Quand on sappelle à la fois Thelonious, Monk et Ellison, que de surcroît on est un Afro-Américain, un romancier estimé et, à lévidence, un universitaire surdoué, a-t-on le droit décrire des livres aux contenus éloignés des problèmes de sa communauté, genre re-visitation dobscures tragédies grecques, voire mille et une nouvelles théories fumeuses sur la situation du roman expérimental
français ? Véritablement, à quoi sert-il dadopter les postures de lintellectuel désincarné ou du romancier universel (même pas best-seller !), à défaut dêtre menuisier, de couper du bois pour fabriquer une table à sa mère, une boîte à bijoux à sa sur, et de gérer les états dâme de son frère homosexuel, toutes attitudes normales qui vous rapprocherait davantage de la black attitude, à linstar de celle affichée dans les médias par la nouvelle star littéraire du moment, Juanita Mae Jenkins, auteure dun roman tout ce quil y a de plus « black », Notvie à nous au ghetto, un « chef duvre de la littérature afro-américaine », « un best-seller de choc » unanimement salué par lensemble des grands journaux américains !? Révulsé mais également fasciné par le cas Mae Jenkins, Thelonious Monk Ellison sombre alors dans le double mensonge littéraire et identitaire, pour faire comme
: «
des passages me revinrent en mémoire, de LEnfant du pays, La Couleur pourpre, et Amos et Andy, (
) je clamais que je ne parlais pas comme ça
(
) Jintroduisis une page dans la vieille machine à écrire
Jécrivis ce roman
» Sous le prête-nom de Stagg R. Leigh, ancien taulard reconverti dans la littérature de témoignage, Thelonious Monk Ellison livre à son agent un récit reprenant les pires clichés de ce qui est censé être aux yeux des lecteurs une vie de black. Classique jusquà la niaiserie, Ma pataulogie (sic) met en scène la descente aux enfers dun adolescent noir violent, probablement né des amours de sa mère avec un clochard. Tout dans ce pastiche, jusquau langage prêté au héros, est caricatural. Et pourtant ça marche ! Élémentaire, puisque les lois du show-biz nont rien à voir avec la qualité du produit, encore moins la vérité du propos. Il suffit que chez un auteur noir lon entende « les voix » sincères ( !) «
de son peuple qui traverse lexpérience de ce qui est, et ne saurait être que lAmérique noire » (69). Les voies du racisme sont impénétrables ? Celles de laliénation consentie encore plus !
Il y a la parodie, certes, mais il y a aussi que ce roman aborde, et cest cela qui lui donne son épaisseur humaine, la question identitaire par ses côtés les plus inattendus. En effet, loin des talk-shows et de ses états dâme de membre dun jury censé primer le roman dont il est lauteur anonyme, Thelonious Monk Ellison, le vrai, a dautres préoccupations plus intimes. Au nombre de celles-ci la maladie dAlzheimer en train demporter sa mère, les doubles vies de son père (lequel a fait une enfant cachée à sa maîtresse blanche) et de son frère Bill (un homosexuel inverti) et enfin les menaces de mort qui pèsent sur sa sur, létrange docteur Lisa, militante pour le droit des femmes à lavortement.
La densité scripturale dEffacement, enfin, nest pas le moindre de ses attraits. Percival Everett maîtrise la fluidité du propos et des images, mais possède un certain art du verbiage décalé, en rapport toutefois avec lérudition de son narrateur principal. On reste peut-être désorienté par les nombreuses citations et dialogues improbables entre les grands noms de lart et de la philosophie (Derrida, Wittgenstein, De Kooning, Rauschenberg ), les notes et projets de romans inachevés, mais la mise en abyme tient là aussi dune évidence narratologique : démontrer texte à lappui pourquoi T.M. Ellison avait toutes les qualités requises pour demeurer un homme invisible dans une Amérique où les Noirs ne seraient mêmes pas foutus de savoir disserter sur la pêche à la truite.
Percival EVERETT, Effacement, Roman traduit de laméricain par Anne-Laure Tissut, Paris, Actes Sud, 368 p., 23 .