Ce qui frappe demblée à la lecture du dernier petit ouvrage de Félix Iroko, « La côte des esclaves et la traite atlantique », cest la témérité de lauteur qui ose nous dire en face et sans sourciller de qui nous sommes les descendants : « Il est temps que les Africains comprennent que leurs ancêtres se sont, en toute complicité, entendus avec les Européens pour le démarrage et la bonne santé de cette uvre commune qui nest rien dautre quun crime contre lhumanité : la traite atlantique » (p. 9). Il fallait du cran pour le dire et le démontrer. Bravo lhistorien fouineur !
Au dire dIroko, nos pères nont pas eu besoin dun vaste espace pour sadonner avec délectation aux envies et prurits de leurs bas instincts : » Si lon admet que lors de sa plus grande extension au XIXe siècle, la côte des Esclaves qui sétirait de Porto-Séguro (Togo) à louest jusquà Lagos à lest (au Nigeria), atteignait à peine 300 km, il faudrait reconnaître que sa modeste superficie contrastait avec lexceptionnel volume des affaires qui sy traitaient, notamment en matière de ravitaillement de navires négriers en esclaves de qualité quils y trouvaient relativement abondamment » (p. 43).
Abondance, intensité et jubilation. « Les marchands noirs pratiquaient la traite sans le moindre état dâme ; comme sils ne vendaient que de simples objets, dans une totale indifférence, au même titre que leurs partenaires blancs » (p. 119). On ne comptait donc pas. On envoyait seulement. Aussi ne saura-t-on jamais, même pas approximativement, combien de Noirs ont été vendus ainsi par les leurs aux Blancs. Mais lon sait que « les souverains locaux, pour se procurer les captifs, en faisaient tuer un nombre infini ; les plus âgés étaient toujours égorgés » (p. 113). On sait que « Les vendeurs qui avaient des nourrices dans leurs contingents, leur arrachaient les bébés quils jetaient la nuit aux animaux sauvages avant de les proposer elles-mêmes aux capitaines, avec plus de probabilités quelles soient plus facilement achetées » (p. 102). On sait « quil narrivait point de captif en Amérique sans quil nait coûté beaucoup dautres individus à la nature » (p. 113). Christiane Taubira-Delannon, pour sa part, avance la proportion de 1 pour 6 : « Pour un esclave parvenu aux Amériques, quatre à six ont péri ». Blancs et Noirs, acheteurs et vendeurs, également cupides et cruels.
Voilà pourquoi, face à « la rhétorique des tenants de la thèse des réparations » en matières sonnantes et trébuchantes, lhistorien Félix Iroko jette son manteau de scientifique et endosse celui dhumaniste. Et lhumaniste se fait cinglant : « Les Africains ont débattu pendant près dun demi-millénaire avec les négriers, du prix des leurs quils leur vendaient. Ils veulent encore continuer aujourdhui à débattre, avec les descendants de ceux-là, de la valeur marchande des Noirs que leurs ancêtres ont vendus au détriment du développement de leurs régions » (pp. 148-149). Colère et rage de lauteur ? Voire ! Quelques pages plus haut, Félix Iroko avait été très clair sur la rentabilité de laffaire pour « les Africains [qui] avaient baigné dans la traite jusquaux cheveux » (p.143), « puisquil a fallu sa suppression officielle pour que les rois du Danhomè par exemple, commençassent par se plaindre de leurs difficultés de trésorerie, les produits de remplacement, huile et palmistes issus du palmier à huile, narrivant pas au début à compenser avantageusement le manque à gagner de la traite compromise par son abolition (pp. 139-140).
Une affaire juteuse que la vente des Nègres par les Nègres. Et lon voudrait tellement que ce fût le passé, rien que le passé. Hélas, ce nest pas limpression qui prévaut, quand on sait lactualité et labondance des crimes économiques impunis dans un pays tel que le Bénin. Tout au long de son livre, dont il faut saluer limmense courage, Félix Iroko a été autant scientifique quhumaniste. Avec Christiane Taubira (photo), il nous invite à la vérité et à vigilance. Il nous dit avec la Guyanaise : « Mais surtout, surtout ne pas risquer, par des interprétations captieuses, de laisser sinfiltrer dans lhumain, ce qui, absolument, est inhumain ».
Par Roger GBEGNONVI (Bénin)
A. Félix Iroko, La côte des esclaves et la traite atlantique. Les faits et le jugement de l’histoire, Nouvelle Presse Publications, Cotonou, 2003, 207 p.