(Cliquez sur les photos pour agrandir!)
9 Mai 2006 : Sokodé, les chaînes du cimetière européen !
Explorer la mémoire de la conquête coloniale allemande au Togo n’est pas une sinécure. Tel un leitmotiv, la phrase me traverse l’esprit au moment où je me réveille sous l’assaut des moustiques, dans cette chambre d’auberge où même la climatisation ne dissuade pas ces insectes. Nous étions arrivés la veille au soir dans la grande ville du nord Togo. Sokodé, ville musulmane, dont le trois-quarts de la jeunesse vit en exil en Allemagne, comme par hasard! Sokodé, ville musulmane avec ses bistrots nombreux, ses innombrables boutiques et ses filles aux allures délurées contraste avec lidée que lon se fait de lislam ailleurs, suivez mon regard ! Avec en sus, le charme discret des villes de province, et le souvenir de son passé relativement important qui se dégage à travers les bâtisses du vieux quartier colonial. Donc, disais-je, nous étions arrivés la veille au soir dans la grande ville du nord Togo. Parenthèse : je nai jamais su où commençait, géographiquement et culturellement le nord Togo, mais jemploie le mot avec lidée implicite quil y a bel et bien un nord et un sud délimité par des différences à la fois culturelles et géographiques, sans que cela induise une théorie de la différenciation qui serait nuisible à lidée même de Nation togolaise à construire. Dans lhistoire récente du Togo, il est arrivé que cette « relative coupure » serve dalibi sécessionniste à certains politiciens tentés par lidée de la revanche historique dun nord délaissé sur un sud prospère (cqfd !). En 1991, en pleine conférence nationale, je me souviens de lidée farfelue de quelques officiers originaires de la région de la Kara de créer une république indépendante de la Kozah (du nom de la grande préfecture du nord), afin de laisser les « sudistes » à leurs affaires, comme si sur un territoire étroit de 56.000 km2, lexistence de deux états modernes et viables était envisageable ! Le Général Eyadema, reconnaissons-lui cette intelligence si cest vrai, aurait mis fin de façon ferme à ces velléités dangereuses pour un pays si fragile au niveau de son unité ! Fin de la parenthèse.
Malgré les incessantes coupures délectricité, Sokodé, ville industrieuse située sur la vieille route caravanière de la kola, survit en inventant les solutions à ses problèmes : groupes électrogènes par-ci, lampes à gaze chinoise par là ! Nous roulons dans le noir, dans le vieux quartier colonial, à la recherche dun hôtel. Au fait, à chaque ville nous improvisons lhébergement, pour être sûr de ne pas fermer la porte à toutes les surprises, bonnes ou mauvaises. Cette nuit-là encore, notre flair allait nous sauver, puisquil a suffi de prendre du temps pour comprendre la logique du délestage électrique : chaque semaine, un quartier de la ville reste dans le noir, pendant que lautre reste éclairé, il nous a suffi donc de trouver le bon côté de la ville pour échapper aux affres des ténèbres sans ventilateur ni climatiseur. À lauberge, laccueil fut simple et le poulet grillé excellent. Un homme nous approcha pendant que nous grignotions nos brochettes et sirotions nos bières. Sympathique et bavard, il se proposa dêtre notre guide le lendemain, une fois quil eût compris lobjet de notre séjour à Sokodé : rechercher les traces de la conquête allemande du Togo. Enfin, il fit mine davoir compris, car il jura quil allait nous conduire à Mango (une autre ville carrément), pour nous montrer la falaise du haut de laquelle, expliqua-t-il, dans les temps anciens, on précipitait dans le vide les sorciers et autres grands criminels de la collectivité. Je lui demande sil existe à Sokodé un lieu où, dit-on, on peut voir des chaînes scellées dans le ciment des tombes « Oui, oui, tressaille-t-il dallégresse, demain je vous emmène voir les chaînes des prisonniers enterrés avec leurs chaînes. » Je bondis presque, donc cette histoire est vraie ? Qui étaient les hommes enterrés dans ce cimetière ? Quavaient-ils fait ? La mémoire de notre ami est hésitante, mais dans un geste très élégant, il eut lhonnêteté de nen point rajouter. Nous nous sommes donnés rendez-vous pour le lendemain.
