1. TCHAK ET SES LECTURES
Rien que pour Hermina, son précédent roman, lécrivain Sami Tchak avait convoqué au service de ses « humeurs » et de ses préoccupations esthétiques des auteurs aussi dissemblables que Sade, Albert Londres, Camara Laye, etc[1].
Il récidive dans La fête des masques, avec cette fois-ci un petit coin de voile levé sur les objectifs réels de sa pratique intertextuelle. Il me semble intéressant de sarrêter un peu plus sur cet aspect de luvre de lauteur, car là pourrait se trouver les explications aux questions que jai entendues poser parfois autour de moi à propos des « tendances » (mot très connoté) de Sami Tchak à travailler la question sexuelle.
La tentation étant toujours très forte chez le lecteur détablir des parallèles entre lauteur et son uvre, je suis certain quon a déjà posé plusieurs fois la question à Tchak de savoir quoi de sa vie sexuelle réelle ou fantasmatique nourrit le miel de son écriture. Sinon, comment lire cette réponse à une question de Boniface Mongo-Mboussa : « Je ne pouvais pas parler de lhomosexualité du dedans comme lont fait James Baldwin ou Jean Genet par exemple. Chez moi, il sagit dun regard artistique extérieur sur un phénomène, non le témoignage dun vécu »[2]. Il aurait pu en profiter pour se dédouaner aussi de ne pas être responsable des confusions entretenues dans la tête de ses lecteurs sur la terrible scène de nécrophilie décrite dans la fête des masques, mais bon, je le soupçonne également de prendre un malin plaisir à semer les fausses pistes ! La sexualité dans son oeuvre se présente donc d’abord sous forme littéraire, même si le réel des pratiques marginales documente le récit. Et il ne viendrait à l’idée de personne de nier aux auteurs cités leur talent et autorité, néanmoins combiende fois je n’ai entendu les gens dire leur agacement face à la manière d’aborder le même sujet par Sami Tchak, à croire qu’il y a un noeud dans la thématique sexuelle qui touche à l’intimité du lecteur qui ne voudrait en aucun cas penser son « animalité » possible. Lélargissement par Freud de la notion de sexualité hors de la stricte sphère génitale permet de mieux en cerner les significations multiples. Lacte sado-masochiste, par exemple, fait avec le consentement de « lobjet » sexuel, révèle davantage dambivalence. Ainsi, lorsque tel personnage féminin dans La Fête des masques, se laisse humilier, battre et violenter par ses amants de partouze, on imagine derrière la violence des situations, la nature complexe du personnage, condensé de non-dits et de frustrations régulières. Ce qui conforte la remarque de Freud, à savoir que « lopposition [
] sadisme-masochisme ne peut être expliquée par le seul élément dagression ». Les deux, le sadique comme le masochiste lancent des appels de détresse de bêtes en souffrance, à travers la violence de lun et la soumission de lautre. Pour terminer avec ce roman, l’histoire même que l’auteur raconte est agaçante. En effet, pourquoi lorsque Carlos tue Alberta, ne s’enfuit-il pas comme on s’y attendrait? Et pourquoi, au lieu de venger sa mère, le fils de la défunte se laisse-t-il aller à demander qu’on lui infligeât le même sort? Et si l’assassin, réel comme potentiel, n’était que le miroir de sa possible victime? Un jeu de masques à la Oscar Wilde, qui agaçe, je le répète, mais n’en stimule pas moins la réflexion.
Je ne vais pas faire semblant de parler dun écrivain que je ne connais que par son uvre. Jai plaisir à discuter souvent avec Tchak, et lune de mes préoccupations, il le sait, a toujours été de comprendre pourquoi le politique était toujours en retrait dans ses romans, à l’exception de La Fête des masques. Deux raisons au moins justifient le questionnement : la conscience politique aiguë de lauteur au regard de nos discussions privées, et cette absence presque totale dans ses romans du moindre écho aux soubressauts socio-politiques du pays qui l’a vu naître. Jusqu’à ce que je tombe sur le portrait d’un officier lettré dans La fête des masques, un officier amateur de littérature qui m’a rappelé, envrai, un de mes anciesn profs à la fac au Togo, colonel dans l’armée, docteur es-lettres et grand amoureux de l’oeuvre d’Albert Camus. Pure coincidence, dit l’écrivain, qui ne connaissait pas du tout ce modèle. Il faut lire ce portrait pour comprendre que les « travers » du politique en lui-même n’aurait de sens si l’on n’allait gratter la croûte humaine sous les apparences. En cela, Sami Tchak n’est pas héritier de Sony Labou Tansi, comme je l’ai entendu souvent dire. Leur lecture du politique diffère, en ce sens que chez l’un (SLT) l’univers politique explique l’homme, alors que c’est parfaitement l’inverse chez le romancier togolais. En tout cas, lisez vous-même ce roman et on en reparle. Petite confidence entre amis, l’auteur annonce un « retour thématique » vers son pays natal d’ici quatre ou cinq ans, cela promet!
