‘Lettre à une génération damnée’ de Toussaint Kafarhire Murhula

couv-lettre-webm“Ces poèmes sont vestiges et lambeaux d’un rêve abandonné sous le paillasson. Ils sont des mots pour dire des vies cassées, un élan ignorant sa propre genèse. Ici, le sujet Congolais décrie le mutisme de sa rage contre tous nos silences élégants… Ces poèmes jaillissent d’une passion douloureuse, effrénée et silencieuse. Le paradoxe d’être tout”
(Toussaint KAFARHIRE).

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couv-lettre-webmUtopie sans eutopie ou les débris du rêve.
A propos de ‘Lettre à une génération damnée’ de Toussaint Kafarhire Murhula[1].

Un soir de Juin, je recevais un colis on ne peut trop léger pour contenir une arme aussi bien lourde. En l’ouvrant, je découvre un recueil de poèmes. D’emblée, je fus intrigué par l’image de la première page de couverture : un fétiche Kongo représentant un «nkondi» au visage grimaçant et menaçant d’un geste de la main. Un coup d’œil sur le titre me renvoie aux résonances stylistiques d’un Franz Fanon : Lettre à une génération damnée. D’ailleurs, le poème intitulé ‘Sans mémoire’ en porte les traces: “Je prie en empruntant à Fanon des mots qui implorent” (p.24). Retiennent aussi mon attention les mots de l’auteur qui accompagnent le livre: “Ces mots ne sont que des fragments de ce grand cri congolais qui, en toi aussi, dit la révolte d’un peuple, d’une histoire qui bégaie entre la douleur et le rêve!”.
I. LA POESIE DU REVE BRISE
Je me trouvais sur les marches de la bibliothèque de Boston College lorsque je reçois cet ouvrage. Je pensais : je suis loin, très loin de la terre Africaine. Loin de cette terre nôtre d’où partent ces nouvelles de malemort qui chaque jour martèlent notre cœur en détresse. Lire des poèmes dédiés à l’Afrique, sur cette terre où débarquèrent il y a quelques siècles des Noirs rendus esclaves par la volonté de l’homme, cela me parut très provocateur. En Amérique, ces Noirs évoquent encore l’Afrique comme la terre mère d’où ils viennent et où ils rêvent de repartir. Retour impossible. Ce soir, sur les marches de la bibliothèque, j’évoque par contre cette Afrique comme une terre de spasmes et d’agonie. Nostalgique désir de retour.
Les réflexions, les écrits et les actions de ce poète, ami de longue date, me sont devenues familières. J’ouvre le livre avec la fièvre de l’anticipation et la précipitation de la curiosité irrépressible. Je lis le liminaire: “Le ‘je’ disséminé aux quatre horizons de ce recueil, rencontré au hasard de ces pages, subroge chaque voix disloquée au Congo” (p.7). Quelle est cette voix? Ce n’est pas la cacophonie des parlementaires cocufiés, ni la clameur des foules solitaires; c’est le cri des femmes violées, le hurlement du prisonnier torturé, le râle du malade agonisant dans ces hôpitaux de fortune, etc. Chaque phrase de ce poème projette violemment dans la fange de la réalité congolaise. On se noie dans la marre au diable d’une république nominalement démocratique. On boit jusqu’à la lie le breuvage de l’impuissance et de la résignation. Ces vers évoquent l’histoire d’un sujet sans qualités… C’est pour le poète “un fragment, une lumière réfractaire, un sujet éclaté, déchiré entre une histoire rapiécée qui bégaye l’injustice moulée et enrobée de silence”, un “sujet Congolais qui craquelle de honte, crache sa résignation, décrit en kaléidoscope ses multiples formes de résilience et ses différentes stratégies de survie”. Je reste presque collé aux marches de la bibliothèque. Pétrifié, hagard. Les vers dansent sous mon regard fébrile. Ils parlent du Congo en délitescence.
