La vie secrète des Legba dans le quartier de mon enfance

legba_edwigeaploganbeninJe ne saurais expliquer pourquoi les choses paraissaient ainsi dans mes songes. Dans mes songes éveillés, debout devant le bar Filles de Kilimandjaro, situé au bord de la lagune traversant le quartier de mon enfance : Bassadji.

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La vie secrète des Legba dans le quartier de mon enfance

« En chaque chose démesurée gît un sens. »
Monsieur Lomé, propriétaire de bar à Lomé.
pic_1115Je ne saurais expliquer pourquoi les choses paraissaient ainsi dans mes songes. Dans mes songes éveillés, debout devant le bar Filles de Kilimandjaro, situé au bord de la lagune traversant le quartier de mon enfance : Bassadji.
Bassadji, quartier pauvre adossé à sa forêt de chimères, un massif primaire aux arbres enveloppés de fougères, de moisissures et de sang. Le sang des bêtes sacrifiées régulièrement aux dieux des lieux provoquait en moi un afflux d’adrénaline, chaque fois que je longeais la palissade à l’entrée de la forêt, celle qui délimitait la piste des sortilèges. Piste célèbre dont je connaissais par cœur les lacis des ruelles, lesquelles menaient vers le cœur d’Ablomé, du vieux quartier, à l’endroit où trônait Dou Legba, le maître des carrefours. Un être informe, difforme, selon la saison, selon l’effet des intempéries sur sa structure argileuse. Tantôt les pluies grignotaient sa chair de barre, tantôt les soleils solidifiaient ses moignons de terre, en les asséchant de façon désordonnée. Sortaient de son corps, alors, des pics, des tessons de bouteilles, de la paille pourrie, des boîtes de tomate MADE IN ITALY, des poteries de toutes les tailles et encore et encore des cauris.
Dou Legba possède une vague forme de buste humain, surmonté d’une boule censée représenter une tête. Dans celle-ci, on y avait fiché deux cauris en guise d’yeux, greffé une excroissance pour le nez, et bricolé une fente buccale, des trous d’oreilles, et des cornes à l’aide de coquilles ovulaires oblongues. Devant le monticule informe ainsi obtenu s’avancent deux moignons en guise de bras ou de pattes.
Il n’a pas toujours l’air bienveillant, le maître des carrefours, surtout quand le fumet des sacrifices semblait le plonger dans une digestion métaphysique dont il avait, seul, le secret. Au bout de journées longues, quand l’allégresse des adeptes du fétiche avait reflué de murmures en silence, quand les chants en son honneur s’étaient dissipés avec les poussières soulevées, il m’arrivait de revenir guetter le dieu des croisements.
La mine patibulaire, il geignait au fond de son cœur de dieu subitement frappé d’un surplus pondéral. À ses pieds gisaient des coqs, dont certains mal tués, avaient encore de violentes secousses. Je m’approchais, à pas mesurés, et scrutais de façon étonnée l’assemblage hétéroclite des reliefs des dons : cauris, souvent sept, une noix de palme, des plantes aux noms inconnus, un bout de pagne, du haricot, des grains de maïs, un os de chien, un coupe-coupe miniature, et parfois un cochet entier décapité. Dans ses oreilles aux conduits vides, des mouches engluées dans le coulis sacrificiel d’huile de palme et de sang mélangé. Que n’avait-on pensé à distribuer ces agapes généreuses aux autres dieux du quartier ? On eût pu éviter de laisser à mes yeux d’enfant curieux l’impression d’un gaspillage dispendieux. En une seule journée, un dieu seul affaissé sous tant de nourritures, sous tant de liquides aux nutriments précieux, alors que plus loin, d’autres dieux lares attendaient qu’on se souvînt d’eux. Car les bouches à nourrir, même chez les dieux ne manquent pas.
Comme tout maître, Dou Legba avait des serviteurs. Des dieux de seconde ou troisième catégorie, couchés aux entrées des habitations, ou veillant directement sur les cours des maisons. On pouvait crier leurs noms, sans grand risque de les voir se vexer ou se mettre à courir à vos trousses : Nyigbanto, Afeli, Djadjaglidja, Sunya, Wango, Ketetchi, Banguini, Ablowa, Kudé, Tchamba… Des noms risibles dans nos bouches d’enfants, des noms aux sonorités marrantes qui nous faisaient nous tordre de rire dans le dos de leurs porteurs.
« Eh, Djadjaglidja, passe-muraille, descends de la clôture de la maison où ton maître t’a juché ! »
« Eh, Tchamba, ho, Tchamba, fétiche venu de loin, montre-nous ton passeport ! » (Et tes fesses, osaient les plus culottés d’entre nous !)
Nous connaissions nos Legba par cœur. Leurs vertus comme leurs défauts. Afeli, par exemple, pouvait être d’une telle bassesse, d’une telle lâcheté ! Habituellement chargé d’être le socle sur lequel la maison s’édifie, il peut lui arriver de trahir son propriétaire en concluant des alliances contre-nature avec les esprits du mal acharné à la perte de ce dernier. Pour le punir, l’humilier ce fayot, on l’abandonnait alors à son sort d’intercesseur corrompu, on partait chercher, à au moins un kilomètre du logis, un Legba rival, Kpetodékè, qu’on installait royalement au nez et à la barbe du pouilleux, lequel finissait par mourir de honte et de faim, et se dissoudre dans la terre souillée par ses pleurs et ses regrets éternels. Kpetodékè trahissait-il le maître à son, tour, on s’en allait plus loin, à deux kilomètres au moins ramener Kpetové…
