Lettre à Semina, de la part dun littérateur sans chapelle
Cher, chère ( ?) Semina,
Internet ayant aboli les différences de sexe, cest à lentité virtuelle qui ma écrit que je réponds ici. Il y a longtemps que vous mavez interpellé, mais javoue que chaque fois que jai eu envie de vous répondre, je nen ai pas eu le temps. Vous mexcuserez, mais nétant pas un écrivain professionnel, il me faut vivre souvent autrement.
Cest à Chancellor College, luniversité du Malawi à Zomba, que jai commencé à penser vous répondre sérieusement. Cest dans cette université, quand un des intervenants au séminaire que jorganisais sur luvre de Wole Soyinka ma demandé qui étaient « les Africains », ces gens auxquels je faisais constamment allusion dans mes réflexions, que jai pensé à vous, à votre fameux « vous/nous » englobant une communauté théorique, celle à laquelle les écrivains du continent sont censés sadresser, et aussi celle censée lire et juger « nos » uvres, comme vous le faites vous-même dans un geste admirable de confiance et de réprobation à la fois. Juste avant de vous répondre, permettez-moi de vous dire que je prends au sérieux vos remarques et espère que mes réponses à vos questions refléteront le crédit que jaccorde à votre interpellation. Ce nest pas tous les jours que lon a des lecteurs aussi francs que vous, même si votre franchise porte le masque de lanonymat, et ce serait une erreur et de lirrespect que de ne pas vous répondre. Les livres que « nous » écrivons produisent des effets contradictoires, cest la loi de la réception littéraire, mais ce nest pas une raison pour se retrancher derrière la sainte liberté du lecteur, encore moins celle sacrée de lauteur, pour ne pas répondre à ceux que nos écrits interpellent. Un proverbe de mon peuple, les Guin-Mina du Togo me rappelle à lordre : nul ne se proclame danseur émérite pour ensuite fuir le cercle de danse !
Il y a ce que lon croit être, et ce que les autres disent que vous êtes. Votre lettre pose lhypothèse selon laquelle il ny aurait aucune différence entre les écrits de Smith (Stephen Smith, jimagine ?), les positions racistes dun autre journaliste français, Pascal Sevran, et les livres de ceux que vous appelez dun terme délibérément insultant « nos littérateurs ». Je vous laisse libre de vos interprétations, car je ne connais pas vos lectures (en dehors de Canailles et charlatans que vous indexez) , et surtout votre réaction me rappelle celle des critiques africains qui jugèrent négationniste un roman comme The beautyful ones are not yet born du ghanéen Ayi Kwei Armah, parce que limage quil donne du Ghana et a contrario de lAfrique serait brutale et scatologique. Aussi, le fait que Pascal Sevran cite Leonora Miano à lappui de son raisonnement stupide signifie-t-il que Miano a écrit son très conradien roman Lintérieur de la nuit pour apporter de leau au moulin dun imbécile du type Sevran ? Jadmire le raccourci de votre pensée, mais il mest difficile de ne pas me dire que vous étiez mal réveillé(e) quand vous écriviez de telles horreurs. Raisonner sans passion nest pas toujours facile.
Cest à un autre niveau que votre lettre ma fait dresser les cheveux sur la tête. Plus que tout autre littérature au monde (peut-être aussi chez les Papous), la littérature africaine est la seule, encore aujourdhui, dont on pense quelle est faite dabord pour les Africains, et quelle doit forcément( ?) correspondre à lidée que lAfricain se fait de sa propre renaissance, eu égard aux vicissitudes historiques subies par la race à laquelle il appartient, les mêmes dont lillustration donna naissance au siècle dernier au mouvement littéraire de la négritude, défini par luniversitaire nigérian Abiola Irele « comme le point culminant de lensemble des réactions à limpact de la civilisation occidentale sur lAfricain, ainsi que de lintégralité des facteurs sociaux et psychologiques qui ont donné forme à lexpérience collective de la domination occidentale des peuples noirs. » Soit. Nul ne peut nier quun écrivain, inconsciemment ou non, sadresse à une communauté de lecteurs facile à déterminer, et ce malgré ce que les auteurs eux-mêmes affichent comme affinités, avec la nation, le monde, la tribu, la case Lexemple de Chinua Achebe est là, grand défenseur des uvres autocentrées qui ne supporta pas quon lui opposât luvre de Soyinka comme étant plus universelle que la sienne, luniversel étant pour lui, du coup, un concept dogmatique desprits mal tournés. Donc, nous écririons pour cette communauté à laquelle vous appartenez, cher ou chère Semina, et qui ne se reconnaîtrait pas dans nos écrits. Heureusement, suis-je tenté de vous répondre, quelle pitié ceût été que seule « la communauté » se retrouvât dans nos peintures. Ceci constitue au moins une preuve que nous sommes bel et bien des écrivains et non des sociologues, encore moins des idéologues, même sil existe une pensée derrière la littérature. Et que nos interlocuteurs ne se réduisent pas uniquement aux « Africains » outrés par la confusion que nous ferions entre décrire et dénoncer.