Le Congo est un cas d’école. Les stratégies de survie et les formes de résilience évoquent les mille manières pour ce peuple de déjouer les ruses de la mort, de se moquer du danger avec la même aisance que ceux qui côtoient le deuil au quotidien. “Au Congo, dit le poète, l’on voit des fantômes partout” (p.26). D’autres, moins superstitieux, évoquent simplement, pince sans rire, des cadavres ambulants qui, pourtant, ont la résistance de la pierre. Ils vivent. Ils survivent. Ils célèbrent le culte de la vie sur un décor de boucherie sanglante et de mort sans sépulture. A qui la faute dans ce contexte d’anomie sociale ? Le poète interroge le Président: “Mr Le Président! Il parait que la nuit/ des fantômes rodent dans les rues de Kinshasa” (p.26).
C’est un poète du rêve brisé, un artiste qui revient d’un voyage infernal, les yeux brûlés par l’horreur, le regard voilé par l’innommable. Et pourtant, il refuse de laisser mourir le rêve. Un rêve cassé mais jamais abandonné. Un rêve brisé mais jamais déserté malgré les fréquents accès de capitulation. Il refuse carrément de se taire. Il transmet à la génération damnée les braises de son indignation. Mieux, il enseigne simplement à dire ce qui fait mal: “dire des mots qui refusaient de franchir ma gorge/ nommer la chance que j’entrevois/ danser les musiques que composent mes vies/ celles vécues et celles que je soupçonne” (p.29).
Je reste sur les marches de la bibliothèque à égrener ces vers qui liment à l’envi mes espoirs. Le Congo! Le mot revient comme ce refrain des pleureuses professionnelles, celles qui ont appris à embaumer les chances des adolescents pour leur offrir une paisible attente d’éternité. Le poète évoque un ‘Congo couché dans ses excréments, un ‘Congo qui émascule mes projets et qui me broie entre l’échec et la honte’ (p.56), ‘un Congo tout couvert des haillons (p.57), ‘Le Congo mon pays n’est qu’une apparence’ ( p.28), ‘le Congo est mort-né’ (p.25). Le symbole poignant de cette catastrophe d’un Congo anéanti c’est Kanyola. Cette ville porte l’étendard de cette souffrance aux contours surhumains: ‘Tes deuils Kanyola couvrent mon ciel d’un morne intarissable’ (p. 59). Il y a aussi Makobola, Kasika, Kisangani etc… des stations de douleurs sur le chemin de croix du peuple Congolais. A plusieurs reprises, le poète évoque cette part névralgique du Congo dont les veines n’en finissent de saigner avec une violence démentielle.
Mais derrière les mots du poète évoquant sa terre natale avec un amour de passion, il y a seulement cette mission du pèlerin qui saisit sa vie; il peint son pays avec une émotion que la distance dramatise, avec une nostalgie que rien ne guérit. N’écrit-il pas: “je trimbale mon ombre par une nuit paisible Worcesterienne; lorsque soudain ma mémoire se détraque… et quelque part, au Congo, je pense, quelqu’un vient de mourir” (p.47). Au jour le jour, à une cadence presque diabolique, parviennent les vagues déferlantes des nouvelles de morts et ces cadavres dont les noms obscurs s’amoncellent à la lisière de la mémoire.
On finit par perdre le récit des origines: ‘Je ne sais plus d’où je viens/ ni de quels combats je tiens cette balafre/mon âme, esseulée, exilée, effarée et blessée/saigne comme une fontaine…” (p.48). Je reste figé sur les marches de la bibliothèque. Je pense au pays, “mon pays exsangue en mal de greffe que la communauté internationale vampirise” (p.53). Je lis ces poèmes sur une terre d’exil (USA). A l’heure où le secrétaire d’Etat de ce même pays, Hillary Clinton, s’adressant aux Congolais, leur demande d’oublier leur passé. Le poète, pourtant, l’immortalise à l’encre de ses larmes. Ces poèmes expriment les angoisses, les frustrations, les rêves déçus de milliers des jeunes congolais qui ont trouvé dans la musique, dans la bière, dans les sectes, dans les rebellions etc… des formes de mythe pour tromper l’ennui, déjouer la vanité d’une existence futile.

