« Le désert sétend, mon désert sétend. Lhorizon de lespoir est loin de moi. » Ces mots, sous sa plume, mont toujours paru relever dun pessimisme inattendu. Lui si dynamique, si lucide, observateur engagé dune des dictatures les plus perverses que le continent noir ait enfantées, céderait-il aussi au conformisme ambiant ? À moins dy voir dans ces propos, chez lancien étudiant de philosophie, un écho lointain de Nietzsche, de son cri répétitif dans les Dithyrambes pour Dionysos : le désert croît, malheur à qui recèle des déserts ? Auquel cas le propos, censé éclairer la totalité dune vision plastique, perdrait sa consonance tragique et rejoindrait lappel du philosophe à lartiste : activer les puissances dinnovation contre les forces du chaos, supputer lespoir autrement. Il me semble que la démarche de Sokey Edorh, son imaginaire depuis des années, obéissent généralement au schéma dune lutte sans merci contre lavancée et lemprise des déserts de lesprit.
Latérite et matériaux de récupération : Depuis ses premiers tableaux travaillés à lacrylique ou à lhuile, jusquaux plus récents caractérisés par le règne de la latérite et des pigments non chimiques, tout leffort de lartiste semble avoir été de donner un sens à la technique picturale elle-même. Les tableaux de la première époque, rarement académiques dans la manière de traiter les thèmes chers à lartiste, létaient un peu dans le choix des matériaux. Cependant, quelques tableaux annonçaient le changement à venir. Le Policier (1987) par exemple, réalisé à base dune décoction de henné, qui met en situation deux fonctionnaires de police véreux aux ventres disproportionnés ayant érigé un barrage à lentrée dun marché pour escroquer les passants. On sait le souci (assez récent tout de même) de lartiste africain à vouloir se démarquer, et lon pouvait craindre que Sokey ne senfermât dans une démarche répétitive et prétendument originale. Le henné ! Et pourquoi pas la bouse déléphant ? Loriginalité de la démarche de Sokey nest pas à lire à laune dune « africanisation » au forceps de la technique picturale, derrière le choix il y a le plaisir de la découverte et de lexpérimentation. Celui-là même qui le pousse à troquer parfois, contre la toile classique, les matériaux récupérés de nos usages urbains et ruraux (cordes, bois
), ou préférer de plus en plus lusage de la latérite.
La latérite. Largile : « Matière infinie, inépuisable et si familière » (Edwige Aplogan). Mais surtout élément à la couleur et la tessiture uniques, qui font quon a envie de toucher du doigt les toiles de Sokey Edorh. Voyageur impénitent, le peintre possède un port dancrage : lAfrique, où il revient toujours au terme de ses expositions à travers le monde. Et chaque fois que ses pieds foulent le sol du continent, à Bobo Dioulasso ou Bulawayo, la fine poussière dargile est présente au rendez-vous. Diantre, a-t-il dû se dire, ny aurait-il pas moyen demporter le port dans mes bagages, comme la tortue sa carapace ! ? Explication symboliste, quon lui a souvent suggérée. Il y en a une plus pragmatique, qui explique le succès des tableaux de lartiste auprès des villageois de Pédakondji, dAgou (Togo) ou dAllada (Bénin) où je lai vu exposer ces cinq dernières années. Limpression de familiarité. Dans la vie de ces paysans que nattirent pas a priori les tableaux abstraits de Sokey, largile a une utilité quotidienne. On sen sert pour modeler les effigies des divinités, soigner, fabriquer les accessoires les plus inimaginables ou badigeonner les murs des cases : le génie esthétique du
A Pédakondji en 1992, agglutinés autour des toiles de Sokey, jai vu des paysans écouter les explications de ce dernier sur la manière dont il récoltait les différents argiles dans les mines de phosphate et les traitait ensuite. Fascinés, ses interlocuteurs approuvaient de la tête, toute la sophistication quils pouvaient prêter à luvre ayant dun seul coup disparu, laissant la place à une compréhension directe née de la familiarité avec le matériau utilisé. Ce quécrit alors sa collègue du Bénin, Edwige Aplogan de Sokey est juste : « Cette latérite quil façonne, modèle, intègre à ses toiles, laisse un témoignage de sa démarche : lart naura de finalité autre que celle de sintégrer à la vie et de rendre compte de son temps ».
Mais comment rendre compte de son temps sans subvertir les codes mêmes du silence orchestré et de la prise de parole ? Sokey Edorh choisira dinventer un alphabet graphique pour archiver sa mémoire du monde et ses expériences personnelles.
LAlphabet du peintre : Le monde dans lequel lartiste évolue pullule de signes de toutes sortes. Savoir les déchiffrer, nest-ce pas trouver la clef des champs ? Lartiste explique : « Il y a (
) dans les traditions africaines, une multitude de signes et signaux assimilables à autant décritures. Ceux qui détiennent les secrets de ces signes graphiques se taisent et, dans le ghetto dincompréhension ainsi (
) créé, les utilisent (
) à leur seul profit. Il sagit des différents groupes dinitiés ayant comme chefs de file les prêtres vaudou. Véritables stratèges du secret, ceux-ci ne laissent filtrer que ce quils veulent bien concéder au public. Voulant percer un peu lopacité et lever un coin du voile, je me suis jeté à lassaut de « lImprenable Citadelle » et linfinitésimale connaissance acquise ma aidé à bâtir mon propre système de décryptage, à partir duquel dailleurs, jai bâti un assemblage homogène didéogrammes reconvertis plus tard en alphabet susceptible de multiples remodelage et complément
»
Ce que Sokey Edorh, dans un pied de nez évident à lethnologie classique, appelle écriture dogon est une invention de ses propres signes et un mélange de dessins symboliques puisés dans un vaste vivier qui va du Togo au Mali en passant par le Bénin et le Burkina-Faso et brassant des genres aussi divers que les maximes, les proverbes, voire des dictons détournés à des usages peu orthodoxes. On est loin du bricolage non pensé. Rassemblés sur la toile, ces idéogrammes donnent limpression dun fouillis de signes au regard du profane. Mais ne le sommes-nous pas un peu tous, devant cette construction personnelle rigoureuse où formes et couleurs se répondent ? La toile grouille comme une ruche, et les signes comme des abeilles, viennent sy poser dans les alvéoles chromatiques, chaque signe avec sa puissance de suggestion, sa richesse graphique, ses potentialités dinterprétation. Le peintre a inventé son propre alphabet et peut enfin saffranchir des silences de lhistoire, donner une forme à ses intuitions. Lintroduction de cette graphie accentue labstraction dans le travail de Sokey : les idées sont des figures, voire des rythmes (intégration de sons infinis), reflets dun humanisme éclaté. La forme humaine interviendra juste pour animer, littéralement, un espace déjà habité par lesprit des signes et de la terre. Nest-ce pas là, somme toute, un pari gagné dans un univers où lavancée fourbe des déserts peut réellement faire perdre espoir ? Malheur à qui
Sokey Edorh est né en 1955 à Lomé. Il vit et travaille entre Lomé et Kpalimé, la deuxième grande ville du Togo, célèbre pour son climat tempéré et la fertilité de ses sols.