Lhistoire des chaînes du cimetière de Tchawanda nous avait excités, Bernard et moi, avant même notre départ de Paris pour Lomé. Je me souviens encore du mèl que javais envoyé à lécrivain Sami Tchak, originaire de la préfecture, lui demandant sil pouvait nous conseiller un site intéressant à visiter lors de notre traversée de Sokodé. Sa réponse a été sans équivoque : oui, il fallait absolument faire un tour par ce lieu dont lui-même avait entendu parler dans sa jeunesse !
*
10 mai 2006. Cimetière européen de Sokodé. Lécriteau à lentrée accroche le regard de loin. Nous sommes dans le quartier Tchawanda. Notre « guide » pousse le portail des lieux. Devant nous, des tombes, et par-delà les tombes un espace débroussaillé comme sil allait servir de champ digname ou de maïs. Beaucoup despace, pour un nombre réduit de sépultures : deux tombes denfants et plusieurs autres abritant des adultes, presque tous décédés trentenaires, dont celle dun certain Dehée, René Léon Frédéric Dehée (1898-1928). Cest autour de cette tombe que, en lespace de quelques minutes, allait sagglutiner une foule de badauds et de collégiens du quartier, pour une discussion inoubliable autour des vertus de la mémoire et de loubli. Ils avaient aperçu notre voiture se garer près de la clôture, et sétaient rapprochés de nous spontanément.
Première remarque, ladjectif européen attribué au lieu sexplique par le fait quil y a à la fois des allemands et des français enterrés dans la place. Chronologiquement, dailleurs, la plus vieille tombe date de lépoque allemande, elle est celle dun militaire, lieutenant du corps des Dragons autrichiens. La dalle gothique qui abrite ses cendres précise quil fut « amèrement pleuré par sa famille », lui le colon dévoué « victime de sa soif de connaissance et de sa passion dobservation » (je traduis grossièrement) !
Sur René Léon Frédéric Dehée (1898-1928), il ny a aucune autre indication à part les noms et les dates. Français ? Certainement, vu les prénoms et la période du décès. Profession ? Aucune mention, il aurait tout aussi bien pu être membre de la société française de malacologie que planificateur en vadrouille du côté de Sokodé. Pourquoi sa tombe est-elle la plus grande des onze tombes répertoriées dans le cimetière ? La seule à être entourée par ces grosses chaînes rouillées qui attisent les rumeurs les plus folles depuis tant dannées ? Rapide description de la sépulture : Presque 4x3m, entourée de piliers décoratifs sur lesquels sont posées les fameuses chaînes. Selon certaines sources, les chaînes sortiraient directement de la tombe, lhomme qui y repose ayant, selon des croyances étranges, été enchaîné vivant. Il nen est rien, malheureusement pour la légende.
