ROGER SIDOKPOHOU:LA SAUCE FEUILLE D´AMOUR
(Chronique d´un célibat annoncé )
Nouvelle
Elle refit le geste ; le geste séculaire ; celui que lui avait transmis sa mère , qui le tenait de la sienne , comme le veut la tradition , depuis la nuit des temps . La cuillère en bois s´offrit une nouvelle plongée dans la marmite de terre , cria au feu , remua tout son monde , de l´escargot au poisson en passant par le poulet , et , assurée que l´union sacrée était faite autour de la sauce , prit congé de ses invités , puis , avant de rendre son tablier , frappa trois fois dans la main de la prêtresse des lieux , mission accomplie .
La prêtresse accueillit les trois coups avec la main du coeur , et , paume à la bouche , langue en avant , ferma les yeux pour ne laisser aucune senteur s´échapper de ses sens : le poisson séché avait retrouvé sa fraîcheur ; l´escargot ne jouait plus au dur ; le poulet montait la garde , ailes ouvertes , poitrine offerte , sot-l´y-laisse en émoi , pour se remplir du parfum énivrant du piment vert, qui sait s´y faire pour mettre tout le monde dans sa poche , la larme à l´oeil .
La cuillère avait raison : mission accomplie , la messe était dite , et la sauce prête , prête à accueillir tout à l´heure , lorsque la natte sera mise , les disciples du banquet ancestral !
Le couvercle de la marmite semblait attendre , posé sur un fagot de bois , le ventre en l´air, comme un chien attend , la queue frénétique , une caresse de son maître . La prêtresse calma son impatience , lui tendit la main , et la fit asseoir au-dessus du cratère bouillant . Le couvercle ronronna de plaisir en se trémoussant , laissant échapper une volute de fumée, réservant le reste pour tout à l´heure , lorsque , apaisé , repu , il acceptera de se retirer , pour offrir au regard de la prêtresse , son torse bardé de goutellettes d´eau et de peinture à l´huile de palme : alea jacta est , le fumet est blanc ! Les disciples pourront être conviés , tout à l´heure , au banquet de la sauce feuille !
Elle entendit des pas , des pas lourds , qui se dirigeaient vers l´arrière cour , là où elle officie , sous sa paillote couverte de feuilles de palmier ; des pas comme ceux-là , il n´y en a que deux , ceux de son petit mari , l´ancien , et ceux de l´autre , le vrai , le grand , par la taille comme par l´appétit , celui dont l´amour lui est définitivement acquis depuis le premier jour , non négociable ; pas comme l´ancien , qui lui , n´a toujours pas compris qu´on ne fait pas une épouse dans la marmite de l´autre , et qui , malgré son âge avancé , collectionnent toujours des co-épouses comme d´autres s´enfilent des bananes , parce que les bananes , ça rappelle d´où nous venons tous , et il n´y a pas meilleur élixir de jouvence que le retour aux sources !
– Maman , t´es là ?
C´était bien lui !
– Oui , mon mari , tu peux venir , la sauce est prête !
Il apparut ! Elle le trouva beau , le pantalon peut-être un peu trop bas , mais bon , il faut bien qu´il soit de son temps , dès lors qu´il n´hérite pas du temps de l´autre !
Il s´arrêta devant elle , la salua du regard comme on se touche des yeux , et s´assit à côté d´elle , à même le sol . Elle se précipita pour lui chercher un tabouret .
– Les femmes n´aiment pas les hommes qui ne se prennent pas en soin , le gronda-t-elle en le faisant asseoir , la tendresse plein le geste .
– Mais tu es la femme de ma vie , tu sais bien , la taquina-t-il , un brin séducteur .
– N´oublie pas, mon fils , que toute mère aspire à être , un jour , grand´mère !
– Comme tout père attend avec impatience d´être grand´père , non ?
– Pas sûr , tu sais , pas sûr ! Le tien serait plutôt , encore , dans la multiplication du père !
– Sois pas injuste , maman ! Papa est de son temps , voilà tout !
– C´est bien ce que je dis : il se multiplie !
Un silence ! Elle se mit à se frotter les jambes, machinalement , le pagne faisant un aller-retour entre la pointe des pieds et les genoux , le regard rivé sur la marmite et le feu doux . Il savait que c´était chez elle , un geste de profonde méditation , d´où sortiraient des pensées lumineuses , assorties de conseils et de recommandations .
Il devança l´appel !
– A propos , maman , t´as vraiment envie d´être grand´mère ?
