
Par Etienne Minoungou*
Comédien, Metteur en scène, Directeur des RECREATRALES de Ouagadougou, Promoteur de linitiative Coalition Africaine des artistes et des intellectuels pour les Arts et la Culture.
1- Les perceptions idéologiques successives qui ont encadré le rapport à la culture et à la création en Afrique :
Cela fait quelques décennies que les productions et les démarches artistiques de lAfrique sont observées, évaluées, voire promues et soutenues, non par les habitants du continent mais par des «connaisseurs» hors continent : de lanthropologue au collectionneur, de lexpert au stratège du développement, les productions culturelles du continent africain ont ainsi été successivement lobjet de diverses approches qui sinscrivent dans de longues années de prédominance occidentale dans lappréciation du passé, du présent et de lavenir de lAfrique.
Un héritage lourd
Afin de comprendre lenjeu du renouvellement actuel de la réflexion sur la pratique artistique en Afrique, principalement francophone, il importe de retracer brièvement la manière dont les regards actuels se sont progressivement construits.
Les cultures «primitives» ont dabord été considérées comme des formes élémentaires de rapport à la création, à une époque où lanthropologue et ladministrateur colonial avançaient de concert, mus par la même croyance profonde en la supériorité des grandes nations «civilisées». Approchées avec curiosité par les plus ouverts, avec dédain par dautres, les productions culturelles némanaient pas dartistes individuels, mais de collectivités immuables aux membres indistincts, de castes dartisans condamnés à dupliquer le «même» au travers des siècles.
Après les indépendances, dans les années 1960, les cultures locales ont été érigées en cultures «nationales». Leurs éléments les plus symboliques et représentatifs ont été manipulés comme des outils politiques par des chefs dEtat en quête dinstruments pour assurer leur suprématie.
Nées dun sursaut de fierté et de volonté de se démarquer de lemprise occidentale, elles sont souvent devenues des instruments dun militantisme politique qui se définissait pourtant une fois encore en miroir des perceptions de lOccident.
A la fin des années 1980, à lheure des programmes dajustement structurels, des privatisations et de la libéralisation des économies africaines, les cultures africaines ont été perçues comme des produits «commercialisables», exportables, rentabilisables pour un continent dont la chute des prix des matières premières avait entraîné le décrochage. La préoccupation étant de reconnecter lAfrique à léconomie mondiale, des partenaires internationaux se sont lancés dans des projets de développement «dentreprises culturelles africaines», voyant dans le caractère «improvisé» et peu structuré du secteur de la production artistique en Afrique une entrave majeure à son déploiement dans le champ de la consommation culturelle mondialisée.
Ce sont alors les partenaires internationaux de coopération qui, dautre part, ont choisi danalyser et dapprocher les productions culturelles africaines comme «outils de développement». Face à un continent estimé en retard sur la marche du monde, les démarches de création ont été, souvent à juste titre, considérées comme autant de vecteurs possibles du changement social.
Il a été demandé à lhomme de théâtre, au cinéaste, au chanteur et parfois à lécrivain de sensibiliser les populations à la nécessité de scolariser les fillettes, de mettre fin à lexcision ou de se prémunir contre la progression du Sida. La sensibilité du créateur, lurgence de son message et la puissance de loeuvre qui lui permet de transmettre ce message aux hommes individuellement et au monde en général se sont effacées devant les exigences dune efficacité dans la diffusion dun message standardisé (immédiatement accessible), voire commandité de lextérieur.
Ces deux approches de la production culturelle africaine restent prédominantes malheureusement dans lesprit de ceux qui, à lextérieur du continent, mettent à disposition des moyens financiers pour la soutenir ; de même quune perspective plus «folklorique», qui prévaut auprès de ceux qui (avec un mélange de condescendance et desprit de charité) tentent de montrer que lAfrique a un autre visage que celui des guerres, de la pauvreté et de la maladie, tout en restant convaincus que toutes ces tares pèsent néanmoins lourdement sur les oeuvres créées sur le continent et sur lesquelles il ne faut donc pas porter un jugement trop sévère… (Je choisis ici dêtre un tout petit peu injuste vis-à-vis des multiples démarches et mécanismes de coopération pertinents et indispensables déployés dans le domaine avec loyauté. Mais comment diagnostiquer le mal sans complaisance ?)
Une réflexion «décentrée»
Lapproche des productions culturelles africaines sinscrit donc dans cette histoire marquée à la fois par des rapports de domination politique, puis économique et idéologique, et par des stratégies de coopération et de partenariat conçues et dirigées depuis les pays du Nord.
