Le Laboratoire littéraire de Timba (2)

Fred Omari Kénya.jpgLa suite de la série de la nouvelle épistolaire de l’ami Timba. Désolé du retard, mais les examens, les voyages, la famille, les vacances, tout cela constitue la raison de mon absence sur le blog ces temps-ci. Mais l’aventure continue. Bonne lecture et bonnes vacances à tous… (K.A)

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La loi de Forsoh [II]

Douala, vingt-neuf juillet

Fred Omari Kénya.jpgMarguerite, ma chérie

Que ma nuit fut courte, mais agréable. Je me suis endormi comme une masse, après avoir mis ta lettre sous pli, et c’est en marche vers la poste que soudain, croisant à un carrefour un couple en train d’échanger des au revoir, il m’a semblé avoir oublier de t’écrire combien je t’aime. Aussi, je vais me rattraper neuf fois de suite dans celle-ci : JE T’AIME JE T’AIME JE T’AIME JE T’AIME JE T’AIME JE T’AIME JE T’AIME JE T’AIME JE T’AIME. Ravie ? Comblée ? Non ! Soulagée ? Oui ! C’est bien ! Où en étais-je ? Le réveil, Bien ! A la sonnerie de l’horloge de chevet, je me levai d’un bond : je ne voulais pas manquer l’auro- re. En fait, c’est l’une des rares choses qui soient encore nettes dans ma mémoire. Pour tout te dire, je n’ai pas été déçu : le spectacle concordait point par point avec celui que j’avais en tête, de sorte que par moments il me semblait suggérer aux nuages et aux teintes du ciel leur mouvement ainsi que leurs couleurs. Accoudé au garde-corps peint à l’huile verte du balcon de ma chambre, je vis un ciel d’un bleu pale et métallique, troué par un filet crème qui prit de plus en plus d’ampleur, et tout d’un coup le frais alors prégnant jusque-là dans l’atmosphère fut balayé à grands coups d’air chaud. Alors je me précipitai sur mon Leica, et clac ! dans la boîte. Tu verras la photographie ; j’espère que tu ressentiras ce que j’ai ressenti.

Ma matinée fut consacrée à peaufiner l’approche de ma terra incognita. Quel meilleur moyen est-il pour cela que de marcher dans les rues afin de respirer à pleins poumons l’humeur des passants et des lieux ? Je me suis même surpris à siffloter d’aise, tant cette posture de nouvel explorateur m’exaltait. Après le lever du soleil je suis retourné dormir, et vers les huit heures j’étais déjà au restaurant de l’hôtel pour le petit déjeuner ; j’espérais rencontrer quelques personnes et pourquoi pas discuter avec, mais surtout être à la poste dès l’ouverture : la fille du service d’étage m’avait dit qu’elle est sur le Boulevard, à moins de cinq cent mètres de l’hôtel. J’ai mangé léger : deux œufs durs et une salade de fruits, et, à l’inverse de mes prévisions, le restaurant était plutôt vide. Le garçon de service, nom- mé Forsoh, allait m’assurer que la plupart des clients préfèrent rester en chambre, et ne descendent dans le hall que plus tard dans la matinée. Au fond, je n’en fus pas peiné, puisque, pour ainsi dire, j’ai pu faire la connaissance de Forsoh, une masse d’énergie double et une humeur, à la fois joviale et profonde. Sa compa- gnie me fit un effet si bizarre, que je m’hasardai à lui demander d’où il tenait sa force d’esprit. Il prit tout à coup un air grave, et lâcha : voici ma loi : ne vit pas ta vie comme si tu vivais celle d’un autre. Un peu philosophe le cher Forsoh, pensai-je sur-le-champ, mais je me trompais ; il a plutôt étudié la littérature ; une thèse de troisième cycle sur Gide et l’autonomie du champ littéraire. Pour diverses raisons il a refusé l’enseigne- ment, mais la principale en est que, allait-il m’avouer en déployant un sourire large et plein d’amertume, il se fait le double du salaire d’un professeur avec ses seuls pourboires. Par crainte d’abuser de sa patience, je n’osai me laisser aller aux confidences, comme de lui dire que tu caresses la plume ; d’ailleurs j’étais pressé ; ta lettre brûlait dans ma poche. Au moment de me lever, il posa sa grande main sur mon épaule, expira, et me fit savoir qu’il m’attendait le soir au bar, où il serait de service.