II. POESIE DE LA NOSTALGIE COLLECTIVE
En lisant cette poésie, je n’ai pas été capable de faire une analyse poétique détachée, comme le ferait peut être un expert de la critique littéraire. Je choisis plutôt de me prêter à l’articulation d’un cri sourd, d’une rumeur étouffante surgie de nuit, dans les huttes de Kisangani, dans les faubourgs de Kinshasa, dans les nuits torrides de Tshela, dans le silence de la peur d’une dictature rampante. Un seul mot résume cette poésie: cri. Un cri qui naît de la douleur. Articulé mais bien loin d’agréables sons qui enchantent l’oreille. Loin d’agréables discours de celui qui répète ce que les autres veulent bien entendre. Le poète ne se prête pas à ce jeu hypocrite. Il est la somme de douleurs pour une génération qui n’a plus vu la face du soleil. La théorie qui naît de cette poésie est celle de la thérapie de la parole. Ce n’est pas la parole qui circule dans les palabres africaines aux contours complexes et à la durée interminable. Ce n’est pas la parole monnayée dans une rhétorique politique des filous et des flibustiers. C’est une autre parole. Ce n’est pas de ces paroles d’hommes liges et des griots politiques modernes à la faconde rutilante. C’est un cri qui traverse de part en part les jointures de la conscience congolaise et offre vraiment un espace pour la douleur, pour le remords, pour la colère.
Saurai-je définir les thèmes de ces poèmes qui coulent sur la conscience comme les laves du Nyiragongo sur le lac Kivu? C’est une tentative peut être inutile de classifier, de répertorier les dires d’une poésie écrite sous les feux de l’injustifiable. Chaque jeune congolais qui lit ces vers entend en écho diffracté les mélodies de ses déboires et les tambours néfastes de ces propres échecs.
Le rêve a échoué. C’est devenu une forme d’utopie sans eutopie. Il faut partir. Le Congo est une parcelle déjà vendue par ses dirigeants, par ses leaders, par ses pasteurs – faux marchands de rêve, par ses soldats piètres porteurs d’armes, par ses brigands… A considérer cette inconscience et cet égoïsme, on ne manque pas d’écraser une larme invisible du coin de l’œil: “je traverse avec peine cette égoïsme sordide/mon corps tout entier languit/ dans l’agonie silencieuse du Congo” (p.33).
Finalement, les jeunes partent. Ils s’en vont partout où l’appel du destin résonne. Partout où le miracle de la chance les place. En lisant ces poèmes, je retrouve simplement ces milliers de Congolais de la génération prisonnière d’un mobutisme dingue. Ils avaient longtemps escompté la démocratie autour des années 1990. Ils ont été dupés. Ils avaient ensuite escompté la libération; ils ont plutôt été asservis, avec la promesse fallacieuse des lendemains qui chantent. En compagnie des petits marxistes tropicaux au savoir philosophique douteux et aux théories économiques obsolètes, à la connaissance superficielle de l’économie mondiale de plus en plus capitaliste, ils attendaient un Grand Soir qui ne vint jamais. Ils sont partis partout où un brin d’espoir faisait miroiter des promesses de Bonheur.
Partis sans promesse ni espoir de retour.
Faut-il évoquer un thème? Chacun pourra prendre cette poésie par le bout incandescent de son propre cauchemar. Je le lis et le relis avec les yeux d’une foi congolaise dépouillée et sans cesse testée. Ce qui me frappe c’est peut être cette prière permanente qui s’élève du cœur broyé et empêche de s’enliser dans le cynisme et la résignation. Mais quel est l’art de la prière dans cette fournaise de mauvaises nouvelles? Il s’agit de prendre Dieu à témoin, d’ironiser et de démentir tous les catéchismes en décalage avec l’afrocentrisme doloriste. Le silence de Dieu ne semble point être un scandale. Pour qui a l’habitude du malheur, il y a lieu de s’accoutumer aussi bien aux cantiques qu’aux silences des prières sans cesse interrompues par les canons.
Je lisais encore et encore cette poésie qui vous accule sans concession à réexaminer les théologies assez faciles de la grâce, de la rédemption et de la destinée. Pourquoi les choses sont-elles ainsi? Au-delà de la condition congolaise, il y a simplement l’homme de tous temps aux prises avec la masse d’inconnu qui l’écrase.
III. LA POESIE DE LA CRITIQUE SOCIALE ?
Au cours d’un échange avec des amis sur la poésie de René Char et quelques vers d’Arthur Rimbaud, je me laissais aller à une toute petite surexcitation sur la grâce et l’élégance respectivement d’une écriture si ailée et d’une vision si dantesque de l’illumination. J’entendais mes amis refroidir mon enthousiasme: “ce n’est que de la poésie”. Ce n’est que de la littérature. Et pourtant ces poèmes sont comme ces syllabes de flammes qui embrasent pour une seconde fois les cendres de nos rêves éteints… calcinés quelque part dans le Nouveau Monde.
