
« Mère, la voiture va nous cogner. »
Sous mes aisselles, un robinet coula brusquement, et je frissonnai davantage, quand en voulant desserrer la prise, elle ma pincé le gras de loreille, un geste violent quelle exerçait souvent sur cette partie de mon corps, chaque fois que je lui déplaisais. Les phares grossissaient à vue dil. Je tremblais désormais, mais la suite fut encore plus terrorisante.
Brutalement, Mère ma donné un coup de pied qui me fit fléchir les genoux, puis elle me força à masseoir à même la route. La rosée matinale mouilla mes fesses abondamment, ce que je crus sur le moment, avant de me rendre à lévidence, ma vessie et mon sphincter avaient tout bonnement lâchés. Lorsquelle prit place à ma droite, assurant désormais sa prise sur mes épaules, les larmes coulèrent à leur tour, et je me mis à hurler dépouvante. Une gifle lourde, mais lourde, me fit saigner de la bouche. Je ravalai mes pleurs et me crispai, le corps en boule comme le hérisson.
Les phares de la voiture balayèrent nos visages dans lobscurité. Le chauffeur freina des quatre fers, consumant les pneus qui lâchèrent des étincelles. Trop tard, il nous avait repérées trop tard, deux silhouettes funestes sur son court chemin de vie. La voiture ne pouvait plus nous éviter. Sa masse de fer zigzaguait mais roulait vers nos deux corps soudés. Jentendis distinctement les cris des passagers, au moment où je vis les roues à hauteur de nos têtes.
Je fermai les yeux, attendant la mort. Mais même les paupières fermées, jassistais à la scène. Je métais dédoublée, lémotion violente avait propulsé mon esprit hors de sa coque charnelle. Ce qui gisait sur la chaussée, écrasé par la voiture nétait plus mon corps physique, puisque désormais inutilisable. Curieusement, le corps de Mère avait disparu. Et moi, jétais une luciole dans la nuit, voletant au dessus des cadavres coincés dans le taxi-brousse. Des commerçantes pour la plupart, revenant des territoires du nord, où elles allaient sapprovisionner en légumes et viandes de gibier de toutes sortes. En voulant éviter de nous percuter, le chauffeur du minibus avait fini dans le décor, enfonçant son tas de ferraille ambulante dans limmense pylône dune société de téléphonie. Le choc avait éventré le bolide, et plusieurs passagers étaient morts sous le coup, dont le conducteur de lengin. Les survivants geignaient. Un homme, apparemment pas trop secoué, tentait de sextraire des corps accidentés. A cet instant précis, Mère revint.
Je la vis sortir du champ de maïs qui bordait le pylône. Elle était accompagnée de deux individus dont on distinguait les masques mais pas les visages. Masques de cynocéphales. Lesquels allongeaient leurs visages. Illusion parfaite, me dis-je, quand je mapprochai deux, et vis les poils des museaux, souples au vent et véritables. Les hommes-chiens soulevèrent mon corps désarticulé par le taxi-brousse et lemportèrent dans les airs, cependant que japerçus Mère assommer, à laide du mât du volant abîmé, lunique survivant qui tentait toujours de se dégager des décombres de laccident.
Mon enveloppe charnelle sur leurs épaules, les chiens escaladèrent le pylône, agilement et habilement. Arrivés au sommet, ils aboyèrent en chur. Des fourrés, surgirent alors une dizaine dautres individus aux masques fauves. Des sauriens. Une lueur violette les entourait. Au même instant, la voiture accidentée prit feu, ou plutôt Mère mit le feu à ce qui restait du taxi-brousse. Effrayées par le crépitement des flammes, les âmes des commerçantes décédées sagglutinèrent autour du pylône qui tremblait sur sa base, sous le poids des chiens et des caïmans. Du haut de leur piédestal, les hommes caïmans se laissèrent tomber tels des acrobates, atterrissant violement au milieu delles. Leur chute, spectaculaire, fissura la dalle en ciment fixant louvrage au sol. Une course poursuite sensuivit, les sauriens acculant les âmes dans les maillages du pylône pour les capturer et les livrer aux chiens. La confrontation pliait davantage le mât. Les âmes luttaient, mais leur énergie se consumait, et très vite la partie tourna à lavantage de leurs prédateurs, lesquels les livrèrent aux deux chiens accrochés au sommet de la tour.
Ces derniers avaient couvert mes blessures de leur bave. Tel un singe, Mère les rejoignit, et entreprit à son tour de lécher les lésions sur la peau du corps inanimé. Les chiens ordonnèrent aux âmes captives dintégrer la carcasse. La blessure dans le cou sélargit instantanément, et le corps se raidit. Le vent se leva. Prise dans un tourbillon subit, la luciole fut attirée vers la même blessure devenue orifice vitale. Un instant, elle brilla sur la peau, engluée dans le sang qui laspira doucement vers les profondeurs.
Jeus limpression de revenir dune longue vacance. Jétais vivante, javais toujours un corps physique, le même quavant laccident provoqué, mais au milieu des fauves, escortée par Mère qui mintroduisait au monde de la sorcellerie, je me sentais légère dans mes mouvements. Le feu avait cuit les cadavres du taxi-brousse. Nous les mangeâmes, réunis autour du brasier. Je navais jamais mangé un repas si excellent. Quand tout fut consommé, le Maître des fauves parut.
« Lucifer Doyen », cria ma mère. « Agenouille-toi ! »