
Je regardais lhomme sans trop croire à ce que je voyais. Posées sur la table devant lui, une bouteille de Campari et une chope de bière à moitié remplie. Avec une précaution digne dun sommelier, il prenait soin, de temps à autre, de couper sa bière avec le spiritueux, avant de porter le verre à la bouche en fermant les yeux. Puis il se recalait le dos sur sa chaise, et fixait la route, comme sil attendait quelquun, un ami, une amie. Cétait bien lui, me disais-je, javais souvent vu ses photos sur lInternet, mais nayant jamais été en sa présence, un léger doute me taraudait lesprit. Un seul détail pourtant me rassurait, la cicatrice sur le côté droit de son front, une cicatrice qui lui donnait lair voyou, et me faisait penser quil avait certainement beaucoup vécu. Il avait encore du charme, malgré son embonpoint subit, certaines de ses anciennes photos le montraient svelte et sans bedaine, mais cette étape de sa silhouette remontait facilement à dix ans. Jétais encore au lycée quand on parlait de lui. Mon prof de Français aimait beaucoup ses livres, il les rapportait en classe pour nous les montrer et nous en lire des passages. Le paradis des gazelles, son premier roman, mavait particulièrement troublé. Je lavais lu en une journée, agenouillée au bord de mon lit, comme un chiot, et depuis je nai eu cesse de chercher à rencontrer lauteur de ce récit fou. Mais on le disait tantôt en Amérique, tantôt en Europe, en tout cas ne vivant pas au pays, puisquil était parti de TiBrava, comme tant dautres jeunes hommes de sa génération, pour un exil qui ne disait pas son nom.
Quand la serveuse meût finalement servie, jai pris mon courage à deux mains, et je me suis levé pour aller parler à lhomme au Campari bière.
« Excusez-moi ! Vous êtes K. ? Je me disais que cest vous K. lécrivain. A moins que je me trompe. »