Lire est un plasir (21): Cola cola jazz vu par un critique camerounais

Raymond_mbassiateba.jpgCe n’est pas trop mon habitude, l’auto-publicité, mais une fois n’est pas coutume… lors de mon séjour au Cameroun, un jeune universitaire a fait en public une lecture de mon roman Cola Cola Jazz et m’a offert le texte. Avec son accord, j’ai décidé de publier son analyse du roman, en espérant que mes lecteurs n’y verront pas le signe d’un égo qui commence à se boursouffler. (K.A)

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Ce n’est pas trop mon habitude, l’auto-publicité, mais une fois n’est pas coutume… lors de mon séjour au Cameroun, un jeune universitaire a fait en public une lecture de mon roman Cola Cola Jazz et m’a offert le texte. Avec son accord, j’ai décidé de publier son analyse du roman, en espérant que mes lecteurs n’y verront pas le signe d’un égo qui commence à se boursouffler. (K.A)

Cola Cola Jazz de Kangni Alem

de la quête du père à la quête de sens[1]

Raymond_mbassiateba.jpgpar Raymond MBASSI-ATEBA

Université de Yaoundé I

« Au fond, ça sert à quoi, un père ? Peut-être suffit-il aux fils et aux filles de savoir qu’il existe, quelque part dans leur mémoire, une figure, un sentiment susceptible de représenter le personnage, puis de l’oublier. », Cola Cola Jazz, pp. 195-196.

Il n’est pas aisé de cerner dans sa totalité la personnalité artistique du Togolais Kangni Alem. Ni l’œuvre, dans sa diversité, ni l’homme, dans ses choix esthétiques, ne saurait sérieusement faire l’objet d’une étude exhaustive. Les nombreux prix qui émaillent son parcours témoignent peut-être déjà de la portée d’une plume qui servira certainement à définir la littérature francophone d’Afrique de demain. Dramaturge honoré par le Prix Tchicaya U’Tamsi du Concours Théâtral Interafricain en 1990, il n’avait que vingt-quatre ans, metteur en scène et traducteur chevronné de Mister B. millionnaire et Lemona de l’écrivain nigérian Ken Saro-Wiwa, Alem est aussi un romancier couronné par le Grand Prix Littéraire de l’Afrique noire en 2003, avec son premier roman Cola Cola Jazz. Mais quel romancier ? Un globe-trotter, sans doute l’un des plus errants de sa génération, qui sillonne le monde pour écrire son aventure à travers celle des autres, pour révéler le tabou, dans une phraséologie sans retenue, qui affiche visiblement son autonomie, délibérément éclairée par l’humour. L’ancien enseignant des universités de Wisconsin-Madison, aux Etats-Unis, et de Bordeaux III, en France, est-il aussi un écrivain-monde ? Possible. Le moins qu’on puisse dire est que son écriture opère une traversée des frontières territoriale, raciale et générique. Romancier cocasse sans doute abusé par les impasses socio-politiques de l’Afrique et du monde, il l’est aussi par celles de la quête identitaire sur le plan individuel et collectif.

Des nombreuses quêtes qui irriguent l’intrigue de Cola Cola Jazz, notamment la quête hégémonique du père et du Colonel Narcisse, œdipienne de Hamac, entre autres, la quête du père sur fond de quête des origines est sans doute la plus visible dans ce récit polyphonique mené par des voix discordantes d’un narrateur apparemment anonyme – sans qualités –, de Parisette et d’Héloïse. Le titre de l’œuvre est évocateur d’une rencontre, d’un rassemblement des éléments d’un puzzle, restitués à travers la métaphore de « cola », dont le symbolisme rappelle l’union, dans la plupart des sociétés africaines. Qu’importe si l’image rappelle aussi l’un des orchestres qui va animer les mésaventures du père dans son impossible idylle avec la mère d’Héloïse ou simplement la vendeuse de cola qui fut la mère de Parisette et de Hamac ? C’est d’abord le roman de monomanes, presque paranoïaques : Héloïse, obsédée par la figure paternelle ; la mère d’Héloïse, obsédé par le suicide ; son père, obsédé par l’aventure et le désir immodéré de fortune, le colonel Narcisse, un autre parano sexuel, qui se masturbe à côté des femmes nues. Même Héloïse et sa demi-sœur Parisette, son double, n’échapperont pas à l’homosexualité, allègrement pratiquée par Sosthène et François. Cola Cola Jazz, une bouffonnerie nourrie d’insoutenable. Cola Cola Jazz, c’est aussi le roman de l’aventure mystérieuse d’une famille atomisée par le désordre émotionnel du père, coureur de jupons et de chimères, décidément insatiable.

