Réponse à S., de la part d’un littérateur sans chapelle

kangni_alem0.jpgComme l’écrivait James Baldwin fuyant l’Amérique et la question raciale, « Je voulais éviter de devenir un simple Noir, ou même un simple écrivain noir. » Je crois qu’il est plus sain de reconnaître à chacun le droit de tracer son chemin littéraire, fût-ce en s’éloignant de la communauté.

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kangni_alem0.jpgLettre à Semina, de la part d’un littérateur sans chapelle

Cher, chère ( ?) Semina,

Internet ayant aboli les différences de sexe, c’est à l’entité virtuelle qui m’a écrit que je réponds ici. Il y a longtemps que vous m’avez interpellé, mais j’avoue que chaque fois que j’ai eu envie de vous répondre, je n’en ai pas eu le temps. Vous m’excuserez, mais n’étant pas un écrivain professionnel, il me faut vivre souvent autrement.

C’est à Chancellor College, l’université du Malawi à Zomba, que j’ai commencé à penser vous répondre sérieusement. C’est dans cette université, quand un des intervenants au séminaire que j’organisais sur l’œuvre de Wole Soyinka m’a demandé qui étaient « les Africains », ces gens auxquels je faisais constamment allusion dans mes réflexions, que j’ai pensé à vous, à votre fameux « vous/nous » englobant une communauté théorique, celle à laquelle les écrivains du continent sont censés s’adresser, et aussi celle censée lire et juger « nos » œuvres, comme vous le faites vous-même dans un geste admirable de confiance et de réprobation à la fois. Juste avant de vous répondre, permettez-moi de vous dire que je prends au sérieux vos remarques et espère que mes réponses à vos questions refléteront le crédit que j’accorde à votre interpellation. Ce n’est pas tous les jours que l’on a des lecteurs aussi francs que vous, même si votre franchise porte le masque de l’anonymat, et ce serait une erreur et de l’irrespect que de ne pas vous répondre. Les livres que « nous » écrivons produisent des effets contradictoires, c’est la loi de la réception littéraire, mais ce n’est pas une raison pour se retrancher derrière la sainte liberté du lecteur, encore moins celle sacrée de l’auteur, pour ne pas répondre à ceux que nos écrits interpellent. Un proverbe de mon peuple, les Guin-Mina du Togo me rappelle à l’ordre : nul ne se proclame danseur émérite pour ensuite fuir le cercle de danse !

Il y a ce que l’on croit être, et ce que les autres disent que vous êtes. Votre lettre pose l’hypothèse selon laquelle il n’y aurait aucune différence entre les écrits de Smith (Stephen Smith, j’imagine ?), les positions racistes d’un autre journaliste français, Pascal Sevran, et les livres de ceux que vous appelez d’un terme délibérément insultant « nos littérateurs ». Je vous laisse libre de vos interprétations, car je ne connais pas vos lectures (en dehors de Canailles et charlatans que vous indexez) , et surtout votre réaction me rappelle celle des critiques africains qui jugèrent négationniste un roman comme The beautyful ones are not yet born du ghanéen Ayi Kwei Armah, parce que l’image qu’il donne du Ghana et a contrario de l’Afrique serait brutale et scatologique. Aussi, le fait que Pascal Sevran cite Leonora Miano à l’appui de son raisonnement stupide signifie-t-il que Miano a écrit son très conradien roman L’intérieur de la nuit pour apporter de l’eau au moulin d’un imbécile du type Sevran ? J’admire le raccourci de votre pensée, mais il m’est difficile de ne pas me dire que vous étiez mal réveillé(e) quand vous écriviez de telles horreurs. Raisonner sans passion n’est pas toujours facile.

C’est à un autre niveau que votre lettre m’a fait dresser les cheveux sur la tête. Plus que tout autre littérature au monde (peut-être aussi chez les Papous), la littérature africaine est la seule, encore aujourd’hui, dont on pense qu’elle est faite d’abord pour les Africains, et qu’elle doit forcément( ?) correspondre à l’idée que l’Africain se fait de sa propre renaissance, eu égard aux vicissitudes historiques subies par la race à laquelle il appartient, les mêmes dont l’illustration donna naissance au siècle dernier au mouvement littéraire de la négritude, défini par l’universitaire nigérian Abiola Irele « comme le point culminant de l’ensemble des réactions à l’impact de la civilisation occidentale sur l’Africain, ainsi que de l’intégralité des facteurs sociaux et psychologiques qui ont donné forme à l’expérience collective de la domination occidentale des peuples noirs. » Soit. Nul ne peut nier qu’un écrivain, inconsciemment ou non, s’adresse à une communauté de lecteurs facile à déterminer, et ce malgré ce que les auteurs eux-mêmes affichent comme affinités, avec la nation, le monde, la tribu, la case… L’exemple de Chinua Achebe est là, grand défenseur des œuvres autocentrées qui ne supporta pas qu’on lui opposât l’œuvre de Soyinka comme étant plus universelle que la sienne, l’universel étant pour lui, du coup, un concept dogmatique d’esprits mal tournés. Donc, nous écririons pour cette communauté à laquelle vous appartenez, cher ou chère Semina, et qui ne se reconnaîtrait pas dans nos écrits. Heureusement, suis-je tenté de vous répondre, quelle pitié c’eût été que seule « la communauté » se retrouvât dans nos peintures. Ceci constitue au moins une preuve que nous sommes bel et bien des écrivains et non des sociologues, encore moins des idéologues, même s’il existe une pensée derrière la littérature. Et que nos interlocuteurs ne se réduisent pas uniquement aux « Africains » outrés par la confusion que nous ferions entre décrire et dénoncer.