Décrire et dénoncer. Il va de soi que ce qui vous importe, lorsque vous portez le fer de cette manière-là, cest ce que vous appelez limage de lAfrique, laquelle serait archaïque sous la plume des littérateurs que vous détestez. Vos critiques sont précises à cet instant-là : archaïsme, manque dambition et naïveté ; et lon se prend à rêver que vous citiez les noms des livres et des auteurs incriminés, ceux-là qui exploiteraient le même filon que messieurs Smith et Sevran, et pourquoi pas Gobineau, Conrad, Naipaul, voire Yambo Ouologuem, crucifié, ce dernier, pour avoir écorné la satanée belle image de lAfrique, décrite comme meurtrière, esclavagiste et féodale dans son très torturé Le devoir de violence ! Mais vous ne le faites pas, soit par manque de courage ou parce que vous préférez ménager quelques susceptibilités. Ce qui réduit considérablement le champ dinterprétation de votre provocation. Allons donc, vos yeux boivent la lumière et sétonnent de pleurer !?
Je crois néanmoins comprendre ce que vous insinuez. Labsence dune problématique derrière la vision négative du continent, telle quelle apparaît dans « nos » uvres, cette sorte dethnologie sauvage (dites-vous) qui ferait remonter à la surface linavoué ou le cliché permanent du déstructuré qui colle à la représentation médiatique du continent. Récemment encore, nétait-ce pas la critique que lon faisait à Leonora Miano (abordant le cannibalisme et les meurtres rituels), Alain Mabanckou (abordant la sorcellerie et la question du double) ou Fatou Diome (abordant limmigration des jeunes Africains vers la France), et que vous faites subrepticement à mon roman Canailles et charlatans dont je reconnais effectivement quil fait la part belle à la description des immondices dans les rues de TiBrava (Lomé ?), mais jamais à « des tombereaux denfants morts de faim, de soif, desséchés au soleil ». Pour une seule raison, il ny en a pas dans les rues de ma mémoire (ni dans mon environnement au quotidien, différent des hôtels pour journalistes rancuniers bernés par les mises en scène des pauvres) et surtout les enfants affamés quil y aurait dans les rues de mon TiBrava ne seraient pas que des mendiants, mais surtout des orgueilleux. Et peindre lorgueil des mendiants, des prostitué(e)s et même des pédérastes, par-delà les immondices qui les entourent, voilà ce que jappelle le projet romanesque à luvre, secrètement, dans une oeuvre comme le mien, et que je répète vous navez pas pigé.
Je ne veux pas perdre mon énergie à défendre les autres, mais étant aussi un lecteur régulier de la littérature africaine contemporaine, je sais que le même souci se retrouve dans les livres de mes collègues. Il y a peut-être un fait qui explique la faible visibilité de la démarche des uns et des autres, la non-appartenance à une école, à un mouvement défini des écrivains africains contemporains, adeptes tous de la libre expression. Pas de chapelle, pas de mission assignée, surtout pas celle que vous voudriez leur confier.
Comme lécrivait James Baldwin fuyant lAmérique et la question raciale, « Je voulais éviter de devenir un simple Noir, ou même un simple écrivain noir. » Je crois quil est plus sain de reconnaître à chacun le droit de tracer son chemin littéraire, fût-ce en séloignant de la communauté pour mieux observer ses limites et ses prétentions à détenir la vérité. Après tout, auriez-vous plus de légitimité quun autre à sauver ceux qui se « perdent » ? Une conception de la littérature ne doit pas se substituer à une autre comme étant le dogme à respecter, et en cela, votre démarche est un peu pénible à accepter.