2. HERMINA : PHILOSPHIE DANS LE FOUTOIR
De La Havane à Paris, Heberto Prada, auteur plus quen herbe, tétanisé par ses lectures, tente décrire un étrange roman quil voudrait à la fin intituler Hermina. Du nom de cette jeune fille quil croit née de la Muse qui, un soir, lui a fait découvrir le sens de la littérature : « essayer de donner un sens, un sens moins fragile que les vies » (p. 13). Drôle de personnage, Heberto Prada, qui vit tout entier confiné dans ses fantasmes (coucher avec Hermina et, accessoirement, sa mère), et se refuse à passer à lacte, justement pour garder pur son rêve, ne pas « réduire Hermina à des images peut-être vulgaires » (p. 69). Normal donc quil tue de sa plume lobjet du désir, pour en conserver la quintessence. Ce troisième roman de lécrivain togolais dépayse et nous transporte en territoire sadique et sadien pour une leçon de vie que je qualifierais volontiers de philosophie dans le foutoir. Viol, inceste, sodomie, sado-masochisme , tout y passe, laissant le lecteur pantois ou émoustillé, cest selon.
La méthode de Tchak est exactement celle de Sade : piéger le lecteur dans sa jouissance de lhorreur, sans renoncer à la subversion des discours communs par les armes du langage. Convaincre par la raison, prouver par lérection ! On peut se laisser prendre au piège, comme dans cette scène danthologie sur les « zoos humains » (p. 172-202), belle métaphore sur la masturbation (sexuelle et intellectuelle) au cours de laquelle Heberto Prada, emporté par sa propre diarrhée verbale, convoque un auditoire invisible composé uniquement de femmes, Hermina, bien sûr, Mira (qui se pelote en lécoutant jacter), une prostituée noire, etc. Enjeu : les séduire par une mise en scène darguments et de contre-arguments pas toujours valides, mais Seul compterait le langage, et le désir de simposer comme maître de la parole. Doù découlent, dans ce roman-fleuve, dautres thèmes comme la vacuité de lexil, la nostalgie du pays perdu ou volontairement renié, la traque des mensonges de lexistence.
À cette déclinaison sur le mensonge, justement, Sami Tchak nous avait déjà habitués depuis Place des fêtes. Il récidive par un déstabilisant portrait des P.B., les Précaires Branchés, personnages ayant érigé le paraître en règle de vie, au mépris de tout principe de réalité, et dans lesquels nimporte quel lecteur peut se reconnaître (sil a le courage de le faire) ou reconnaître un ami, un voisin. Comme dans la jouissance dune scène perverse, le lecteur est cueilli à lestomac par tant de franchise, et cest cela qui fait de Sami Tchak un auteur politiquement pas correct dans le paysage littéraire africain !
On ne peut résumer Hermina, tout au plus se laissera-t-on emporter sur ce radeau de mots et didées qui dérangent le confort du lecteur, tellement lécrivain se met lui-même en danger. En effet, nest-il pas un peu Samuel, ce double à rebours de Heberto Prada, sociologue perdu à La Havane dans les jupons dune certaine Irma, qui ne sait plus ce quil recherche, enquêter sur la prostitution à Cuba, ou débrouiller ses propres angoisses existentielles ? Et aussi, dans une certaine mesure, Heberto Prada lui-même, lapprenti écrivain paralysé par son idolâtrie de la « grande littérature », et par cette idée proprement castratrice que tout a déjà été écrit et quon ne peut plus rien inventer en littérature ? CQFD !
Roman des fantasmes et des mensonges humains, Hermina, roman des échecs mal assumés mais avoués sans limites, réflexion désespérée sur le sens de la vie et de la création littéraire.
