J’avoue que j’ai vécu… (extrait)

Imprimer
Rojas Giménez…
Sa personnalité gaspilleuse attirait tellement l’attention qu’un jour, dans un café, un inconnu s’approcha et dit: « Monsieur, je vous ai écouté bavarder et vous m’êtes très sympathique. Puis-je vous demander une faveur? » « Dites », répondit avec froideur Rojas Giménez. « Que vous me permettiez de sauter par dessus-vous », poursuivit l’inconnu. « Mais comment? », répondit le poète. Etes-vous donc si fort que vous puissiez le faire maintenant, alors que je suis assis à cette table? » « Non, monsieur, précisa d’une voix humble l’inconnu. Je veux le faire plus tard, quand vous serez bien tranquille dans votre cercueil. C’est ma manière de rendre hommage aux personnes intéressantes que j’ai rencontrées dans ma vie: sauter par-dessus elles, si elles me le permettent, après leur mort. Je suis un homme solitaire et c’est mon seul hobby. » Et sortant alors un carnet, il lui dit: « Voici la liste des personnes qui ont consenti. » Rojas Giménez accepta fou de joie l’étrange proposition. Quelques années plus tard, durant l’hiver le plus humide dont le Chili ait conservé le souvenir, Rojas Giménez mourut. Il avait laissé comme d’habitude sa veste dans un bar du centre de Santiago. En manches de chemise par cet hiver antarctique il avait traversé la ville jusqu’au parc de la Quinta Normal, où vivait sa soeur Rosita. Deux jours après, une broncho-pneumonie emportait de ce monde un des êtres les plus fascinants que j’ai connus. Le poète… gagna le ciel sous la pluie.
Mais cette nuit-là les amis qui le veillaient reçurent une visite insolite. La pluie s’abattait à torrents sur les toits, les éclairs et le vent illuminaient et secouaient les grands bananiers de la Quinta Normal lorsque la porte s’ouvrit laissant passer un homme en grand deuil et trempé par ce déluge. Personne ne le connaissait. A l’ébahissement de tous, l’inconnu prit son élan et sauta par-dessus le cercueil. Aussitôt après, sans dire un mot, il se retira aussi subitement qu’il était arrivé et disparut sous la pluie et dans la nuit. C’est ainsi que la vie surprenante d’Alberto Rojas Giménez s’acheva marquée par un rite mystérieux que personne n’a pas encore expliquer.
PABLO NERUDA, J’avoue que j’ai vécu, trad. française, Folio Gallimard, 1974, pp. 60-62.

2 thoughts on “J’avoue que j’ai vécu… (extrait)”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.