Le laboratoire littéraire de Timba Bema
La nuit des élues
« Mais, il ne faut pas sindigner :
vous devez avoir le souci de plaire, puisque à notre époque les hommes sont recherchés dans leur parure »
Ovide, Lart daimer, livre III.
I
Tandis que larmée du roi des Perses campait à lextérieur de la porte dEnlil, les savants de la cité furent réunis de toute urgence dans le sérail de mon père, le roi Nabonide. Au bout de trois lunes de sempiternelles délibérations, ils lavisèrent enfin du fruit leur colloque. Alors, ce dernier sempressa de convoquer le peuple pétri dangoisse à la ziggourat, et annonça pour la nuit même le mariage de toutes les filles encore vierges. Ô père ! Ta folie était-elle donc sincère ?
II
Mère tressait mes cheveux lorsque le grand eunuque du palais surgit à limproviste, accompagné des matrones. Entre deux ricanements, il délivra : bientôt tu seras une femme. Puis les matrones marrachèrent à la douceur de mère. Je tentai de me débattre, de fuir peut-être, mais le regard noir de fatalité que mère posa sur moi refroidit mes sens. Vidée, je fus, comme lEuphrate tarit au soleil. Seule me parvenait la grande agitation autour de moi, celle des fontaines pissotant la sueur chaude des élues à lombre des palmiers élancés. Lorsque je me réveillai, jétais aux bains du palais avec dautres filles, des élues comme moi. Élues par qui ? Élues par quoi ? Je ne savais. A mon tour, les matrones me poussèrent dans le lait dânesse remplissant le bassin. Elles me frottèrent de partout, sous le prétexte que ma peau devait être aussi douce que le lait dans les mains de mon promis. Ensuite, elles me firent passer dans un bain vapeur afin de chasser au loin les esprits malveillants, puis elles moignirent dhuile de dattes, me parfumèrent à lessence de benjoin et de myrrhe, et me firent boire une potion amère. Je me laissais faire. Je nosais même pas lever la tête, tellement javais honte de ma lâcheté. Cétait à peine que je les voyais me couvrir de parures et de bijoux et de draps de soie, tant mes yeux étaient nimbés de larmes qui se refusaient de tomber. Lune des matrones, la bienveillante, les essuya du revers de sa main brunie au henné, avant de me farder et détirer la courbe de mes yeux au crayon de charbon. Tu seras la plus belle des élues, me fit-elle en guise de réconfort. A ce moment-là, les eunuques, gardiens des portes du harem, nous mirent en cortège pour la ziggourat. Et cest alors que, levant enfin la tête pour voir les autres élues, Ô curiosité de femme à naître ! Je vis Zelkova, notre servante du Caucase.
III
Le parvis de la ziggourat était noir de monde. Les musiciens, les mangeurs de feu, les acrobates et les prestidigitateurs égayaient lattente des hommes déjà en grande discussion. Le roi, mon père, assis dans son trône porté par quatre eunuques, présidait de sa cime à la cérémonie. A lannonce de notre arrivée, lexcitation envahie le chur des hommes. Ils hurlaient comme des boucs affamés. Ils criaient tels des chiens enragés. Alors, le maître des mariages nous aligna au devant deux, sortit du lot celle quil jugea la plus belle, Zelkova, et évalua son cours de base. Ils se mirent alors à spéculer, une enchère donnée était doublée par la proposition suivante, et ainsi de suite, jusquà ce quun marchand de pierres hurla à la foule, quils ne savent même pas si elle mérite pareille fortune. Sur ce, mon père décida que nous devions danser pour plaire aux hommes, et fit signe aux musiciens de sexécuter. Aux premières notes des harpes et des tambourins et des trompettes, nous nous engageâmes dans la danse. Je ne sentais plus mes jambes, ni mon corps dailleurs, alors je me souvins de la potion amère : elles nous avaient droguées afin que nous soyons plus dociles, plus malléables. De toute apparence cela plaisait aux hommes, qui tapaient des mains et criaient après nous. Certains me disaient même : pour montrer que tu es la plus belle, dévoile ta jambe. Alors, je dévoilais une jambe. Dautres, décoincés par ma passivité, ajoutaient : pour montrer que tu es la plus belle, dévoile un sein. Alors, je dévoilais un sein. Dautres, alanguis par autant de prestance disaient : pour montrer que tu es la plus belle, dévoile ton flanc. Alors, je dévoilais mon flanc. Et ils étaient heureux du spectacle, séduits par nos corps de nubiles pantelants et en sueur devant leur rage. Ils riaient à grande dent. Le maître des mariages fit alors taire les musiciens et relança les enchères, qui narrêtèrent pas de grimper dès lors. Zelkova fut vendue au percepteur dun grand prince syrien. Et moi, je fus acquise par un riche marchand de pierres précieuses. De mémoire, avoua le maître des mariages, il navait vu si hautes enchères. Ô père ! Ta joie était-elle donc aveugle ?