La réflexion sur la culture africaine et ses manifestations est aujourdhui triplement «décentrée».
Dabord, cest une réflexion produite ailleurs. Très souvent, le diagnostic sur la situation de la culture en Afrique, les espaces de réflexion et de proposition sont initiés au Nord, soutenus par des fonds du Nord, organisés par des «partenaires» du Nord, inscrits dans des priorités qui restent celles du Nord. Ainsi, lorsque de grands bailleurs de fonds de la production culturelle africaine sinvestissent dans la mise en place dune réflexion sur celle-ci, ils le font avec leurs instruments et leurs objectifs. Par exemple, il faut ainsi impérativement démontrer que les démarches artistiques en Afrique contribuent à réduire la pauvreté ou à atteindre les Objectifs du Millénaire
Ensuite, ces processus de réflexion demeurent aujourdhui financés de lextérieur : si le financement de la culture dans les pays africains reste largement tributaire de lintervention de «partenaires au développement» du Nord, il est «normal» que la réflexion sur la culture le soit également. Les coopérations, apportant leur soutien, souhaitent bien souvent insuffler aussi leur vision de ce que la culture et lexpression artistique doivent être en Afrique, de ce quelles sont censées apporter à ses populations.
Enfin, la réflexion artistique reste fondée essentiellement sur le regard de lautre : les créateurs et artistes africains ont investi plus dénergie et de temps à se positionner par rapport à ce regard porté sur eux par les partenaires du Nord (pour sy conformer ou sen démarquer) quà regarder ce que faisaient leurs voisins africains travaillant dans
dautres disciplines ou dautres espaces géographiques et culturels du continent. Au lieu de se percevoir comme des artistes porteurs dune démarche universelle, produisant des oeuvres qui, au-delà des frontières, doivent pouvoir imposer le sens quelles charrient, les créateurs africains ont souvent essayé de produire ce que lon attendait deux dans les pays du Nord, omettant que le pouvoir de lartiste est souvent celui de créer linattendu, dêtre là où on ne le soupçonne même pas darriver…Ce «décentrage» de la réflexion a entraîné des biais et des réductions de lautonomie créatrice, amenant les artistes africains, plus que ceux de nimporte quel autre continent, à inscrire leur production artistique dans des contraintes exogènes. Les clichés folkloriques, si attachés au continent africain et parfois revendiqués par lAfrique elle-même quand elle veut se dire au reste du monde, restent prégnants (calebasses et esprits de la forêt au théâtre, toiles teintées docres et de couleur argile en peinture, corps virils puissamment musclés et soigneusement huilés en danse…). La préoccupation de développement est mise en avant, faisant de la culture une ruse, intégrée à la stratégie des ONG et des coopérations internationales qui y voient une manière datteindre le développement humain durable. Lobsession du commerce international sest ancrée chez certains artistes qui visent avant tout à faire carrière à létranger, à produire pour lexportation, à fabriquer la World Music et lartisanat prisé par les touristes mondialisés et «consommateurs» de culture locale. On essaye de faire «ce qui marche», ces produits culturels africains étant vus comme une voie dintégration du continent dans léconomie-monde. Même les démarches les plus sincères se sont parfois construites autour dune stratégie : se faire reconnaitre dabord avant de sinscrire dans une dynamique de réappropriation plus libre parce que mieux homologuées. Enfin, dans certaines démarches, la revendication identitaire politiquement manipulée subsiste : longtemps utilisée par des dirigeants soucieux de marquer leur espace souverain dautorité, la culture reste parfois brandie comme argument politique, symbole dune identité propre revendiquée ou affirmée avec fierté, faisant limpasse sur la sincérité des démarches artistiques posées et la nécessaire mise en place dun cadre daccompagnement des artistes locaux.
2- Les contraintes exercées par les différents mécanismes de soutien sur les créateurs et leurs productions.
«Cest celui qui paye le flûtiste qui choisit le morceau», dit ladage. Dans le domaine de la création culturelle en Afrique, les instruments de financement exogènes sont devenus incontournables, indispensables. Donc, il nest pas étonnant que les mécanismes de subventions, les outils daccompagnement des initiatives culturelles et artistiques, les réseaux de soutien construits sur la base des différentes perceptions ci-dessus décrites aient fini par encadrer, formater parfois pervertir les pratiques.
