
Il ny a rien de plus frustrant pour des écrivains que lignorance affichée à lendroit de leur uvre par un critique bien intentionné mais mal préparé qui, au lieu de centrer ses interrogations sur le contenu des livres préfère sen tenir à des thématiques annexes complètement éloignées des préoccupations des auteurs. Le 16 Février 2006, jai vécu ce calvaire au Centre Culturel Français de Lomé lors dun café littéraire en compagnie de lécrivain togolais Edem Kodjo, dont le roman, Au commencement était le glaive,
a paru en 2004 aux Editions de la Table Ronde à Paris. Vieux routier de la politique dans son pays, excellent essayiste (Et demain lAfrique, Stock 1985) et romancier sur le tard, lactuel Premier Ministre du Togo avait tombé la veste pour une chemise décontractée, sattendant certainement, comme moi, à un duo littéraire où chacun tombe bas les masques. Tout était prêt pour un café littéraire de rêve, aucun garde du corps sur la scène comme jen ai souffert une fois au Bénin avec les barbouzes de lancien Président Soglo, ostensiblement postés entre cour et jardin, voire sur le plateau, pendant une représentation théâtrale ! Javais même exigé le tutoiement entre nous dès le début, pour enlever tout caractère protocolaire à la soirée, après tout il métait difficile de cacher que Edem Kodjo et moi nous connaissions déjà, même sil préside actuellement aux destinées gouvernementales du Togo ! Mais dès les premières questions du modérateur, le ciel sest abattu sur nos têtes ! Je le connaissais pourtant le modérateur, même promotion Licence de Lettres à lUniversité du Bénin au Togo (actuelle université de Lomé), garçon brillant au demeurant, quand il se donne la peine. Mais là, jaurais même préféré quon discutât politique (matière sur laquelle je me serais allé à dire des banalités qui font rire lauditoire), au lieu de devoir répondre à ces questions oiseuses qui finirent par endormir la salle et plonger les écrivains que nous étions dans une perplexité polie ! Au fond, à quoi sert-il davoir écrit des uvres de fiction, si cest pour disserter
sur les vertus et les défauts de la collection Adoras des Nouvelles Editions Ivoiriennes, ou se torturer les méninges comme une caricature duniversitaire pour répondre à cette question métaphysique : « pourquoi sur 90% de romans togolais de la période 1980, les personnages féminins meurent-ils tous de mort violente ? » Jai séché, devant le trou noir de la question trop pointue pour mon cerveau lambda. Jai vu blêmir mon collègue Kodjo, mais le modérateur neut pas pitié de nous, qui nous annonça, insoutenable et léger que, si nous étions incapables de répondre à une question si importante, nous navons quà patienter pour lire la thèse dune certaine Mme Z., laquelle utilise les subsides de lEtat Togolais pour pondre un galimatias académique nommé THESE, sur le sujet. MON DIEU, et dire quon était venus là, AVEC PLAISIR, pour parler de nos minuscules univers littéraires ! La colère étant un péché capital, jai tout fait pour cacher la mienne devant tant doutrecuidance. Tout ce qui se conçoit clairement sénonce aisément
et les mots pour le dire manquent quand on cède à la paresse intellectuelle ! Au fond, il ny a pas à sinterroger longuement sur les frustrations du public à la sortie dun café littéraire. Une critique qui fuit le cur solide des uvres des écrivains pour divaguer ne peut que produire réticence et dégoût pour la littérature, et donner une fausse image de celle-ci. Aucun auteur au monde nest spécialiste de questions autres que celles qui touchent à la genèse de ses livres, aux tourments de lécriture. Pis encore, à ne pas sattaquer à ce qui fait la quintessence des livres des écrivains, on risque de les faire paraître pour des songe-creux adeptes du babillage et de la masturbation intellectuelle. Exactement limage que nous avions, Kodjo et moi, à cette soirée du 16 février 2006 au Centre Culturel Français de Lomé. La moindre des choses était de le dire, pour ne pas donner limpression que nous étions complices dune mascarade littéraire. Le jour où les critiques apprendront à lire vraiment les écrivains, le vrai dialogue pourrait commencer. Au total, même si je nai pas pu placer un mot sur mon actualité littéraire en évoquant Le Huitième Péché, un recueil de nouvelles
que je viens de coordonner sur le thème des péchés capitaux, jai quand même réussi à poser à Edem Kodjo la question qui me taraudait lesprit depuis la lecture de Au commencement était le glaive: dans son roman, le personnage qui répète à tout bout de champ « ça veut dire quôa, ça veut dire quôa ? » aurait-il quelque chose à voir avec un ancien président du Togo, croqué par Ahmadou Kourouma dans En attendant le vote des bêtes sauvages, et adepte de ce tic mémorable ? Réponse dEdem Kodjo : « cest ainsi que parle mon personnage ! » Pirouette de politicien ou vérité de romancier, le champ reste ouvert !