Par contre, un point sur lequel je serais daccord avec vous, cest quil y effectivement un effet de grossissement des « travers » quotidiens dans les uvres de beaucoup dauteurs africains, lié, à mon avis, moins au fantasme de la mère dévoreuse (la mère, après tout dévore tout aussi bien quelle protège) quà léloignement physique, la nostalgie dun « âge dor » propre à chaque auteur. La force des obsessions personnelles ou le vertige des idiosyncrasies ? Quand on a vécu dans des cadres propres, et que des années plus tard on les retrouve délabrés, il est probable que le choc occasionne une fixation dans le choix des aspects représentés de la « réalité ». Ce que ma narratrice dans Canailles et charlatans, à deux années dintervalle entre son premier voyage (Cola cola jazz) et son second à TiBrava (Lomé ?), expérimente avec une attention plus accrue portée à la prolifération des immondices. Je ne sais plus où jai lu une belle analyse de ce type qui démontre, citations à lappui, la différence dans les descriptions du cadre du récit chez les écrivains africains vivant en Afrique et ceux de la diaspora, encore que, un Couao-Zotti vivant au Bénin ou un Meja Mwangi au Kenya (mauvais exemples ?) néchapperaient pas aussi systématiquement au reproche du grossissement ! Il ny a pas de souscription à ce que vous qualifiez dexotisme du pire, arrêtez le persiflage facile, les écrivains écrivent leur Afrique (ou ne lécrivent pas du tout comme chez Sami Tchak ou parfois Ben Okri, Anouar Benmalek, Mohammed Dib ), le lecteur rêve son continent, dans ce va-et-vient contradictoire, cest vrai sont renvoyés dos à dos Camara Laye et Mongo Beti : ni littérature rose ni littérature militante, révolutionnaire, mais faisant cela, célébrons-nous moins quun autre, ce que Léro Etienne, poète surréaliste mineur des Antilles réclamait de ses pairs, à savoir « lamour africain de la vie, la joie africaine de lamour, le rêve africain de la mort » ?
Mais tout cela nest pas si important, vous le reconnaissez vous-même, seulement vous ne quittez ce sujet-là que pour attaquer sur un autre front, celui du style. Je ne vous suivrai pas sur ce front-là, car je ne comprends pas quon puisse reprocher à des écrivains davoir du style, le distinguo méchappe, excusez-moi, surtout quand vous postulez encore sans démontrer que nous écririons pour « régénérer la création occidentale » ! Pour moi, cest un blabla indigeste, je pourrais dire la même chose de la langue de Soyinka ou de Ben Okri en oubliant complètement le contenu de leurs livres. La poésie de Kofi Anhidoyo en Ewe méchappe tout autant que celle dAimé Césaire, parfois, donc je ne sais vraiment pas pourquoi avoir son style à soi (tautologie volontaire) serait pour la gloire de la « création occidentale », cest quoi lOccident ? La France ? On croirait entendre un marxiste africain des années 80, mauvais lecteur de Sartre et adepte de la masturbation au rabais ! La critique est aisée (sic), écrivez-vous, dans ce cas précis elle est faussement prolétaire et anachronique. Il y a une maladie de la critique française à ne faire référence quau style dabord, cest peut-être de cela que vous vouliez parler, mais alors vous accepterez que ce nest pas la faute dun auteur, fût-il africain, si lon ne sintéresse pas au contenu de ses livres en France. Cela, me semble-t-il, a toujours été ainsi depuis l’irruption des Africains sur la scène littéraire française.
Et cest au contenu que je veux en venir pour terminer. Celui de nos livres « tire vers le bas », dites-vous. Et vous donnez lexemple de Kourouma (celui de Monnè ou de Allah nest pas obligé ?), folklorique, burlesque à souhait, vous lopposez à Sony Labou Tansi, Soyinka (admirateur des Soleils des indépendances !), vous auriez pu y rajouter Mongo Beti, grand pourfendeur du langage fautif et pas assez stylisé de Kourouma, le pauvre ! Nous serions les héritiers de Kourouma, à clouer au pilori, nous autres, « tous ceux qui voudraient faire rire de choses sérieuses. » Vous répétez là ce que les mauvais lecteurs de Kourouma savent répéter dans les salons, en se basant sur quelques titres de lauteur les héritiers de Kourouma ont au moins lavantage davoir appris de leur maître la nécessité de ne pas accepter lhistoire de lAfrique telle que les autres (blancs et noirs inclus) tentent de lécrire. Fuir lidéologie pour tenter de dégonfler les baudruches idéologiques, personnellement cest lune des leçons que Kourouma ma données, et je suis heureux de compter au nombre de ses fils spirituels.