Pour le meilleur et pour le pire… Le meilleur, cest lémergence, à partir de ces processus dappui, de coopération et parfois de véritable collaboration, de productions de qualité, susceptibles de faire naître lémotion universelle que chaque artiste souhaite susciter chez le destinataire de son oeuvre. Le pire, ce sont des artistes qui se perdent, se fourvoient eux-mêmes, et finissent pas épuiser leur talent à force de vouloir sinsérer dans des mécanismes contraignants incompatibles avec leur inspiration. Car ces instruments de coopération constituent de véritables labyrinthes dans lesquels il nest pas difficile de se perdre. Chaque partenaire, chaque projet, fonctionne avec des règles et des critères parfois si différents dun instrument à lautre et parfois si contradictoires que la question nest plus «Quelle est mon idée de création ?», mais «Quels sont les résultats attendus que je peux mentionner dans ce cadre logique ?», «Quels sont les paramètres que je peux fournir sur base desquels lévaluation finale sera menée ?», voire «Quels sont les partenaires que je peux solliciter simultanément et ceux qui refuseront radicalement de co-financer mon projet car ils tiennent à défendre chacun leur pré-carré ?»
Le débat sur la question artistique, qui, déjà, avait pris la dangereuse habitude de sattarder sur la question de lutilité ,de lefficacité ou de la rentabilité de la production culturelle et artistique , sest à présent déplacé autour de la problématique des mécanismes de suivi, dévaluation, délaboration dindicateurs objectivement vérifiables qui tentent de laccompagner. Un petit tour dhorizon :
– Les appels à proposition internationaux et leur arsenal dexigences méthodologiques marginalisent et excluent demblée beaucoup dacteurs et dopérateurs culturels dont le travail sinscrit dans des problématiques plus modestes, plus locales, mais souvent plus proches et plus pertinentes pour leur population cible. Ces appels exigent du postulant local quil démontre lutilité et lefficacité de son action au regard dobjectifs globaux comme : la lutte contre la pauvreté ou la bonne gouvernance, qui peuvent lui sembler complètement hors de portée ou sans lien avec ses prétentions artistiques et sa conception de son rôle social.
– La batterie des contraintes formelles, des règles, des indicateurs, du format imposée par les mécanismes de financement européens fait primer le respect de la procédure sur le fonds du projet. Larchitecture très formatée des demandes semble destinée à assurer la plus grande « objectivité » dans le traitement des différentes demandes et à amener les différents postulants à réfléchir à des objectifs « durables » de leur projet (respect de lenvironnement, appropriation locale
). Toutefois, elle génère surtout des frustrations : dune part, les acteurs locaux soupçonnent leurs demandes dêtre évaluées plus sur la forme que sur le fond, par des spécialistes de lingénierie de projet et non des connaisseurs de leur discipline ou de leur contexte local. Dautre part, ils en viennent à penser que ce sont eux, les opérateurs culturels, qui doivent désormais assumer une partie du travail qui devrait être celui des fonctionnaires qui les subventionnent (services et administrations des Etats eux mêmes ou de la commission européenne ; une charge de travail à laquelle les artistes et créateurs ne sont ni formés ni préparés. Enfin, cette complexité amène souvent des structures non gouvernementales du Nord, voire des bureaux détude privés, maîtrisant bien les procédures, à être plus performantes ou à se positionner comme intermédiaires obligés pour les artistes du Sud. Les artistes sont donc contraints à dépendre de ces « experts » de la forme qui ne peuvent pas leur apporter grand chose sur le fond et qui coûtent cher dans le budget dun tel programme.
– Un climat de suspicion entoure ladoption d ces différents mécanismes de soutien contraignants : dune part, les bailleurs de fonds ont appris à se méfier des services publics dEtats perçus souvent (à tort ou à raison) comme corrompus et paralysés par la bureaucratie. Faute de pouvoir les contourner, dans un contexte où lon prône par ailleurs la consolidation de lEtat, les bailleurs de fonds tentent de neutraliser leur supposé-potentiel effet nuisible ou stagnant en les forçant à sinscrire dans des procédures complexes savamment élaborées. Mais la suspicion porte aussi sur les acteurs culturels que lon soupçonne dêtre incapables de bonne gouvernance, de privilégier lévénementiel et les retombées ponctuelles sur la durabilité. En retour, les artistes pressentent que le formalisme aseptisé des mécanismes de financement européens cache des agendas obscures et inavouables (comme celui de garder dans le circuit des subventions des ONG basées en Europe qui emploient des personnels européens). Quant aux fonctionnaires des Etats du Sud, ils travaillent à contre cur selon des schémas (et parfois des priorités) qui ne sont pas les leurs, avec le ressentiment de celui qui vit aux crochets dun autre, dictant sa vision et entamant quelque peu sa souveraineté..