Décrire et dénoncer. Il va de soi que ce qui vous importe, lorsque vous portez le fer de cette manière-là, c’est ce que vous appelez l’image de l’Afrique, laquelle serait archaïque sous la plume des littérateurs que vous détestez. Vos critiques sont précises à cet instant-là : archaïsme, manque d’ambition et naïveté ; et l’on se prend à rêver que vous citiez les noms des livres et des auteurs incriminés, ceux-là qui exploiteraient le même filon que messieurs Smith et Sevran, et pourquoi pas Gobineau, Conrad, Naipaul, voire Yambo Ouologuem, crucifié, ce dernier, pour avoir écorné la satanée belle image de l’Afrique, décrite comme meurtrière, esclavagiste et féodale dans son très torturé Le devoir de violence ! Mais vous ne le faites pas, soit par manque de courage ou parce que vous préférez ménager quelques susceptibilités. Ce qui réduit considérablement le champ d’interprétation de votre provocation. Allons donc, vos yeux boivent la lumière et s’étonnent de pleurer !?

Je crois néanmoins comprendre ce que vous insinuez. L’absence d’une problématique derrière la vision négative du continent, telle qu’elle apparaît dans « nos » œuvres, cette sorte d’ethnologie sauvage (dites-vous) qui ferait remonter à la surface l’inavoué ou le cliché permanent du déstructuré qui colle à la représentation médiatique du continent. Récemment encore, n’était-ce pas la critique que l’on faisait à Leonora Miano (abordant le cannibalisme et les meurtres rituels), Alain Mabanckou (abordant la sorcellerie et la question du double) ou Fatou Diome (abordant l’immigration des jeunes Africains vers la France), et que vous faites subrepticement à mon roman Canailles et charlatans dont je reconnais effectivement qu’il fait la part belle à la description des immondices dans les rues de TiBrava (Lomé ?), mais jamais à « des tombereaux d’enfants morts de faim, de soif, desséchés au soleil ». Pour une seule raison, il n’y en a pas dans les rues de ma mémoire (ni dans mon environnement au quotidien, différent des hôtels pour journalistes rancuniers bernés par les mises en scène des pauvres) et surtout les enfants affamés qu’il y aurait dans les rues de mon TiBrava ne seraient pas que des mendiants, mais surtout des orgueilleux. Et peindre l’orgueil des mendiants, des prostitué(e)s et même des pédérastes, par-delà les immondices qui les entourent, voilà ce que j’appelle le projet romanesque à l’œuvre, secrètement, dans une oeuvre comme le mien, et que je répète vous n’avez pas pigé.

Je ne veux pas perdre mon énergie à défendre les autres, mais étant aussi un lecteur régulier de la littérature africaine contemporaine, je sais que le même souci se retrouve dans les livres de mes collègues. Il y a peut-être un fait qui explique la faible visibilité de la démarche des uns et des autres, la non-appartenance à une école, à un mouvement défini des écrivains africains contemporains, adeptes tous de la libre expression. Pas de chapelle, pas de mission assignée, surtout pas celle que vous voudriez leur confier.

Comme l’écrivait James Baldwin fuyant l’Amérique et la question raciale, « Je voulais éviter de devenir un simple Noir, ou même un simple écrivain noir. » Je crois qu’il est plus sain de reconnaître à chacun le droit de tracer son chemin littéraire, fût-ce en s’éloignant de la communauté pour mieux observer ses limites et ses prétentions à détenir la vérité. Après tout, auriez-vous plus de légitimité qu’un autre à sauver ceux qui se « perdent » ? Une conception de la littérature ne doit pas se substituer à une autre comme étant le dogme à respecter, et en cela, votre démarche est un peu pénible à accepter.