Hermina, Paris, Gallimard, Continents Noirs, 350 p. 19,50
3. PLACE DES FÊTES : LE ROMAN POLEMIQUE
Plus de dix ans après un premier roman qui est passé inaperçu (Femme infidèle, NEA, 1988), lécrivain togolais Sami Tchak renoue avec la fiction, ses affres et ses délices. Cette fois-ci, difficile de ne pas remarquer le nouveau produit qui semble «configuré », aucune honte à le dire, pour provoquer à la réception assentiment ou rejet. Comment peut-il en être autrement, avec le sexe comme obsession centrale, levier de la narration ? Tout commence, en effet, par la prise de parole dun narrateur au nom de famille improbable comme une généalogie de honte. Un adolescent noir issu de limmigration, à la personnalité marquée par deux goûts opposés, celui des livres et celui de linceste : « un obsédé sexuel et textuel intraitable » (p. 162), ainsi quil se définit lui-même avec une fierté à peine dissimulée. Par conséquent, son monologue extérieur évoluera complaisamment dans les registres de lallusion littéraire (pas toujours réussie, tellement sa propre boulimie semble boulet à la maîtrise du jeu), du clin doeil à lactualité contemporaine, ainsi que dans le pornographique échevelé. Ce qui déclenche sa logorrhée, toute dhumeurs, dodeurs et de bruits ? Moins le père en lui-même que ses travers dimmigré au double discours hypocrite, qui joue à paraître autre chose que ce quil nest en réalité, un paumé, un raté mijotant dans « lhuile chaude des frustrations» (p. 15) et porté, dans sa nostalgie, à mythifier systématiquement ses origines auxquelles il saccroche désespérément dans sa descente aux enfers. Père Protée donc, aux déclinaisons multiples : intellectuel immigré, écrivain pute ou travesti moral aux diplômes ordinaires, sans-papiers qui se la joue victime des lois, oubliant son illégalité consommée, lanti-raciste aux bons sentiments qui ne souffre pas la contradiction, etc. Le père, sous toutes ces formes, agace le narrateur, qui na de cesse de le malmener. Quelques moments de pure vérité, comme lorsqu il analyse léchec du paternel à travers lincommunication qui détruit le couple parental. La douleur de lexil, génératrice damertume, renforce les solitudes : « En face de soi la même personne agaçante qui hurle sans raison, sénerve pour rien, trace les limites de son terrain comme ( ) un oiseau blessé qui construit une haie de fientes pour se protéger des serpents. ». Corollaire : « Installation de la misère sexuelle. Vie sexuelle appauvrie. » (p. 52). Alors, tout le monde baise tout le monde. À partir du moment où les cadres de gestion de la sexualité de limmigré ont sauté dans sa nouvelle patrie, ses pulsions et fantasmes prennent des chemins buissonniers. Le narrateur se fait une jubilation dexpérimenter la pédérastie avec son ami le Malien, de violer la cousine de ce dernier, de baiser ses soeurs qui deviendront putes en Hollande, de « fourrer » et maquer sa propre cousine et sa nièce, tandis que maman collectionne les mâles dans le dos du père impuissant (au propre et au figuré) à travers Paris et sa banlieue, renouant du coup avec son passé marginal de prostituée le long des routes de la vie, là-bas dans son Afrique natale. Lomniprésence du sexe fait du roman un « carnaval de la baise », un lieu clos où les idées essentielles sont noyées dans la tristesse de la chair. Comme, au passage, les subtiles mises au point au nom de « la parité clitoris-prépuce» sur lexcision qui ne « tue pas forcément lorgasme ni la rage aux fesses » ou le bref et iconoclaste éloge de linfidélité (p. 72) qui dessinerait en f filigrane comme un nouveau concept, celui de « poly-fidélité », mode de survie du couple moderne confronté à lusure du temps, de lespace, des sentiments et des corps. Entre argot, obscénité, nihilisme assumé, cynisme, retournement des clichés (pas trop clair !), Place des Fêtes annonce le décrochage violent et définitif de la nouvelle génération des Noirs issus de limmigration des valeurs patriarcales. A qui la faute ?
Place des fêtes, Gallimard, Continents noirs, 2001, 300 pages.19.06
Pour terminer, je recommande ce lien vers un article publié dans la revue ETHIOPIQUES par l’universitaire togolais Vincent Simedoh, une lecture éclairante du roman Hermina:
http://www.refer.sn/ethiopiques/article.php3?id_article=1032
[1] La liste complète des uvres utilisées prouve non seulement léclectisme mais aussi la boulimie : Albert Londres, Restif de la Bretonne, Sade, Hemingway, V.S. Naipaul, Louis Calaferte, Griffin, Ramon Gomez de la Serna, Alejo Carpentier, José Lezama Lima, Renaldo Arenas, Khalil Gibran, Curzio Malaparte, Albert Cohen, Camara Laye, Yukio Mishima, Sacher-Masoch, Witold Gombrowitcz, Tolstoï, André Brink, Kateb Yacine, Bartolome de Las Casa, Cheikh Hamidou Kane, Albert Memmi, Moses Isegawa… Seule larchitecture de Hermina donne un sens nouveau à ces emprunts qui semblent répondre, apparemment, à la logique du fouillis !
[2] « Nous sommes orphelins de nations », entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Sami Tchak, sur http://www.africultures.com