Ces quêtes chimériques vont le mèner aux confins de l’imaginaire, de l’insolite, de l’inédit. Celles que déroule Kangni Alem dans Coca Cola Jazz, vont façonner des identités peu ordinaires qui s’expriment par des fantasmes variés, tous métaphores de carences multiformes. L’écriture d’un roman inachevé par le père évoque le bâtard du « roman familial » [2] dont Marthe Robert explicite le comportement :

Obligé d’aller de l’avant sous peine de perdre le bénéfice de ses acquisitions, mais incapables de renoncer au paradis que malgré tout il croit encore éternel, il n’échappe au déchirement qu’en se réfugiant dans un monde plus docile à ses vœux, autrement dit en choisissant de rêver. C’est ainsi qu’il en vient à se raconter des histoires, ou plutôt une histoire qui n’est rien d’autre en fait qu’un arrangement tendancieux de la sienne, une fable biographique conçue tout exprès pour expliquer l’inexplicable honte d’être mal né, mal loti, mal aimé.[3]

Coureur de jupons mal-aimé, sorte de Don Juan, de Don Quichotte voire de Robinson Crusoé mal récompensé dans sa condition d’immigré éternellement clandestin, par sa déambulation dans le monde, le père black abâtardit à son tour sa famille. Un collectionneur zélé de gonzesses : une dizaine de femmes blanches, d’innombrables Africaines et, au final, une famille éclatée et fragmentée, rappelant les imaginaires de la créolisation. Comment concilier les différences dans cette famille de mélanges, de métissage à la fois biologique et culturel ?

Héloïse Bhinneka supporte mal sa condition métisse. Elle vit ses multiples allégeances dans un profond déchirement. Elle est habitée par une nostalgie des origines, qu’elle compense par le voyage à TiBrava à la recherche du père, de connaissance épistolaire, pour découvrir les raisons de sa naissance, pour co-naître et se découvrir dans cette figure tutélaire, absente dans la formation de son identité dans sa tendre jeunesse. Ainsi lui trouve-t-elle entre-temps des substituts comme de vieux amants dans des hôtels de passe. Néanmoins, qu’il soit un métis au sens propre, c’est-à-dire, un enfant issu d’un Blanc et d’une Indienne, ou mulâtre[4], c’est-à-dire un enfant issu d’un Blanc et d’une Négresse ou vice versa, le personnage métis est porteur d’un symbolisme christique de médiation ou de réconciliation des deux communautés dont il est issu. À l’instar de l’œuvre senghorienne, on peut à juste titre penser qu’Alem considère le métissage comme l’une des réponses aux défis posés par les sociétés multiraciales. C’est également l’occasion pour lui d’évoquer une fécondité qui annonce des métissages fort complexes issus des alliances bigarrées, longtemps déjà préconisées par Senghor :

La civilisation idéale serait comme ces corps quasi divins, surgis de la main et de l’esprit d’un grand sculpteur, qui réunissent les beautés réconciliées de toutes les races. Elle ne saurait être que métisse, comme le furent les plus grandes civilisations de l’Histoire, celles de Sumer, de l’Égypte, de l’Inde, voire celles de Chine et de la Grèce. [5]

La fresque de cette famille arc-en-ciel[6] du père volage, où se croisent des races, des tribus des mères de ses nombreux enfants, des imaginaires, des rythmes d’existence, des modes de vie multiples, fait de cette famille un espace de rencontre qu’habite le personnage-carrefour imaginé dans l’art par Alem. Image de l’homme moderne, une route qui rencontre d’autres routes. Amin Maalouf[7] a raison. Kagni Alem aussi. Ce personnage-carrefour est le produit des transgressions des appartenances. Le noyau familial qu’imagine cet écrivain contemporain à travers cette image s’élabore dans un métissage biologique et culturel, point de départ d’une fluidité identitaire qui n’a plus besoin d’identifier ou de différencier, mais de composer avec les sensibilités identitaires présentes.

La rencontre avec Parisette et ses autres sœurs et cousines tibraviennes lui permet alors de naviguer sur les différences qui vont cependant se neutraliser dans la sororité finalement établie avec elles. Personnage-carrefour, Héloïse souhaite s’abreuver aux sources des sensibilités culturelles présentes dans les deux communautés dont elle tire son origine. Être soi par l’autre. Héloïse Bhinneka « cherche celui ou celle dont le regard la révélera à elle-même ».

Le désir se trouve alors derrière chacune de ses actions : le désir de Sosthène, l’amant et homosexuel de circonstance, la relation homosexuelle avec sa sœur Parisette, en manque d’amour. Le désir de l’ailleurs mythique africain où réside le père anonyme, de béatitude, d’identité, etc. Qu’il soit formulé dans la logique freudienne (occidentale) du manque ou dans celle de la fonctionnalité (orientale), ce désir s’écrase toujours sur l’objet désiré, qui n’est pas donné non plus. Le réel se superpose ainsi à l’imaginaire et à ses abstractions et reste inaccessible. L’objet, en l’occurrence le père, est un leurre, comme on le voit dans l’équation syntaxique de la quête, où Héloïse formule ses demandes à travers un langage, des actions, des significations. Le père demeure un mythe inaccessible, un figurant momentané, un simple personnage de roman qui joue un rôle évanescent à la situation finale. Cette position structurelle – le Grand Autre –, considérée comme le lieu de la parole par Lacan, révèle suffisamment qu’Héloïse demande quelque chose qui ne peut pas être donné comme un objet. Son désir demeure, selon la célèbre formule d’Alexandre Kojève, ami de Lacan, « le désir du désir de l’autre ». Héloïse avoue son échec au moment de quitter ce père :

