
Je suis rentré de Maurice et je ne t’ai plus trouvé. On s’était promis de se reparler de cette affaire qui te tenait à cœur : ton transfert administratif vers le Canada, pour être près de ton épouse et des soins que nécessitait ta santé. Le 2 mars 2014, en compagnie de l’ami Eloi K. revenu de Belgique, nous avions traversé Lomé, grâce à l’aide de ton cousin Alexandre, pour te retrouver dans ta maison de Dabara Kondji, banlieue vivace comme une fougère. On s’était perdu, et durant une trentaine de minutes, tu nous as maladroitement guidé vers toi, au téléphone, de ta voie tremblotante. Assis à même la fondation d’une clôture inachevée, tu nous avais accueillis simplement : « Oh Alem, Oh Eloi ! » Tu avais les larmes aux yeux. Moi j’ai reniflé, refusant de pleurer.
Je peux décrire chez toi ? Tu le permets ? Un grand chantier inachevé. Tu en étais fier. « J’en avais marre de revenir déranger mon frère, alors j’ai commencé un petit truc. » Un salon minuscule, aux murs nus, je veux dire même pas chaulés, aucun mobilier digne d’un cadre de ton âge. Un réchaud de célibataire sous la fenêtre, une bonbonne de gaz, et au mur la photo joliment encadré de ton fils recevant un diplôme dans un College aux allures anglo-saxonnes ! La chambre à coucher on la devinait, derrière le rideau élimé qui flottait derrière Alexandre, ton cousin qui nous écoutait te chambrer sur tes qualités de mauvais guide, oh oui, nous étions certains que si c’était une nana qui venait te voir, tu aurais su mieux lui indiquer le chemin. Ambiance. Puis Eloi qui ose le dire, ce que je pensais aussi : « Non Vodoua, tu mérites mieux que ceci ! » Un ange passe. Et toi de répondre : « Oui, mais c’est pas mal, c’est chez moi. »
On t’appelait Vodoua, c’est-à-dire Le Fétiche ! Je l’ai su lors de notre première rencontre. Février 1990. Josué, compagnon à la fac et au théâtre m’avait simplement donné rendez-vous dans son quartier Ablogamé, dans un bar : Mundial 86. Quand je suis entré dans le bistrot, je t’ai vu attablé avec mon pote, qui t’a présenté sous ton nom fétiche. Vous buviez de la Guiness, j’en ai commandé une moi aussi. Puis, tu as pris la parole pour m’expliquer pourquoi tu voulais me rencontrer. Tu permets que je le dise ? Tu n’étais pas normal. Non mais, grave, tu étais dangereux. Plus dangereux que Josué et moi qui croyions avoir le monopole de l’inconscience. Tu parlais autrement de choses que je connaissais, de façon plus frontale : combattre, tu parlais de combattre et de faire tomber la dictature, comme si tu étais dans un jeu vidéo. Et pour la première fois, tu me parlas de tracts, de cloisonnement, de gens que j’allais connaître par la suite. Un jeune écrivain, toi tu as osé faire confiance à un jeune écrivain, sur la base de ses premiers textes. Sans te demander s’il était du genre à garder un secret ! Je parle de toi, Hilaire, pas de moi, c’est toi le héros de l’Histoire ! Un héros trahi, comme les autres par un « camarade » tombé au piège des services des renseignements. Je parle de toi, pas de moi ni des autres, je n’étais même pas là le jour des arrestations. En septembre 1990, je m’étais planqué, informé par qui tu sais, j’avais fui, alors que Josué qui l’était aussi n’avait pas bougé ! Ah, la gloire, ça tient à quoi ?