Bernard sort la caméra pour filmer la tombe de Monsieur Dehée. Je fais signe à un jeune homme juché sur la clôture du cimetière, je lui demande sil connaîtrait par hasard les raisons de la présence des chaînes. Il me répond sans hésitation : le blanc enterré dans la tombe était un prisonnier, on a donc mis les chaînes pour le distinguer des autres. Splendide explication qui ne convainc pas le groupe de collégiens. Ce qui suit a été immortalisé par la vidéo, mais je vais tenter de vous le résumer. Un des collégiens rectifie : non, lhomme dans la tombe était un prisonnier, daccord, seulement il navait pas purgé toutes ses années de taule, alors on a enchaîné son âme pour quil termine sa peine dans lau-delà. Naïvement, je le relance : son crime devait être horrible, pour quon le punisse ainsi, même dans la mort. Il est mort quand, Dehée, combien dannées lui restait-il à purger ? Que faire maintenant pour le délivrer par-delà la mort ? Existerait-il quelque rituel pour cela ? Le débat semballe. Deux filles du groupe, des nanas énergiques à qui on ne le fait pas, émettent carrément des doutes sur lensemble de cette histoire, et avant que je men rende compte, ramènent le débat sur la mémoire locale de la colonisation. Il en ressort, selon elles, quil y a trop de mensonges enseignés sur le sujet, et que de toutes façons, il nappartient pas aux vivants de délivrer Monsieur Dehée de ses chaînes, si tant est que lhistoire qui entoure sa tombe est véridique. Soufflé par le raisonnement, je souris aux filles, ouvertement complice pour une fois de leurs raisonnements. Nous en étions là quand soudain, un autre collégien se souvient brusquement quil possède un texte qui raconte la vraie histoire du cimetière européen de Sokodé. Nous lincitons à courir chez lui nous rapporter le texte. Ce quil fit, et revint presque une demi-heure plus tard avec un vieux numéro dun magazine togolais aujourdhui disparu, TOGO DIALOGUE. Dans ce numéro 99 de mai 1985, il y avait effectivement un article dun sociologue français, Jean-Claude Barbier. Un article complètement inintéressant au demeurant, qui na même pas jugé digne de mentionner ces rumeurs que tout le monde connaît à Sokodé autour de la tombe de M. Dehée. Comme quoi, le savoir universitaire de certains universitaires de lex ORSTOM na que faire de la parole populaire, trop fleurie à leur goût. Mais ce qui fait sens dans la saisie des histoires, nest-ce pas justement ce qui se construit à la marge du discours officiel ? Nous avons fait le tour de la ville à la recherche dune photocopieuse pour garder une trace de larticle de M. Barbier, mais cétait plus pour encourager le jeune collégien à continuer de jouer aux archivistes de la mémoire locale que pour lencourager à devenir un sociologue « français ».
Nous avons quitté Sokodé dans laprès-midi, direction Bassar. Là-bas, des histoires encore plus folles sur un certain Dr Grüner à la réputation de briseur de soulèvements nous attendaient. Mais puisque jétais à Sokodé, vous imaginez bien que je nai pas résisté au plaisir malin de demander aux collégiens locaux sils connaissaient un des leurs nommé Sami Tchak, écrivain vivant à Paris. Pour des jeunes à qui on enseigne au collège que Ahmadou Kourouma est un écrivain guinéen, vous imaginez bien la réponse quils ont pu donner à ma question saugrenue. Jai juste promis revenir un jour à Sokodé avec ledit Sami Tchak, afin quils découvrent un autre de leurs frères habitué à bâtir des fictions qui font sens.
P.S. On peut croire que nous navons finalement pas trouvé une explication rationnelle à la rumeur autour des chaînes. Cest vrai, en partie, sauf que je ne voudrais pas tomber dans le piège du rationalisme à tout vent en relatant toutes les tentatives dexplication du phénomène glanées lors de notre expédition. Une véritable sociologie de la rumeur, replacée dans le contexte colonial, voilà ce quil faudrait pour mettre à nu les origines de ces légendes et leur sens profond. Comment de simples chaînes décoratifs comme on en trouve un peu partout dans les cimetières français, probablement rajoutés lors dun nettoyage ou dun aménagement de la tombe par des amis ou défunts du parent, ont ou frapper ainsi les imaginaires ? Ce nest pas, à mon avis, la nouveauté de la décoration dans le paysage funéraire local qui explique le fait, mais les circonstances réelles de linstallation desdites chaînes au cimetière européen de Sokodé. Et cest ce travail-là que la curieuse sociologie de J.C. Barbier, sociologue français, na pas su ou voulu faire. Un autre sociologue de tempérament, Claude Rivière, en son temps, nous avait habitué à mieux dans létude des rumeurs citadines au Togo. Mais je ne doute pas quun tel travail finira par être fait par les sociologues togolais eux-mêmes, qui ont été pour beaucoup dentre eux à lécole de Rivière