Voilà mes pensées véritables, au moment où je t’embrassais, pour la première et la dernière fois. Tu n’y as peut-être pas fait attention, mais depuis mon arrivée sur cette terre en délire que j’avais longtemps tenue pour mythique, c’était la première fois que tu me donnais le baiser de bienvenue, en même temps baiser d’adieu.[8]

Rencontre et séparation. Déjà Héloïse ne pense plus qu’à Jackie, son amie émigrée coréenne, désormais étrangère à ses racines, désormais errante, sans maison, sans terre, sans patrie. Echec et mat des valeurs telluriques qui semblent finalement contaminer cette héroïne. Dès lors, on peut dire que le désir ultime est celui de la non satisfaction du désir, qui se transforme en désir de rester ouvert. En réalité, on a certainement par devers soi ce dont on a besoin mais pas ce que l’on désire. Mutatis mutandis, à défaut d’accéder à la réalité du père, qu’elle trouve absent, Héloïse accède à quelque chose d’autre : le sens de sa vie avec Parisette, sa demi-sœur tibravienne, le chaînon manquant à son identité jusque-là parisienne, la réalité tibravienne, vécue dans toute son intensité : une sorte de néo-négritude mal nourrie par de fausses valeurs socio-culturelles et des atavismes irréductibles. Un pouvoir despotique reconduisant des réflexes d’un autre temps. Des scénarii ubuesques dans la vie quotidienne. Le fétichisme. Un paternalisme de surface, une condition féminine toujours en quête de ses repères, une luxure débridée dans un No Man’s Land délirant, où chacun joue son va-tout sans état d’âme. Une jungle en somme. Le phénomène de l’homosexualité et d’homophobie. En abordant de front ce thème, Alem s’inscrit à la suite d’une liste déjà longue d’auteurs d’Afrique Noire et du Maghreb démystifiant froidement ce phénomène, comme c’est le cas avec Ken Bugul, Aminata Zaaria, Sami Tchak ou le sud-africain Achmat Dangor, dans En attendant Leila.

La quête du père devient finalement une quête de soi et de sens, qui fait de Cola Cola Jazz de Kangni Alem, le type et le prototype même du roman initiatique. Il fallait perdre ses premiers repères pour se retrouver en soi, pour comprendre. Dans Essais sur l’émerveillement, Jean Onimus le traduit de façon plus éloquente :

Marcher sans savoir où l’on va, perdre références et repères, s’enfoncer de plus en plus dans cette confusion, et réduire ainsi sur sa vie l’emprise réductrice de la mémoire. Cesser de chercher, de re-connaître, afin de co-naître, de naître-avec, de découvrir ce qui advient au lieu de ne voir que ce qu’on veut voir, ce qu’on s’attend à voir.[9]

Kangni Alem restitue avec brio une confession à la fois déroutante et fantastique, où les êtres surnaturels – à l’instar de l’Oncle Baba, autre figure tutélaire –, d’apparitions en disparitions, agissent dans le monde des vivants. Le spectre du dramaturge continue sans doute de hanter ce romancier à la langue allègre et grinçante. L’aventure continue sans doute, plus épaisse, plus mystérieuse avec Canailles et Charlatans, la suite logique de Coca Cola Jazz. Héloïse repart à TiBrava, pour répandre au bord de l’Afrique paternelle les cendres de la mère qui a pu enfin se suicider. Héloïse ne manquera sans doute plus son rendez-vous avec le père résolument glissant.



[1] Cola Cola Jazz, p. 199.

[2] Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, (1972) 1977. Elle définit le « roman familial » comme un « expédient à quoi recourt l’imagination pour résoudre la crise typique de la croissance humaine telle que la détermine le «complexe d’Œdipe » », p. 4.

[3] Ibid., p. 46.

[4] Le mot « mulâtre » a une connotation plus péjorative que « métis ». De l’espagnol « Mulato », « mulet », il a un caractère bestial et évoque la débauche de certains Blancs qui allaient chercher leur plaisir chez des Négresses, femmes de couleur.

[5] Léopold Sédar Senghor, Liberté 1. Négritude et Humanisme, Paris, Le Seuil, 1964, p. 96.

[6] L’une des caractéristiques de l’arc-en-ciel est de proposer une variété de couleurs solidaires, mais solitaires – chacune d’elles reste à sa place.

[7] Amin Maalouf, Origines, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 2004, pp. 7-8. Il observe : « À l’opposé des arbres, les routes n’émergent pas du sol au hasard des semences. Comme nous, elles ont une origine. Origine illusoire, puisqu’une route n’a jamais de véritable commencement ; […] Origine insaisissable, puisqu’à chaque croisement se sont rejointes d’autres routes, qui venaient d’autres origines. S’il fallait prendre en compte tous ces confluents, on embrasserait cent fois la Terre. »

[8] Cola Cola Jazz, p. 197.

[9] Jean Onimus, Essais sur l’émerveillement, Paris, PUF, 1990, p. 199.


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