3- La déresponsabilisation progressive des Etats induite par les instruments de la coopération culturelle internationale.
Autre conséquence fâcheuse : la variété des instruments de soutien des pays du Nord en faveur du secteur culturel africain depuis quarante ans et leur diversification ont aussi eu pour effet la déresponsabilisation des
Etats africains dans la mise en place de politiques publiques imaginatives, courageuses et volontaristes. Pourquoi sen charger puisque dautres le font à notre place ? La dotation annuelle, sur le budget des Etats, des ministères africains de la Culture est à cet égard significative. Certains pays nont même pas de ministère de la Culture et quand il y en a, la culture est lappendice incommodant du ministère des Sports ou de la Jeunesse ou du Tourisme, etc.
4-la nécessaire montée en force d’une société civile artistique et culturelle sur les plans nationaux et régionaux capables de jouer un rôle central de levier pour des politiques culturelles plus courageuses et plus imaginatives…
Il est donc urgent de restaurer un climat de confiance à travers des efforts mutuels de compréhension et de concertation. .Dune part, les bailleurs de fonds doivent adopter des positions moins péremptoires et associer les acteurs locaux (Etats et opérateurs culturels) dès le stade de lidentification des besoins et de lélaboration des stratégies, afin de prendre en compte la maîtrise quont les acteurs locaux de leur propre contexte, mais aussi les capacités dont chaque intervenant dispose. Dautre part, les opérateurs culturels et Etats bénéficiaires doivent participer activement à des concertations périodiques avec les partenaires financiers, accepter les remises en question de leurs modalités de travail, et être prêts à mettre en uvre les changements nécessaires à une plus grande portée de leur intervention. Des programmes pilotes évolutifs, associant pleinement les différents partenaires, peuvent être envisagés
Ainsi, le champ de la culture peut se changer en un espace dexpérimentation dune nouvelle forme de coopération internationale et contaminer de sa logique les autres niveaux des partenariat pour le développement.
Lartiste restera un artiste dont le talent consiste à apporter du rêve, de la réflexion et du plaisir à son public. Sa performance ne pourra jamais être mesurée avec les mêmes outils que ceux qui permettent dévaluer la qualité de lenseignement ou des soins de santé. Tantôt lartiste sera inspiré, tantôt non ; un jour il développera une idée de génie, le lendemain, il ne trouvera pas le chemin qui puisse lui permettre de toucher son public. La coopération dans le secteur culturel doit être consciente de cela : elle peut donner des outils aux opérateurs culturels pour quils construisent mieux leur démarche, mais elle ne peut pas garantir la qualité de la démarche artistique. Il est important que lespace de la liberté de création soit garanti.
Les créateurs africains doivent commencer aujourdhui à affirmer quils ont des choses à dire sur leur pratique et sur la manière dont elle peut servir à bâtir lavenir dun continent troublé dont la jeunesse en quête despoir tente de séchapper au prix de risques insensés. Les artistes africains, en connexion avec des intellectuels peuvent être porteurs de propositions nouvelles, ancrées dans leur propre vision de lavenir de leur continent. Ils doivent être suivis dans leur démarche par des politiques entreprenants, des décideurs courageux, qui, conscients de limpact possible des artistes et des intellectuels sur la jeunesse entre autres, sont prêts à repenser la place des créateurs et des intellectuels dans le dispositif social en Afrique. Ne loublions pas, 70% des africains ont moins de 30 ans. La chanson, le théâtre, la littérature, la fiction cinématographique et télévisée, la danse la peinture, et la sculpture peuvent contribuer à fabriquer lhéritage forte de la civilisation à venir et à forger une nouvelle jeunesse, à imposer une image plurielle, diversifiée du continent qui tranche avec les appréciations et les étiquettes assignées du dehors, à donner une autre représentation des équilibres socioculturels, identitaires et civilisationnels. Particularité et singularité, diversité et multiplicité, universalité et mondialisation : autant de sources dinspiration pour les artistes africains, de préoccupations autour desquelles construire un dialogue avec le monde, certes, mais aussi avec leur public.
La coopération culturelle, à travers ses mécanismes et instruments daccompagnement doit pouvoir sengager dans cette nouvelle dynamique pour encourager, développer et participer à la construction dune société civile regroupant artistes et intellectuels capable de fonder un nouvel ordre culturel, artistique et créatif plus égalitaire.
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