, puisque, tu voulus savoir si je te reviendrai. Quelle idée de penser que je pouvais te quitter ainsi, comme un vulgaire bourreau des curs ! Pour tout técrire, je narrivais plus à respirer dans Paris, et pourtant tu sais bien que jaime Paris, lautre ville, en plus de Roma, bien sûr, où chaque lieu me parle dune voix toute autre, comme notre petit appartement de la Rue des Saints-pères, dont nous nous plaisons à alterner lameublement avec la succession des saisons : le mobilier art déco, héritage de ta grandtante Esther, pour lhiver ; et le style sahélien, par lequel nous avons séduit lors de notre voyage à Tombouctou, pour lété. Ainsi, ma chérie, il fallait que je parte. Vingt années sans voir ma terre, cela métait devenu insupportable. Et dire que je reportais toujours à plus tard ce voyage, ces vacances sans pareil, vite devenues dans mon esprit, ni plus ni moins quune éventualité, une simple éventualité que je me plaisais sans doute à ne contempler que comme telle, te disant, me disant par ricochet, que je porte mon pays dans lâme, que par nécessité, je le connaissais de fond en comble, que je ny ai plus rien à découvrir, ni personne de proche à fréquenter, depuis que Maman vit à Mississauga chez mon frère Arbogast, sinon peut-être quelques rares personnes dont la compagnie a jadis peuplé mon enfance, ou mieux, les souvenirs que je garde de mon enfance. Il fallait que je parte, ma chérie, pour ces vacances sans pareil. Cependant, je regrette de navoir pas su te lexpliquer en toute simplicité, afin que tu comprennes, à défaut de me comprendre. Ce nest que bien plus tard, à lannonce de la fin de notre traversée du désert par lhôtesse de lair, quand je me suis rendu à lévidence que nous étions séparés par la Méditerranée et le Sahara, la reine des mers et le roi des déserts, que jai réalisé combien javais été peu délicat avec toi, par maladresse ; cest peut-être aussi le résultat de cette sale habitude que jai de ne pas savoir terminer mes phrases.
Maintenant que tout est à peu près clair dans ma tête, je peux técrire comment mest arrivé ce désir aussi fort que pressent de partir. Tu te souviens, pour le week-end de la fête de la libération, nous avions décidé sur un coup de tête de partir en voiture pour Baden, dans le golfe du Morbihan. Javais envie de revoir la plage où jallais souvent pique-niquer avec mes copains de faculté, lorsque jétais aux études ; un coup de tête, à vrai dire, comme celui qui me prit de prolonger notre course jusquaux côtes sauvages de Quiberon. Pourtant, tu sais que je ne suis porté à la nostalgie, ce sentiment vain de regretter des choses passées, comme si rien de meilleur nest à venir, ne peut surgir de la monotonie des jours ; un sentiment de lâche, je te dis souvent ; et toi, tu plonges alors tes yeux damande brûlée dans les miens, sans un mot, juste ton petit sourire en coin, ton sourire bête et médusé que jaime tant. Ma chérie, il me semble que cest là où tout sest précipité. Enfin ! pas précipité, mais où jai eu ce sentiment de vide. Remarque ! jai écrit vide, pas absence. Bien sûr que tu es quelque part là dans mon cerveau ; ne va surtout pas croire quau bout de sept ans à peine de vie commune, je mennuie déjà de toi. Non ! ce vide que jai ressenti était dune toute autre nature : la conjonction de plusieurs évènements. Dune part ces falaises, comme déchiquetées à la scie du tonnerre, et le remous impétueux des vagues. Comment ne pas se sentir troublé lorsquon est face à cette brutalité de la nature ? Comment pouvais-je me refuser à létreinte de ces sensations brutes, alors que tu étais là, à mes côtés. Je nous y vois encore, serrés lun à lautre ; tes cheveux blonds, sentant lextrait de fleur doranger de ton shampoing, me chatouillaient la nuque ; le vent frappait contre nos fronts, contre nos corps tout tremblotants de bonheur. Oui, ma chérie ! Là, jai ressenti le premier élément de ce qui constitua plus tard ce vide. Dautre part, te souviens-tu de ce livre que tu mavais donné à lire ? Monsignor Quichotte de Graham Greene, si mes souvenirs sont exacts, me disant : tu dois lire ça, mon char des dieux. Cest ainsi que tu me surnommes depuis le jour où je tai révélé cette désignation poétique de la plus haute montagne de ma terre. Et moi de refuser : diable, que je déteste la fiction ! Et toi dinsister : je ne te dirai rien du contenu pour ne pas fausser ton jugement, mais tu dois le faire. A la fin, je tai suivi ma chérie, jai suivi ton ordre serein, et jai été ébloui par cette phrase qui mest restée à lesprit, revenant à ma conscience de manière récurrente : à ces tressaillements on reconnaît lamour. Ten souviens-tu ? je lavais copiée avec un bâton de rouge à lèvres sur le miroir de ta coiffeuse, cette phrase qui me trotta à lesprit durant tout le trajet !