On se surprend alors à repenser le Congo. Terre lointaine dont on redécouvre soudain la beauté brutale malgré le carnage, l’aveuglante lumière malgré les sombres périodes de tueries et de massacres. A lire ces poèmes, on redécouvre tendrement ce pays mien, nôtre. Anabase non pas des temps anciens du “Ndjalelo” mobutien mais des instants éternels où la bravoure, la générosité et l’indéfectible joie d’être vraiment fraternel étaient l’ethos quotidien du Congolais. Ce n’est point un appel au patriotisme dans ces vers; il y a seulement cet air de fraternité inédite, cet accord tacite sur un destin jamais articulé. Mais bien plus l’invincible certitude que l’avenir ne sera jamais monnayé par aucun contrat, que la fraternité, au-delà des avatars des vies en lice, prend toujours les couleurs arc-en-ciel pour rappeler l’alliance populaire, bien avant l’heure. Ce qui permet au poète d’égrener son “chapelet pour joindre les deux bouts/ entre deux générations qui se dessoudent…” (p.59). C’est cette part positive qui retient mon attention dans cette revendication de la justice sociale.
Ce n’est que de la poésie ; ce n’est que de la littérature ! Et pourtant dans cette poésie, les mots deviennent des munitions. D’où parle-t-il ? D’où écrit-il? Des questions à peine nécessaires à poser. Chaque pari des indépendances et de la démocratie retrouve dans ces mots sa propre complainte devant le tribunal de la conscience sociale. Le poète parle de concussion, de gabegie financière. Il interpelle depuis le Chef d’Etat jusqu’au dernier mécréant qui a transformé les caisses de l’Etat en propriété privée, qui a asservi ses frères de race. Son écriture est un acte politique, une geste audacieuse de libération, de protestation. Il ose. Mais qu’escompte-t-il ? Le président lit-il la poésie? Les sbires du régime ont-ils une sensibilité humaine. Il sait de science sure l’hypocrisie et la mauvaise foi de ceux qui parlent de démocratie, de droit de l’homme sur une terre brûlée. Un langage de bois: “vous griffonnez ensuite quelques mots fades/ sur du papier terne/et vous débitez d’autres verbiages insipides/ que l’on abandonne plus tard sur les étagères/par ce jour de juin” (p.21). Sous de manteaux de la dignité politique et des honneurs volés, ils se pavanent aux fêtes nationales où des bilans bidon sont présentés, où des statistiques mensongères sont débitées avec la pleine conscience que personne n’y croit. Mais à force d’être répété, le mensonge devient vraiment une réalité.
Le poète offre une autre vision. Il la crée. En fait, la poésie est création qui propose des alternatives, surtout là où l’imaginaire s’enlise… Le luxe tragique des mots dévient une forme de protestation et fait de sa poésie le cri du veilleur sur le promontoire du destin national.
Le poète avertit le lecteur pressé de s’arreter un instant : “n’allez pas de vers en vers” (p.11); il l’invite à dire son propre poème. En fermant ce livre, d’aucuns se demandent finalement si ce ne sont que des mots, encore des mots qui n’inquiètent personne. Comme l’écrivait le philosophe congolais Ka Mana à propos des intellectuels congolais qui s’attaquaient à lui a propos de sa lecture controversée de la crise congolaise: “J’ai découvert que l’univers des forces intellectuelles congolaises est peuplé, à l’est de notre pays, d’innombrables ‘Vendredi’, de grands imprécateurs qui fulminent dans leur imaginaire sans que le Rwanda ou les Tutsi, sur lesquels ils versent leurs laves, ne se sentent concernés ni inquiétés de quelque manière que ce soit” (Ka Mana). Ces poèmes ne seraient-ils qu’un tourbillon d’aboiements d’intellectuels (Ka Mana) qui n’intimident en rien les fossoyeurs du Bonheur populaire? Des laves ? A chacun d’y répondre. Le poète quant à lui a d’autres mots pleins de promesses de bonheur: “mon enfer et mon ciel se mélangent/je sais que je peux toujours franchir la ligne/ parcourir les chemins de l’espérance” (p.73). La génération damnée est-elle prêtre à prendre ce chemin de rédemption?

Emmanuel BUEYA Bu-MAKAYA sj
bueyama@yahoo.fr

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[1] Toussaint Kafarhire Murhula, Lettre à une génération damnée, Bertoua, Editions Ndzé, 2009, 76 pages.

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