

« Propos Scientifiques » ou le pionnier de la presse indépendante:
Tout commence en Octobre 1987. Un jeune bachelier, frais émoulu d’un austère lycée de la place, venait d’entrer dans le club assez sélect des étudiants en lettres modernes de l’Université du Bénin. Il fallait subir le cérémonial d’usage: prise de contact avec les profs du département. Rien de stimulant. La plupart d’entre eux ont vite fait de décevoir le « bleu » qui prenait l’université pour le haut lieu de la critique et de la contestation. Ils étaient navrants, ces « fonctionnaires »payés pour seriner le savoir aux étudiants. Regards furtifs, propos flous, peu d’audace et beaucoup de zèle à refréner les velleités contestataires.
Très vite, le « bleu » apprit à se méfier d’eux… Mais dans le lot de ces fonctionnaires, il y avait deux « fous », deux hommes francs aux sensibilités à fleur de peau, qui redonnèrent courage au jeune homme qui s’ennuyait aux cours de Latin et d’Ancien Français, préférant esquisser des poèmes et des textes pour roman et théâtre, en lieu et place des déclinaisons et thèmes.
Ils étaient deux, ils étaient fous… le bleu les admirait, mais avait peur de les approcher. Un matin pourtant, le bleu leur remit un court texte de critique littéraire… quelques jours plus tard, la joie de voir son texte publié dans l’audacieuse revue « Propos Scientifiques », dont les promoteurs étaient Huenumadji Afan et Ayayi Togoata Apedo-Amah .
Battre la campagne pour chasser les mythes : Dans le paysage togolais de la presse , la revue « Propos Scientifiques » a été la première à prendre la liberté, sans autorisation préalable. Comme aimaient à le dire ses promoteurs, « la liberté s’arrache mais ne se donne pas »! Cette publication togolaise d’éléments de recherche fondamentale et appliquée pour la promotion du développement par les sciences humaines, pour l’épanouissement culturel, les réflexions économiques, juridiques, littéraires, philosophiques, religieuses, sociologiques, sportives… ouvrait une brèche importante dans le mur glacial du silence érigé en comportement naturel. En dehors des éditoriaux d’Afan, des analyses d’Apédo-Amah, on retrouvait des noms tels que Kossi Efoui, Kangnivi Têko-Agbo, Komlan Deh, Komlan Gbanou, Sony Labou Tansi, Guy Osito Midiohouan, Diabacté Ali, Yaovi Doglo-Akakpo, Adamé Ekué-Adama(+), Kuamvi Kuakuvi, Bodelin, Nicoué Broohm, etc…
Par-delà la pensée de masse, la réflexion visait surtout à clarifier les contours mythiques de la société africaine en général et togolaise en particulier. Dans un éditorial intitulé « Qu’est-ce que la démocratie? », Huenumadji Afan précisait les contours de la lutte contre les mythes: « les supersititions… figurent en bonne place au rang des catastrophes naturelles qui jugulent les efforts de l’homme et empêchent ce dernier de tout simplement vivre: supersititions religieuses, (…) morales, … philosophiques, scientifiques, politiques. Et il y a péril pour l’humanité toutes les fois que l’individu renonce à l’exercice de la raison, cet instrument irremplaçable dont la nature nous a dotés pour (comme dit Fontenelle) précautionner les hommes contre les erreurs où peuvent les jeter d’autres hommes; il y a péril pour l’humanité, toutes les fois que l’individu se voue à des idées reçues dont on dit sommairement, pour se donner bonne conscience, qu’elles ont fait leurs preuves, qu’elles ont été longuement mûries, qu’elles émanent d’autorités compétentes souverainement investies: histoire d’arracher aux hommes une adhésion spontanée d’automates irresponsables; il faut bien le dire, il y a danger pour l’humanité toutes les fois que l’individu tire à bout portant sur sa propre personnalité, en acceptant de gober les recettes les plus ineptes, et de vénérer les tabous, en adoptant des attitudes et des comportements à la Panurge. » (Propos Scientifiques N°8, Septembre 1988). Le message est clair: la chasse aux superstitions aboutit, inéluctablement, à la « pluralité d’opinions, exigence de démocratie ».
Dans le numéro 11 de juin 1990, le discours se clarifie davantage sous les plumes de Kuamvi Kuakuvi (La pluralité d’opinions, exigence de la démocratie), Lanvaso Bodelin (Inévitable pluralisme), Kadjangabalo Sekou (À contre-courant du contre-courant), Kangnivi Têko-Agbo (L’Afrique:le défi démocratique)… Le voeu de tous dans ce numéro de la revue, c’est que la dynamique républicaine donne, enfin, naissance à une « zone franche des opinions contraires ».
Vous avez dit polémique? Les articles parus dans Propos Scientifiques relèvent aussi de la polémique. Tous les lecteurs se souviendront (ou reliront avec surprise) la polémique entre Guy Ossito Midiohouan et Huenumadji Afan à propos de la pertinence ou de la vacuité du concept de « littérature orale ». Pour Afan et son collègue Apedo-Amah, il existe une « antinomie foncière », une « incompatibilité irréductible » entre les deux termes « littérature » et « orale ». L’adjonction de deux concepts aussi éloignés l’un de l’autre relève d’un « arbitraire arbitral », d’un « véritable cadeau empoisonné », voire de l’expression d’un complexe des Africains voulant à tout prix montrer à l’Occident qu’ils ont aussi une littérature. Midiohouan conteste la démarche de deux chercheurs togolais qu’il met au compte de la passion et du mauvais discernement. Et de se fourvoyer dans une érudition jugée vaine par Afan. Pour l’universitaire du campus de Calavi, le concept de « littérature orale » découle directement de la définition de la littérature comme un art du langage. La littérature peut donc être orale ou écrite. La réponse d’Afan est sèche et lapidaire: » Mon cher Guy Ossito Midiohouan… il faut… pratiquer l’hygiène des mots: quel homme de sciences, tant soit peu versé dans les sciences du langage, ferait aujourd’hui, comme tu le fais, du terme littérature un synonyme du terme langage? Et quand tu soutiens qu’il faut accepter le terme littérature orale sous prétexte qu’il est admis au plan international, je récuse catégoriquement l’argumentation, car elle est horriblement spécieuse: le devoir de l’homme de sciences c’est de traquer et dénoncer les aberrations scientifiques surtout lorsqu’elles émanent de sommités pseudo-scientifiques qui profitent d’une auréole institutionnelle plus ou moins octroyée pour servir impunément le plat de la supercherie. »
Combat de mots, combat sain entre deux intellectuels demeurés de grands amis, malgré leurs divergences scientifiques: telle est la grande et noble leçon que nous donnent les promoteurs de la revue Propos Scientifiques. Nous attendons avec impatience les prochains numéros de cette revue qui ne doit pas mourir, car c’est maintenant que les mythes sont devenus nombreux à traquer!
© Kangni Alem