Voici donc à peu près ce qui mest arrivé : lorsque nous étions perchés sur la falaise, serrés lun contre lautre, le vent de face, cette phrase me revint à lesprit, plus comme une simple répétition dans la si simple mécanique mentale, mais avec tout le poids du vide, une manière de tressaillement que je ne pouvais tirer nulle part ailleurs que dans la terre où jai fait mes premiers pas sur ce monde. Voilà. Et je men veux de ne pas avoir pu te lexpliquer à temps, mais jespère que tu me comprendras, comme tu as toujours su me comprendre. Surtout, ne vois pas dans ma démarche un attrait pour la nostalgie, ni une quête vulgaire de la mémoire, dun passé, ou de mon histoire, mais rien que la volonté de sentir le sein de cette terre, ma terre, devenue tout à coup à mes yeux une terra incognita, lorsque, à laéroport, je passai le contrôle de la douane.
En ce moment je te vois frétiller de curiosité ; tu veux savoir comment je vais occuper mon temps ; tu te redresses même, le dos appuyé contre la tête du divan, et lodeur de lébène porte ton imagination de ce côté-ci du monde. Toutefois, je dois consentir que cest une matière à laquelle jai à peine osé penser, avant de me mettre à técrire ; tu connais ma phobie de la planification, des loisirs de masse ; dune certaine façon, il me semble pourtant avoir voulu éluder la question, par souci de ne pas me retrouver sans solution, et de douter par la suite des mobiles de mon voyage. Par contre, je peux déjà te confirmer que je nirai pas visiter de lieux dits touristiques ; dailleurs il ny a que la nature à voir ici, ou alors, si tu veux, aménagée exprès pour les touristes ou pour la sainte et bonne cause de la préservation des espèces. Tout cela sent le surfait et le manque dhistoire, les lieux sans empreinte digitale, sans rature du temps et sans fonds merdiques, pour ne pas écrire sans vie. Moi, jirai à la rencontre de la vie, la vie telle quelle se vit ici, dans ses formes et ses éclats ; ce sera une certaine façon de palper le pouls de cette terra incognita, de me fondre dans cette masse grouillante et transpirante, tout en gardant une certain distance, la petite distance quil faut pour sentir les choses et les êtres tels quils se révèleront à moi, tout à lheure, dans la couleur diaphane du jour ; en somme, je veux sentir lempreinte humaine dans les objets que je verrai, et, en même temps, retrouver dans ces objets les personnes que je rencontrerai. Tu penses peut-être : mon chéri, quest-ce quil est fou ? Peut-être même que tu mapprouves sans comprendre. En tous cas, ma chérie, cest ainsi que je veux vivre ces vacances.
Maintenant, tu sais tout de ma démarche. Comme je te lai dit à Roissy, je ne te téléphonerai pas ; cependant, je confirme ma promesse de técrire tous les jours. Je dois même tavouer quécrire au lieu de téléphoner me permet dancrer, peut-être à jamais, la foule des choses vécues dans ma mémoire ; cest un moyen bien trouvé de se soustraire de linutile, de ne pas sengouffrer dans le superflu de la conversation, ne penses-tu pas ? En outre, ma chérie, je ne tenverrai pas non plus de cartes postales ni tout le bazar du même genre ; par contre, je ferai plein de photographies. De quoi ? je nen sais rien encore, mais toujours est-il que jen ferai. Dailleurs, jai limpression de ne pas avoir pris assez de pellicule…
Ton char des dieux
©Timba Bema, 2007