Ces remarques ont encore plus dacuité si lon se réfère à lessai que luniversitaire togolais Baguissoga Satra vient de consacrer à luvre dun des romanciers nationaux les plus en vue du moment : Les audaces érotiques dans lécriture de Sami Tchak. Issu dune excellente thèse de doctorat soutenue à luniversité de Lomé et remanié à fin de publication, louvrage plonge le lecteur dans lunivers des romans de S.T., et tente de lui fournir des codes raisonnées pour une interprétation moins hâtive. Solidement charpenté, lessai réussit le tour de force de faire tenir lessentiel du propos en trois parties. La première partie est consacrée à la question fondamentale de savoir si ce que le critique dénomme « audaces érotiques » ne sont autre chose quun détour pour célébrer lécriture ! Lapproche, psychanalytique (toute la scientia sexualis est convoquée, Sade, Freud, Bataille, Foucault, Bonnet ), des leviers de la narration chez Sami Tchak, confirme vite lhypothèse de travail. Doù cette belle conclusion à mi-parcours à méditer par tout lecteur paresseux : chez S.T., les postures érotiques « représentent des tentatives orphiques de faire pression sur lécriture classique africaine, de la désacraliser » (p. 15). Dun certain roman africain, car noublions jamais quen la matière, il y a eu des précurseurs comme Yambo Ouologuem, Sony Labou Tansi, Calixthe Beyala, et même par endroits Ahmadou Kourouma !
La deuxième partie intitulée « Erotisme et éducation sentimentale » fournit la matière à Satra de faire un saut périlleux, en tentant (avec succès ?) détablir les liens, entre une pensée du roman ainsi produit sur la base du projet de bousculer lécriture , et la morale selon des codex matrimoniaux et conjugaux propres aux communautés dans lesquelles se déploient le récit. Mais justement, quelles sont ces communautés ? Où se déploie le récit du Paradis des chiots, de La Fête des masques, pour ne citer que ces deux romans ? La question paraît simple, mais la réponse ne lest pas, tant lhumanité des personnages du romancier postule dune commune humaine condition. Les normes sociologiques et esthétiques utilisées par Satra nont aucune peine à convaincre le lecteur sur une question aussi essentielle que celle du tabou, par exemple, mais aussi celle de linceste, clef de voûte de largumentaire principal du critique. Limago du père, de la mère, de la fille adulée (la fille unique chérie), du beau-père et celui envoûtant de la belle-sur dans le sous-système des responsabilités et des liens parentaux rend complet larchitecture familiale assez délibérément marginale dans les romans de Tchak. Le système de Tchak sautonourrit de sa logique provocatrice, et en cela Satra la justement relevé : « Généralement, écrit-il, le public qui représente la société, condamne les personnages marginaux. Mais dans les romans de S.T., lentourage des héros hésite à condamner les comportements déviants »(p. 169). Et pour cause, il y a par-delà la marginalité souvent sexuelle (même quant le romancier traite de la maternité), lidée dun amour et dune sexualité idéalisés, en clair dune morale personnelle come horizon dattente implicite proposée au lecteur.
La troisième partie, enfin, est consacrée à létude du renouvellement esthétique proprement dit ; elle analyse ce que le préfacier de lessai, luniversitaire togolais Tassou Kazaro dénomme « la surabondance de la matière scrpturale », le statut des narrateurs, les intertextes foisonnants et leurs fonctions, bref tout ce qui « objective luvre de Sami Tchak comme un palimpseste dont lambition est de réécrire, dans la vérité, lhistoire de lerrance humaine aux quatre coins du monde. » (T. Kazaro, Préface, p. 6).
La globalité de la démarche de Satra, même si le corpus littéraire étudié ne prend pas en charge le roman Al Capone le Malien (Mercure de France, 2011) est évidente et convaincante. La culture du romancier est peut-être impressionnante, mais celle de son critique ne lest pas moins. Même si on peut prendre en défaut ce dernier sur le chapitre consacré à lintertextualité (p. 241), où aucune mention nest faite des travaux de luniversitaire togolais Vincent Simedoh sur le même sujet, principalement quant à ce qui concerne le roman Hermina. Mais au fond, les deux analystes se rejoignent, curieusement, dans leurs conclusions, preuve que la traçabilité des sources textuelles de Sami Tchak fait lunanimité.
Baguissoga Satra, Les audaces érotiques dans lécriture de Sami Tchak, Paris, LHarmattan, 2010, 29 .