Par contre, un point sur lequel je serais d’accord avec vous, c’est qu’il y effectivement un effet de grossissement des « travers » quotidiens dans les œuvres de beaucoup d’auteurs africains, lié, à mon avis, moins au fantasme de la mère dévoreuse (la mère, après tout dévore tout aussi bien qu’elle protège) qu’à l’éloignement physique, la nostalgie d’un « âge d’or » propre à chaque auteur. La force des obsessions personnelles ou le vertige des idiosyncrasies ? Quand on a vécu dans des cadres propres, et que des années plus tard on les retrouve délabrés, il est probable que le choc occasionne une fixation dans le choix des aspects représentés de la « réalité ». Ce que ma narratrice dans Canailles et charlatans, à deux années d’intervalle entre son premier voyage (Cola cola jazz) et son second à TiBrava (Lomé ?), expérimente avec une attention plus accrue portée à la prolifération des immondices. Je ne sais plus où j’ai lu une belle analyse de ce type qui démontre, citations à l’appui, la différence dans les descriptions du cadre du récit chez les écrivains africains vivant en Afrique et ceux de la diaspora, encore que, un Couao-Zotti vivant au Bénin ou un Meja Mwangi au Kenya (mauvais exemples ?) n’échapperaient pas aussi systématiquement au reproche du grossissement ! Il n’y a pas de souscription à ce que vous qualifiez d’exotisme du pire, arrêtez le persiflage facile, les écrivains écrivent leur Afrique (ou ne l’écrivent pas du tout comme chez Sami Tchak ou parfois Ben Okri, Anouar Benmalek, Mohammed Dib…), le lecteur rêve son continent, dans ce va-et-vient contradictoire, c’est vrai sont renvoyés dos à dos Camara Laye et Mongo Beti : ni littérature rose ni littérature militante, révolutionnaire, mais faisant cela, célébrons-nous moins qu’un autre, ce que Léro Etienne, poète surréaliste mineur des Antilles réclamait de ses pairs, à savoir « l’amour africain de la vie, la joie africaine de l’amour, le rêve africain de la mort » ?

Mais tout cela n’est pas si important, vous le reconnaissez vous-même, seulement vous ne quittez ce sujet-là que pour attaquer sur un autre front, celui du style. Je ne vous suivrai pas sur ce front-là, car je ne comprends pas qu’on puisse reprocher à des écrivains d’avoir du style, le distinguo m’échappe, excusez-moi, surtout quand vous postulez encore sans démontrer que nous écririons pour « régénérer la création occidentale » ! Pour moi, c’est un blabla indigeste, je pourrais dire la même chose de la langue de Soyinka ou de Ben Okri en oubliant complètement le contenu de leurs livres. La poésie de Kofi Anhidoyo en Ewe m’échappe tout autant que celle d’Aimé Césaire, parfois, donc je ne sais vraiment pas pourquoi avoir son style à soi (tautologie volontaire) serait pour la gloire de la « création occidentale », c’est quoi l’Occident ? La France ? On croirait entendre un marxiste africain des années 80, mauvais lecteur de Sartre et adepte de la masturbation au rabais ! La critique est aisée (sic), écrivez-vous, dans ce cas précis elle est faussement prolétaire et anachronique. Il y a une maladie de la critique française à ne faire référence qu’au style d’abord, c’est peut-être de cela que vous vouliez parler, mais alors vous accepterez que ce n’est pas la faute d’un auteur, fût-il africain, si l’on ne s’intéresse pas au contenu de ses livres en France. Cela, me semble-t-il, a toujours été ainsi depuis l’irruption des Africains sur la scène littéraire française.

Et c’est au contenu que je veux en venir pour terminer. Celui de nos livres « tire vers le bas », dites-vous. Et vous donnez l’exemple de Kourouma (celui de Monnè ou de Allah n’est pas obligé ?), folklorique, burlesque à souhait, vous l’opposez à Sony Labou Tansi, Soyinka (admirateur des Soleils des indépendances !), vous auriez pu y rajouter Mongo Beti, grand pourfendeur du langage fautif et pas assez stylisé de Kourouma, le pauvre ! Nous serions les héritiers de Kourouma, à clouer au pilori, nous autres, « tous ceux qui voudraient… faire rire de choses sérieuses. » Vous répétez là ce que les mauvais lecteurs de Kourouma savent répéter dans les salons, en se basant sur quelques titres de l’auteur… les héritiers de Kourouma ont au moins l’avantage d’avoir appris de leur maître la nécessité de ne pas accepter l’histoire de l’Afrique telle que les autres (blancs et noirs inclus) tentent de l’écrire. Fuir l’idéologie pour tenter de dégonfler les baudruches idéologiques, personnellement c’est l’une des leçons que Kourouma m’a données, et je suis heureux de compter au nombre de ses fils spirituels.

