Autrefois, père, quand j’étais encore friand des rituels de la catholicité, j’allais, à la Toussaint, fleurir les tombes des chrétiens, en compagnie des fidèles de la paroisse de mon quartier. Un an déjà que ta voix s’est tue. 1er novembre 2006. Aujourdh’ui, c’est sur ta tombe que je me rends. Dans le village qui t’a vu naître, et avec lequel j’ai conservé si peu de liens. Depuis une semaine que suis au Togo, mes pensées ne font qu’aller vers toi, père absent, éternel. A peine si je doute que tu m’entendes, lorsque tout à l’heure, à l’instant où le soleil blanchit le cimetière, j’irai me prosterner sur la dalle qui cache tes cendres à mes yeux, et te parler. Des tourments dans ma tête. De mes choix de vie. De mes nouveaux choix de vie. « Ce serait bien que tu rentres plus souvent t’occuper de ta mère », m’avais-tu dit avant ta mort. J’avais compris où tu voulais en venir: me fournir un alibi au cas où je déciderais de rentrer définitivement un jour au bercail.
Une heure plus tard, nous arrivons au cimetière. Sous la pluie, fine, qui détrempe l’argile. Ma grande soeur aperçoit au loin une connaissance. En voulant la rejoindre, elle glisse sur l’argile mouillé et manque se blesser contre une tombe. Un esprit facétieux, pensai-je, ou mon père lui-même qui déteste l’hypocrisie de cette vielle parente, a dû faire un croc-en-jambe à ma soeur!
Ta tombe, mon père, n’est pas loin de celle de ton frère Gilles, ingénieur à Paris jusqu’à sa retraite, notabilité du coin au moment de son décès. Sa pierre tombale en marbre reflète bien son statut ante mortem. La tienne, père, est encore nue, mais le souvenir des morts étant chose à gestion relative, rassure-toi, on trouvera bien d’ici la Toussaint prochaine, quelques subsides pour faire repeindre au moins la dalle sinistre. Il n’y a pas foule au cimetière d’Aklakou. Presque pas de gerbes de fleurs sur les tombes. Nous sommes loin du bizness de la grande ville, où les familles payent des fanfares pour jouer, sur les sépultures, de vieux standards de musique populaire. Ah, décidément, la musique adoucit les morts et renfloue la pompe à phynance!
Retour du cimetière. Nous sommes allés rendre visite à l’oncle Alphonse, ton autre frère, mon oncle préféré. Nous l’avons trouvé cloué sur un grabat, fatigué par la vie, sans âge tellement la vieillesse a creusé son corps. Tu m’excuseras, père, mais le spectacle de l’oncle que la vie refuse de quitter, comme un personnage de Cent ans de solitude, le roman de Gabriel Garcia Marquez, m’a jeté dans un trouble indicible. Déjà, le jour de ton enterrement, il m’avait dit quand j’étais allé le voir dans sa chambre, qu’il priait Dieu, tous les jours, pour qu’il l’arrache à la vie. J’avais trouvé exagéré sa pensée, mais un an plus tard, le retrouvant dans cet état où il ne peut presque plus parler, je comprends mieux son désir. Au moment de le quitter, il m’a fait signe de se rapprocher de lui, et m’a soufflé: « Le vieux berger, tu diras merci à ta maman pour tous les cadeaux qu’elle m’envoie. » Aussi loin que je m’en souvienne, il m’a toujours appelé « le vieux berger », depuis mes 10 ans. J’ai compris que je le voyais pour la dernière fois. A toi, mon père dans l’éternité, puisses-tu relayer (si cela se fait), auprès de qui de droit, la prière fervente de ton grand-frère Alphonse! Il y a une limite où la vie ne vaut plus la peine d’être vécue, je le crois sincèrement.
Nous avons regagné Lomé vers 17h30, après une autre escale au cimetière marin de Goumoukopé où sont enterrés Gbadoé, le cousin musicien assassiné lors des troubles qui ont vu arriver au pouvoir Faure Gnassingbé le 5 Avril 2005, et la cousine Restitude, décédée à cause d’une erreur d’anesthésie, lors d’une banale opération gynécologique. Mourir en cherchant à donner la vie, Gbadoé revenait d’une répétition, la nuit, Restitude avait des problèmes de fibrome qui l’empêchaient de concevoir. Une Toussaint des plus ordinaires, père. A toi, pour toujours, ton fiston.