Nous connaissions nos Legba par cœur. Alors, rien ni personne ne pouvait nous empêcher, ma bande d’amis et moi, de rire aux dépens de ces êtres aux portraits indéfinissables. Nous étions alors élèves dans une école catholique, et le Dieu que nos parents nous forçaient à aimer, célébrer et invoquer, était immatériel, évanescent, trop évanescent. Il s’était, paraît-il retiré de ce monde sans prophètes fiables, et nous devions aller le chercher dans les failles des Te Deum et autres Tantum Ergo… Une perte de temps, une agitation de fourmis stupides que de tenter de rire d’un dieu aussi lointain, que seul l’esprit pouvait contempler. Mais nous étions des gosses, pas des saints, nous n’avions pas d’atomes crochus avec l’ineffable mais l’immédiat, le concret, les dieux du voisinage aux inclinations parfois humaines, trop humaines : trompeurs, manipulateurs, incontrôlables et baiseurs vigoureux, eu égard à cet attribut qui distinguent un Legba de n’importe quel autre dieu, son phallus chtonien dressé dans le vent, prêt à participer à quelque enfièvrement passionné.
« Eh, Legba Agbo, plus bouc que lui tu meurs ! Les hommes l’invoquent pour régénérer leur virilité déclinante, les femmes stériles le prient pour engendrer autant de fois qu’un phallus frottera les parois de leurs vagins déprimés », affirmait Monsieur Lomé, le patron du bar Filles de Kilimandjaro.
À fréquenter les dieux du quartier, ma tête d’enfant en était devenue plus vaste que le grand monde. Et le bar Filles de Kilimandjaro, dans le quartier de mon enfance, était le grand monde. Oui, le bar Filles de Kilimandjaro, dans le quartier de mon enfance, était le grand monde. Son propriétaire de l’époque était un artiste. Monsieur Lomé. On racontait qu’il s’était enrichi en vendant des fétiches. Mais pas n’importe quels fétiches, des fétiches Legba. Le père de l’artiste, Osofo Lomeshi, avait été un prêtre influent du Couvent de la Forêt Sacrée de Bassadji
Sur le bar Filles de Kilimandjaro couraient des légendes qui stimulaient mon cerveau d’enfant. Souvent, pour changer de mes déambulations sur la piste des sortilèges, j’allais m’assoir non loin de l’établissement. Les soirs de grand bal, la clientèle arrivait en masse, en voiture, à Vespa ou à mobylette Solex. Dans un quartier aussi démuni que le nôtre, voir ainsi débarquer ces messieurs et dames de la classe moyenne du pays, était la preuve que le patron des lieux vivait un cran au-dessus de nos réalités quotidiennes. Il avait réussi sa vie, disait-on dans ce quartier de gens de peu, mieux que son père, grand-prêtre vodou peut-être, mais homme de peu de valeur au regard des critères réels des gens qui parlaient de la vie du fils en la comparant à celle du père. Il aurait réussi sa vie, mieux que son père, puisque-lui était capable de vendre autrement les fétiches que le paternel adorait. Il les vendait aux blancs, ces divinités que nous rejetions sans oser l’avouer, et les blancs lui payaient des fortunes, juste pour acquérir ces statuettes de Legba qu’il faisait confectionner à leur intention.
« Monsieur Lomé, disait le trottoir, fabrique des Legba spéciaux pour son propre commerce. Vous avez vu les phallus qu’il leur fait ? Solides, inattaquables par les termites. Les phallus de l’avenir, en cuivre et en zinc, comme quoi nous sommes condamnés à évoluer avec notre temps ! »
Des pénis métalliques fichés sur des Legba en bois ouvragé, il avait suffi d’une telle originalité pour rendre un homme riche, vraiment je n’en revenais pas. Mais comme si cela ne suffisait pas pour sa notoriété, les gens du quartier racontaient que l’artiste avait transformé son bar en quelque chose de plus original encore.
« Entrer dans ce bar, c’est comme entrer dans la femme-même, vérité ! »
Quand les clients faisaient la queue les soirs de grand bal devant le bar, je restais là à rêver qu’ils parcouraient un sas ayant la forme d’un utérus. Je ne l’avais jamais arpenté. On longeait un corridor humide et rose, où l’artiste avait peint des traînées blanches. Ceux qui ont une fois pénétré dans la cour de Filles de Kilimandjaro racontent. Des traînées spermatiques. À base d’une décoction d’eau et d’amidon de manioc. On longeait le corridor que l’on croyait sans fin, puis l’on débouchait sur la vaste plaine, au milieu de laquelle trônait le manguier. Le tertre. La montagne. Le grand phallus. Ceux qui disaient avoir une fois pénétré dans le bar semblaient ne pas y avoir vu la même chose. Sur la vaste plaine, en son milieu, trônerait manguier, tertre, montagne et grand phallus, tout cela à la fois, que je ne serais pas étonné. Ma tête d’enfant était plus vaste que le grand monde.
Je ne saurais expliquer pourquoi les choses paraissaient ainsi dans mes songes. Dans mes songes éveillés, j’entrevoyais des Legba informes accueillir les clients du bar en se pliant toujours au même rituel : ils glapissaient comme des chiens, les phallus en laiton de Monsieur Lomé fichés entre leurs jambes.
À peine entraient-ils dans la cour, d’autres Legba nains surgissaient du noir, et se mettaient à la poursuite des femmes, uniquement des femmes, les immenses phallus en laiton de Monsieur Lomé accrochés au cou. Ils voulaient les féconder, hurlaient-ils, et les pauvres femmes déboussolées couraient à travers le bar comme si elles croyaient effectivement les dieux de bois capables d’exécuter leur menace. Les hommes, émoustillés par la promesse des nains, reprenaient en chœur le chant de ces derniers :
Mi li vo li vo
Mi la mon mi ya !
Nous bandons nous bandons
Nous allons vous faire jouir.