Les lecteurs africains, ceux que vous prétendez que nos uvres tirent vers le bas, les connaissez-vous réellement ? Moi je les rencontre partout dans les lycées, collèges et universités dAfrique, ils nont pas toujours cette vision polémique que vous exhibez comme une vérité, ils lisent nos livres comme des possibilités différentes dappréhender la complexité du réel continental. Sont-ils plus bêtes, ceux-là qui ne voient pas les choses comme vous ? Je vous propose daccompagner les écrivains dans les établissements scolaires en Afrique, pas dans les salons où on les célèbrerait, dites-vous, vous découvririez certainement que le plaisir de la lecture est au rendez-vous, et non la dictature du slogan « écrire pour redonner une autre image de lAfrique ». Pour moi, vous faites partie malheureusement de cette frange de lecteurs (et de critiques) qui voit toujours « notre » littérature en termes de conflit Noirs/Blancs, Afrique vs Les Autres, permettez-moi de ne pas adhérer à cette vision-là.
Pour finir, jai un peu souri du sens que vous donnez à ma réflexion qui évoque « une autre imagination de lAfrique par la littérature », réflexion que vous citez sans faire attention au terme « imagination ». Soyons clairs, ce qui a remué en moi quand jécrivais la phrase est plus complexe et humble que ce qui vous démange. La question que je pose de la possibilité dexpérimenter dautres manières de dire lAfrique à travers le temps et lespace ne se réduit pas à la question simpliste et sartrienne de lengagement. Personnellement, je conçois lengagement est un état desprit, pas une posture permanente. Sous cet angle, je comprends quon ne puisse limposer à tous les auteurs, sous prétexte quils auraient une mission à accomplir au nom dune race qui aurait trop soufferte. Lengagement simpose ou ne simpose pas, cela ne se décrète pas, mais dans le cas où un auteur se voudrait engagé, je pose la question de ladéquation de son imaginaire à lurgence du sujet traité. Et en ce sens, je cherche les formes idoines à exprimer cet état desprit au moment où il sinstalle. Et dans mes réflexions, jen suis arrivé à penser que le roman, définitivement, nest pas la forme la plus appropriée à cela. Je peux me tromper, mais quand jécris avec létat desprit dun auteur engagé, cest-à-dire réagissant à un questionnement que je le suis seul à juger sérieux, je ne sais pourquoi je choisis toujours la forme théâtrale (Chemins de croix, Atterrissage), et jamais la forme romanesque. Mes réactions, dans ces cas-là sont moins déterminées par un stimulus racial quune sensibilité exacerbée à des problématiques sociales qui mengagent personnellement. Soyinka, à qui les intellectuels marxistes du Nigeria reprochaient son hermétisme au théâtre et dans le roman, a dabord viré vers la poésie (Mandelas Earth ) puis finalement choisi le docu-roman (Ibadan, les années pagailles) et lessai (Nigeria, the open sore of Africa) pour tenter de rendre plus accessible sa pensée, sa vision des problèmes du continent, iconoclaste et pas toujours fonctionnelle, il aurait eu le prix Nobel de la paix, autrement, comme De Klerk et Mandela.
Seulement, voilà, dans ma recherche des formes, je nexclus pas le questionnement de formes, et cest là où vous ne me suivez pas : la réinvention de lAfrique par la littérature passe, à mon avis, par une double imagination : imagination de la forme et imagination du fond, de façon à être à fois proche et loin du sujet, novateur dans la forme, car la littérature, même engagée, ne peut faire léconomie de lexigence première de lauteur : inventer des formes pour contenir les récits, fussent-ils inutiles ou sérieux. Et au fond, aujourdhui, la plus grande invention que nous puissions, nous autres écrivains africains apporter aux formes littéraires ne seraient-elles pas dans un investissement de nos langues maternelles ? Car nous faisons semblant, tous, mais nous sommes de vrais menteurs, nous faisons semblant de croire que continuer à écrire dans les langues coloniales uniquement est une évidence. Alors que la réalité est simple, nous sommes paresseux et pas foutus de réinventer les formes littéraires occidentales dans nos langues comme savent le faire Mohammed Said Mohammed, Euphrase Kezilahabi, Said Ahmed Mohammed, W. Mkufya, Charles Mungoshi, Chenjerai Howe ou autrefois Sam Obianim, Thomas Mofolo là est pour moi le véritable engagement, le vrai défi de la littérature africaine au XXIe siècle, mais jai bien peur que notre génération soit incapable de le relever elle veut faire de la littérature monde en suivant le sillon tracé par les autres, comme on fabrique du mondovino, ce vin global et mondialisé de goût douteux et sans aucune originalité : du vin standardisé !
Vous voyez bien que nous ne sommes pas sur la même longueur dondes.
Cordialement, K.A.