– Comme toute mère , mon fils , comme toute mère ! Mais prends ton temps ! Tu sais, ces choses là , il faut prendre son temps . Et puis des filles de chez nous , il n´y en a plus beaucoup !
– C´est quoi , les filles de chez nous ?
– Des filles de notre région , qui épousent notre réligion !
– Mais on n´épouse pas une réligion , maman !
– Certes , mon fils , certes ! Mais comment vas-tu la convaincre de faire les cinq prières , de se préparer pour la Mecque , d´apprendre à tes enfants à se laver les mains avant chaque réfection, si elle ne sait pas lire le coran !
– Maman ! Je te rappelle que c´est toi qui m´as appris à me laver les mains avant de passer à table !
– Tu te trompes , mon fils , tu te trompes , sans le coran ….
– Je sais , maman , tu n´aurais pas la mémoire aussi alerte , à soixante ans passés !
– Qui te parle de mémoire , la seule mémoire qui vaille , c´est celle de nos traditions .
– Je suis bien d´accord !
– Alors tu vois ! Et puis laisse-moi te dire ; si j´avais dû compter sur ton père pour t´apprendre à parler notre langue ou savoir faire tes cinq prières , cela fait longtemps que tu ne serais plus de chez nous !
– Mais si maman , on est toujours d´où l´on vient !
– Justement , raison de plus pour prendre femme d´où tu viens !
– Mais maman , on n´épouse pas la femme de sa case , on épouse la femme de son coeur !
– Certes , mon fils , certes ! La voix du coeur est la voix du vrai , l´univers m´en est témoin !
Une pause , et elle rajouta .
– Mais lorsque ton coeur t´indiquera le chemin , veilles à ce que que ta main soit ferme pour choisir , et ta bouche trouver les mots pour nommer ton choix ! Car vois-tu , mon fils , le mariage est le plus long chemin de communication entre deux êtres , le plus difficile aussi , où bien souvent , le silence est le juge de paix , entre le discible et l´indiscible .
Elle se pencha vers le fagot de bois , en tira deux bûches , et les enfonça sous la marmite de terre : le feu sauta de joie !
– Et puis , dis moi ! Comment veux-tu qu´elle puisse mesurer l´épaisseur de ton silence , si elle ne sait deviner les mots restés en arrière , les soupirs qui se mettent en avant , et le regard qui fuit à reculons , muet ! Non , crois moi , mon fils , on épouse avant tout la femme de sa langue !
– Tu veux dire , la langue de sa mère , retorqua-t-il , cachant mal son irritation !
– Oh , tu sais , la mère est la seule femme au monde , la mère du fils en tous cas , dont l´heureux destin est d´avoir une co-épouse .Voilà pourquoi elle s´impose le devoir d´approuver !
– Ou le droit de dire non !
– Il n´y a pas de droit à dire le malheur ! Le devoir d´une mère est d´écarter le chemin de la souffrance !
– Ou de garder silence !
– Ou de garder silence !
– La pire des désapprobations !
– La pire , non ! La juste ! Celle du respect de l´autre , celle que seuls ceux qui s´aiment et communiquent dans la même langue , peuvent entendre et comprendre .
Elle s´arrêta de se frotter les jambes , détourna le regard de ses pieds , pour le planter dans les yeux de son fils .
– Mais nous n´en sommes pas là , n´est-ce pas ?
– Euh !
– Quoi ! Ne me dis pas que tu as rencontré quelqu´un ?
– Si !
Un silence !
– Ah ! Et elle s´appelle comment ?
– Marie !
– Marie ?
– Oui , Marie !
Un autre silence . Un long silence , où elle se remit à se frotter les jambes . Et au bout d´une éternité de crissement des mains sur la peau ,
– Marie ! Elle n´a pas d´autres prénoms ?
– Je ne sais pas , maman , faudra que je lui demande !
– Parce que tu comprends , mon fils , poursuivit-elle , comme tu le sais , c´est moi qui préside à toutes les cérémonies de dot dans la famille , la mienne comme celle de ton père .
– Je sais , maman , et tout le monde trouve que tu fais ça très bien !
– Justement ! La vérité , c´est que j´ai toujours veillé à ce que nos traditions soient scrupuleusement respectées , parce que je considère que nos traditions sont la colonne vertébrale de notre mémoire .
– Côté mémoire , t´as pas de souci à te faire , maman !
– Arrête de dire des bêtises , je parle sérieusement !
– Pardon !
– Tu te souviens de la cérémonie de remise de dot de ta cousine Amina ?
– Oh oui ! La honte que tu leur as foutu ce jour-là , à sa belle famille !