Monsieur Lomé apparaissait enfin et distribuait à tous des phallus. De petits phallus en laiton, dont l’intérieur était creusé comme des verres à boire. La nuit de bal pouvait alors commencer.
Et mes nuits passées devant le bar de l’artiste furent longues. Au début, mes parents, inquiets de ne pas me voir rentrer ameutaient le quartier. Puis quand ils découvrirent où je trainais, ils se défirent de tout alarme. J’avais beau rêvasser, je finissais toujours par quitter mes rêves pour la réalité.
Un soir, je quittais mon poste de guet, quand je tombai nez à nez avec l’artiste. Sa voiture avait pilé face à l’entrée du garage attenant au bar, et il en était descendu en sifflotant la rumba que diffusaient les haut-parleurs de son établissement. Il m’avait aperçu, au moment où je m’apprêtais à tourner le dos.
« Hé, petit, tu peux venir m’aider ? »
Je revins sur mes pas. Il avait ouvert le coffre de sa Benz, dont il s’affairait à sortir une chose démesurée, un siège en bois massif.
« Tu peux tenir ça ? Allez, tu peux, tiens-le par l’autre bout ! Tu sais ce que sait ? »
« Togbuizikpi », répondis-je.
« Exact, un trône d’ancêtre. Un peu démesuré, c’est vrai. Mais, petit, en chaque chose démesurée gît un sens. Comment t’appelles-tu ? »
« Dansou, fis-je à nouveau. »
« Ah le fils du fétiche ! Eh bien, tu ne vas pas être dépaysé. Allez, viens, suis-moi ! Quoi, as-tu peur d’entrer dans le bar ? Bienvenue dans le grand monde, petit. Viens, suis-moi ! »
La vie secrète des choses en ce monde m’apparut enfin pour la première fois. Dans ce bar nommé Filles de Kilimandjaro où les dieux avaient l’aspect difforme des hommes et femmes que j’avais l’habitude de côtoyer dans la journée.
©Kangni ALEM, 2008.

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