Les lecteurs africains, ceux que vous prétendez que nos œuvres tirent vers le bas, les connaissez-vous réellement ? Moi je les rencontre partout dans les lycées, collèges et universités d’Afrique, ils n’ont pas toujours cette vision polémique que vous exhibez comme une vérité, ils lisent nos livres comme des possibilités différentes d’appréhender la complexité du réel continental. Sont-ils plus bêtes, ceux-là qui ne voient pas les choses comme vous ? Je vous propose d’accompagner les écrivains dans les établissements scolaires en Afrique, pas dans les salons où on les célèbrerait, dites-vous, vous découvririez certainement que le plaisir de la lecture est au rendez-vous, et non la dictature du slogan « écrire pour redonner une autre image de l’Afrique ». Pour moi, vous faites partie malheureusement de cette frange de lecteurs (et de critiques) qui voit toujours « notre » littérature en termes de conflit Noirs/Blancs, Afrique vs Les Autres, permettez-moi de ne pas adhérer à cette vision-là.

Pour finir, j’ai un peu souri du sens que vous donnez à ma réflexion qui évoque « une autre imagination de l’Afrique par la littérature », réflexion que vous citez sans faire attention au terme « imagination ». Soyons clairs, ce qui a remué en moi quand j’écrivais la phrase est plus complexe et humble que ce qui vous démange. La question que je pose de la possibilité d’expérimenter d’autres manières de dire l’Afrique à travers le temps et l’espace ne se réduit pas à la question simpliste et sartrienne de l’engagement. Personnellement, je conçois l’engagement est un état d’esprit, pas une posture permanente. Sous cet angle, je comprends qu’on ne puisse l’imposer à tous les auteurs, sous prétexte qu’ils auraient une mission à accomplir au nom d’une race qui aurait trop soufferte. L’engagement s’impose ou ne s’impose pas, cela ne se décrète pas, mais dans le cas où un auteur se voudrait engagé, je pose la question de l’adéquation de son imaginaire à l’urgence du sujet traité. Et en ce sens, je cherche les formes idoines à exprimer cet état d’esprit au moment où il s’installe. Et dans mes réflexions, j’en suis arrivé à penser que le roman, définitivement, n’est pas la forme la plus appropriée à cela. Je peux me tromper, mais quand j’écris avec l’état d’esprit d’un auteur engagé, c’est-à-dire réagissant à un questionnement que je le suis seul à juger sérieux, je ne sais pourquoi je choisis toujours la forme théâtrale (Chemins de croix, Atterrissage), et jamais la forme romanesque. Mes réactions, dans ces cas-là sont moins déterminées par un stimulus racial qu’une sensibilité exacerbée à des problématiques sociales qui m’engagent personnellement. Soyinka, à qui les intellectuels marxistes du Nigeria reprochaient son hermétisme au théâtre et dans le roman, a d’abord viré vers la poésie (Mandela’s Earth…) puis finalement choisi le docu-roman (Ibadan, les années pagailles) et l’essai (Nigeria, the open sore of Africa) pour tenter de rendre plus accessible sa pensée, sa vision des problèmes du continent, iconoclaste et pas toujours fonctionnelle, il aurait eu le prix Nobel de la paix, autrement, comme De Klerk et Mandela.

Seulement, voilà, dans ma recherche des formes, je n’exclus pas le questionnement de formes, et c’est là où vous ne me suivez pas : la réinvention de l’Afrique par la littérature passe, à mon avis, par une double imagination : imagination de la forme et imagination du fond, de façon à être à fois proche et loin du sujet, novateur dans la forme, car la littérature, même engagée, ne peut faire l’économie de l’exigence première de l’auteur : inventer des formes pour contenir les récits, fussent-ils inutiles ou sérieux. Et au fond, aujourd’hui, la plus grande invention que nous puissions, nous autres écrivains africains apporter aux formes littéraires ne seraient-elles pas dans un investissement de nos langues maternelles ? Car nous faisons semblant, tous, mais nous sommes de vrais menteurs, nous faisons semblant de croire que continuer à écrire dans les langues coloniales uniquement est une évidence. Alors que la réalité est simple, nous sommes paresseux et pas foutus de réinventer les formes littéraires occidentales dans nos langues comme savent le faire Mohammed Said Mohammed, Euphrase Kezilahabi, Said Ahmed Mohammed, W. Mkufya, Charles Mungoshi, Chenjerai Howe… ou autrefois Sam Obianim, Thomas Mofolo… là est pour moi le véritable engagement, le vrai défi de la littérature africaine au XXIe siècle, mais j’ai bien peur que notre génération soit incapable de le relever… elle veut faire de la littérature monde en suivant le sillon tracé par les autres, comme on fabrique du mondovino, ce vin global et mondialisé de goût douteux et sans aucune originalité : du vin standardisé !

Vous voyez bien que nous ne sommes pas sur la même longueur d’ondes.

Cordialement, K.A.