Hilaire, pourquoi donc le 5 Octobre est tombé dans la légende ? Tu n’étais pas étudiant, tu étais employé dans le cabinet de l’expert-comptable Afantchao, et tu te retrouvais parmi les étudiants arrêtés pour distribution de tracts. As-tu jamais nié avoir été un des cerveaux de l’affaire ? Non. Mais tu refusas toujours, comme les autres, de balancer. Le poète-avocat Koffigoh raconte mieux que moi : « Tu étais le héros de ce jour face aux juges;/Qui peut donc oublier ton courage aux débats,/Les marques sur ton corps, les terribles dégâts/Des vaines tortures contre le démiurge. » Ta fougue était sincère, et la foule te galvanisait, normal, les bonnes foules sont faites de toutes les bonnes hormones : adrénaline et testostérone ! On devient héros après que les autres ont poursuivi vos actes, cela Sisyphe l’ignorait qui recommençait tout seul le sale boulot. Toi et les autres, vous étiez déjà dépassés ce 05 0ctobre, car dehors la jeunesse qui s’en donnait à cœur-joie avait repris le job autrement. Le savais-tu? Héros d’un jour, héros pour toujours, mais je le répète, à condition que les autres finissent le travail. On te le reprochera plus tard, de n’avoir pas fini le job, comme si les autres en étaient dédouanés.
En 1995, bien des années après l’épisode du jugement, il y eut l’exil au Ghana. J’étais venu te rendre visite à toi et à nos autres amis à Agbozoume, au Ghana. Nous ne partagions presque plus la même vision de l’évolution du pays. Je ne croyais pas à la révolution par les armes, toi tu y croyais, et je m’en étonnais. Vos conditions étaient misérables, l’idéologie était bancale et les troupes infiltrées. Un jour, t’ai-je promis, je raconterai cette aventure qui fit mal à notre génération dans un roman. Dommage, je ne l’ai pas fini cet autre adieu aux armes, tu ne l’emporteras donc pas au paradis!
2007. Nous y voici enfin. L’année qui fâche. Tu avais décidé de rentrer au pays. Je rentrais la même année. Et pendant presque deux ans, toi, moi et la camarade Laba (paix à son âme), nous allions découvrir les réalités du terrain. Une histoire d’hommes, de rencontres. Chez moi, dans ma cour, assis sous le manguier, on en parlait, et je jouais les intermédiaires pour apaiser les passions. Il y avait beaucoup d’incompréhension de ta part, au vu de l’incapacité de nos mentors et camarades de parti à te trouver la place que tu voulais. Certains ont même dit que tu étais un héros pressé. Mais je témoigne pour toi, le parti auquel nous appartenions avait participé à l’aventure gouvernementale dans des conditions difficiles. Toi tu en as tiré les leçons, reprendre ta liberté, car en politique il y a une liberté, qui est forcément dissonante aux oreilles des puristes, surtout lorsqu’on a la toge du héros à vie! Tu l’as payé cher en insultes, en lazzi, en menaces de mort! Tu étais même devenu fonctionnaire togolais, et cela aussi on te l’a reproché. Dur, dur! Au fond, tu cherchais à répondre à une question : quand on n’aspire pas à être un politicien professionnel, comment fait-on pour vivre ses rêves de liberté et de patriotisme ? Pas facile d’assumer l’héroïsme, hein, Hilaire ?
Certains se sont enfermés dans leurs certitudes. Ils disent que tu ne mérites aucun hommage. Ils parlent de trahison. Ils te rendent comptable de tous les échecs. Je ne m’en fais pas, je sais que tu continues à en rire. C’est l’espoir déçu que Sisyphe n’ait pas continué à porter le fardeau qui les fait parler. Et aussi l’espérance, la drôle d’espérance de ceux pour qui le monde est binaire, et la politique moins une affaire technique qu’une passion paludéenne.
Hilaire, une époque est finie, tu en étais le représentant malgré toi. L’époque qui commence demande encore du courage, mais encore plus d’intelligence. Toi tu t’en fous désormais, n’est-ce pas ? Tu as raison, repose-toi, vieille fétiche, repose ton cœur, cet organe qui nous joue tous des tours. Entre dans le fait divers, c’est la dure loi des temps incertains ! Et si on ne se revoit plus frère, tant pis, on aura vécu, et oeuvré!