IV
Les ventes terminées, les gardes nous conduisirent au temple dAsherah, afin de célébrer les unions devant ses prêtres. Nous étions alignées par ordre décroissant de nos enchères, ce qui fait que je marchais derrière Zelkova. Le long de la procession royale, la foule nous jetait des fleurs, et nous aspergeait de leau du fleuve. Lorsque nous fûmes dans un lieu plus calme, je rappelai à Zelkova ma promesse de naimer que elle. Tout à coup, un fracas surgit du côté de la porte dEnlil, ce qui mit les gardes dans une grande frayeur. Alors, je pris Zelkova par la main et nous nous enfuîmes vers le bazar. La cité était agitée. Un grognement semblait saillir de ses remparts souterrains. Déjà, je voyais le feu embraser le mur externe. Et le cri perçant des guerriers de Cyrus semblait sortir des murs environs. La débandade. La fuite. Ô Babylone la fière ! A laveugle, je lentraînai vers la porte nord, espérant que celle-là serait à labri des assaillants. Comme nous, la marée du peuple sy dirigeait. On se bousculait, se cramponnait aux plus vigoureux, qui finalement nous repoussaient. A bout de force, les plus faibles tombaient et se faisaient piétinés par les autres, apeurés. Je navais plus peur. La main de Zelkova dans la mienne me remplissait de force. Pour nous deux, jétais prête à tous les exploits. A menvoler, javais pensé : Ô Mardouk, dieu des dieux, quil me pousse des ailes et quen un battement, nous soyons sauvées. Mais, il ne vint pas dailes aux bras. Cependant, ma foulée semblait souple, souple mais rapide. Je ne sentais que la résistance du vent contre ma face. Déjà, jentrevoyais le rempart de la cité. Je nous croyais déjà libre. Nous prendrons un navire pour la Libye, rassurai-je Zelkova, les murs y sont plus tolérantes, racontent nos caravaniers. Mais, alors que nous approchions de la porte, une incursion des soldats de Cyrus nous coupa net. Cen était fait ! Babylone, cétait terminé !
V
Les soldats nous conduisirent devant Cyrus, installé dans le trône de mon père, à la cour du palais. Il donna lordre de mettre à morts nos hommes. Pour sauver Babylone, les vierges devaient danser. Jai entendu que vous êtes charmantes, pérora t-il, alors je veux en juger de mes propres yeux. Et la musique, lui fit observer son aide de camp. Tant pis pour la musique, rétorqua t-il, elles nont quà nous séduire au son du vent. De nouveau, nous dansâmes. Nos pas étaient rythmés par le hurlement de nos hommes sur la potence. Les soldats présents-là croisaient leurs lances ensanglantées, tandis que les officiers battaient des mains. Dans ce relent de sang et de poussière, je perdis la tête. Je devins comme folle. Si tel est mon destin, me persuadai-je, alors je les séduirai, je les séduirai pour sauver le souvenir de Babylone. Ô femme qui sommeille en moi, me dis-je alors, lheure est venue de te lever. Dun bond, je mengageai au milieu des soldats. Je dansais dun pas si délié que je semblais tournoyer. Mes draps, comme des ailes de soie couvertes de poussière, senvolaient dans mon mouvement. A vue dil, ils étaient séduits, ces persans. Tous pareils, me disais-je, tous pareils les hommes. Et cela accroissait ma conviction. Je semblais tirer un certain contentement à les voir languir, sous leffet du pouvoir que me conférait la femme qui sommeillait en moi : un pouvoir fait pour briser lorgueil des hommes. Alors, je dansais encore plus vite, je tournoyais comme une toupie. La clameur de la soldatesque semblait des harpes et des tambourins et des trompettes, scandant un hymne à lunisson. Jabandonnai mes draps de soie pour moffrir à leurs yeux dans toute ma nature. Cest ainsi que vous me voulez, alors prenez-moi telle que je suis, les défiai-je à part soi. Épuisée par ma prestation, je tombai aux pieds de Zelkova, qui elle aussi dansait près de moi. Ainsi, le roi Cyrus promit de ne pas détruire le souvenir de Babylone, et me choisit parmi celles qui iront rejoindre son harem. Et Zelkova, Ô ma sève, demeura dans notre cité pillée.
VI
Lorsque Ametys eut terminé son récit, les femmes du harem de Cyrus se mirent à chuchoter à voix basse. Puis, lune dentre elles, une princesse de rang, se redressa sur son divan et linvectiva : les choses ne se sont pas déroulées ainsi nos soldats nont pas campé à la porte dEnlil, ils ont attaqué sur le champ et, vos hommes nont pas été mis à mort aussi, quest-ce que cest que ces mariages de vierges, alors que ton roi savait sa cité cernée ?… dailleurs, nos hommes sont les plus policés qui soient notre roi nous couvre de tant dattentions Les autres femmes lacquiescèrent, et elle ajouta : nous ne pouvons donc pas te croire, pauvre babylonienne ! Alors, elles éclatèrent dun rire emphatique, puis se retirèrent dans leur appartement. Restée seule près du parterre fleuri, Ametys pensa alors : Ô Babylone, sitôt vaincue que déjà, ils effacent ton souvenir !
© Timba Bema, Sept 2007