La poste est une bâtisse coloniale plutôt bien conservée, aux murs jaune clair et aux barreaux peints en noir. L’intérieur est un volume cubique, séparé par un parapet surmonté d’une baie vitrée. A ma grande surprise, il n’y avait pas de file d’attente. Aussi, j’osai taquiner la quiétude de la guichetière après qu’elle eût oblitéré la lettre, lui demandant quand est-ce qu’elle arrivera à Paris ? Dans deux semaines au moins, me fit-elle. Je fus alors attristé que tu ne puisses pas recevoir mon courrier plus tôt ; en d’autres termes, il te parviendra lorsque je serai déjà rentré à la maison. C’est quand même bizarre comme situation, non ? Deux semaines d’attente alors que le trajet dure six heures ! Quoiqu’il en soit, je me suis fait à cette idée de décalage, avec la satisfaction qu’à mon retour, il ne sera pas nécessaire de te conter mes péripéties, puisque peu après tu recevras mes lettres. J’espère seulement que tu n’es pas déçue. De mon côté, le bal infernal des moto-taxis sur le Boulevard finit par aggraver ma déception ; aussi, dans l’urgence de la fuite, je décidai de rallier le port (maintenant que j’y repense, je revois le golfe du Morbihan). La route était simple à deviner : il fallait juste descendre le plateau et rechercher les berges du fleuve. Je m’engageai donc dans des rues parallèles, câlinées par l’ombre naissante de grands tamariniers et aux trottoirs en dalles de béton ; je me sentais apaisé, libéré de tout, un peu comme si le temps ne comptait plus, suspendu qu’il était alors, quelque part entre ma tête et les cimes en fleur. Même l’agitation des débardeurs autour des camions rangés devant les vitrines anonymes de quelques magasins me semblait paisible, pourtant Belzébuth sait qu’ils n’y allaient pas de main morte ! L’air d’ici m’instillait une forte impression de relâchement, malgré l’empreinte grise sur les nuages, qui seyait parfaitement avec le délabrement des façades, conquises par des bancs de mousse cuits et recuits au soleil. Lorsque, au bas d’une pente douce, la sirène d’un tramp sur le départ retentit, je levai la tête au ciel, et mes narines furent aussitôt envahies par une odeur de fange, mêlée à celle du poisson bondé sur le pont supérieur d’un chalutier. A cet instant là, mon cœur palpita à l’idée que le port était proche. Je longeai le quai au pas lent, salué à chaque mètre parcouru soit par des matelots pimpants dans leur combinaison immaculée, soit par des dockers torse nu et tee-shirt noué en foulard sur la tête, ou soit par des comptables d’entrepôts en bras de chemise.

Plus loin, près d’une plage en apparence peu fréquentée, pointait le promontoire en bois d’une marina avec sa dizaine de hors-bords et de yachts à quai ; en face, la poupe rouillée d’un navire coulé saillait hors de l’eau ; dans les terres, un club équestre dont je n’aperçus que la fresque peinte sur le mur extérieur, représentant une scène de fantasia menée par des hommes enturbannés, montés sur des alezans au profil longiligne. A ma grande surprise, je tombai sur trois pêcheurs, qui remontaient leur pirogue bondée de poissons sur les berges ; leur sourire simple et sympathique m’incita à arrêter ma course, pour les regarder terminer leur manœuvre. Une brise tiède venait taquiner de temps en temps la sérénité des berges, où était montée une poignée de paillotes, dans l’une desquelles les pêcheurs m’invitèrent à les rejoindre, autour d’une dame-jeanne de vin de palme fermenté avec des copeaux d’écorce de kapokier, ce qui lui donnait une légère pétillance en bouche. Nous avons passé la nuit en mer mais il y a de moins de moins de poissons, me dit l’un d’eux, tandis qu’un autre servait le vin dans des coques de noix de coco. Oui, ajouta l’autre, affalé juste à côté de moi. Il faut aller chercher le poisson de plus en plus loin, vers la pointe de Calabar, conclut-il avant d’éclater d’un rire sismique, qui secoua aussi les autres. Moi, je ne pus que plisser légèrement des lèvres, ne comprenant rien à rien à leurs manières. Après avoir trinqué, celui qui nous servait me demanda d’où je viens ; il ne voulait pas paraître curieux mais, me souffla t-il, il était plutôt rare de voir des baladeurs de ce côté-ci du fleuve. Que pouvais-je lui rétorquer, sinon toute la vérité, à savoir que je suis né ici, que je vis en France, que je suis là pour de courtes vacances, une semaine. L’autre, l’affalé, se redressa bond : ah la France ! Il y a beaucoup de poissons là-bas ? Je fis non ; les pêcheurs doivent aussi aller le chercher de plus en plus loin, parfois même jusqu’à nos côtes. Ils éclatèrent à nouveau de rire. Par la suite, j’allais me rendre compte que je riais de bon cœur avec eux, sans savoir pourquoi. Ma chérie, est-ce cela le bonheur, que de rire avec des inconnus pour un rien ? Si tel est le cas, alors, avec ces trois pêcheurs, j’ai été bien. Se pourrait-il que ce soit à cause du vin ? va savoir !

Dans un moment je descendrai au bar à cocktail près de la piscine ; je te raconterai demain la soirée avec Forsoh.

Ton char des dieux

© Timba Bema, 2007

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