– La honte , non ! Le respect du rituel ! Quelle idée de venir demander la main d´une jeune fille , en oubliant la bouteille de rhum Saint James ! C´est insultant ! L´argent ne suffit pas ! Parce qu´enfin , on n´achête pas les gens avec de l´argent , tu n´es pas d´accord ?
– Entièrement d´accord , maman , surtout une jeune fille !
Les mains reprirent leur trajet aller-retour entre les chevilles et les genoux . Il savait que ce n´était pas bon signe .
– Et tu voudrais que moi , ta mère , j´aille chez tes oncles et tes tantes pour leur annoncer l´arrivée de la vierge marie dans notre famille ?
Il faillit lui dire que Marie n´était plus vierge , mais se ravisa bien vite : on ne mêne pas plusieurs guerres à la fois !
– Je les vois d´ici , tes oncles et tes tantes , me moquant par en-dessous , poursuivit- elle , le regard noir , comme si elle y était déjà .
Il laissa passer l´orage , appelant l´accalmie de tous ses voeux .
– Et puis tu sais , j´en ai avalé des couleuvres , avec ton père , mais celle que tu me proposes là , je préférerais mourir avec elle dans mon gosier plutôt que de la laisser passer !
– Et ce serait bien fait pour elle !
– Qui donc ?
– Ben , la couleuvre !
– Ne plaisante pas avec cette chose là , mon fils , c´est l´honneur de ta mère qui est en jeu !
– T´inquiête pas maman , Marie est une fille très bien , sa mère aussi d´ailleurs !
– Ah ! Parce que tu connais déjà sa mère ?
– Oui , c´est une femme très douce , très croyante , et …
– Et elle croit en quoi ?
– Ben en Dieu ! En quoi veux-tu qu´elle croit ?
– Oui, mais Dieu , tu sais , ça dépend lequel ?
– Non maman , elle est vraiment très croyante , un peu comme toi ! D´ailleurs , je trouve qu´elle te ressemble beaucoup !
– Ah oui !
– Oui ! Elle fait une de ces sauces feuille !
Elle le fusilla du regard , mains suspendues aux genoux : il s´interrompit net !
– Parce que tu manges déjà chez eux ?
– Oh , tu sais maman , un célibataire comme moi , sans enfant et sans femme sous son toit , il mange au maquis ou chez sa mère ou … !
– Et c´est souvent que tu manges chez l´autre !
– Juste de temps en temps , mais moins maintenant , depuis que j´ai pris une bonne .
– Tu as pris une bonne ?
– Oui maman , ça aide , tu sais , pour la bouffe et le linge .
– Et c´est depuis quand ça ?
– Depuis la semaine dernière !
– Ah ! Tu ne me l´as pas dit !
– C´est pour ça que je te le dis !
– Hum ! Et elle est d´où ?
– De notre région , maman , de notre région ! C´est une pure de notre région !
– Elle parle notre langue, donc !
– Elle parle que ça , maman , que ça !
– Et elle a quel âge ?
– Vingt ans , juste vingt ans !
– Il faudrait que je la voie !
– Si tu veux , maman , si tu veux , mais t´inquiète pas , elle est très bien cette jeune fille , vraiment très bien !
– Justement ! Une jeune fille de notre région , qui parle notre langue , et qui n´a que vingt ans , ce n´est pas une bonne pour toi , mon fils !
– Pourquoi donc , maman ?
– Parce que je les connais , les jeunes filles de notre région ! Elles sont toutes pareilles, des chercheuses de mari , des coureuses de dot , et tu sais quoi ?
– Non ?
– Elles ont une nouvelle trouvaille !
– Ah ? Et laquelle ?
– La sauce feuille d´amour !
– C´est quoi ce truc !
– C´est pas un truc , et puis ne me parle pas comme ça , c´est très sérieux !
– Pardon maman ! Et c´est quoi , la sauce feuille d´amour ?
– C´est celle qui attache un homme à une femme , comme on attache son fils à ses seins !
– C´est plutôt bien ça , non ?
– Quoi donc ?
– S´attacher à une femme , cela évite de se multiplier , non ?
– Non c´est pas ça ! Tu n´as rien compris , mon fils !
– Ah !
– Elle te voudra à elle seule , te fera faire ce qu´elle voudra , t´éloignera même de ta famille , et puis tu sais quoi ?
– Non, maman !
– Chez toi devrait être comme chez moi !
– Mais , certainement , maman !
– Pas que je sois obligée de frapper avant d´entrer !
– Mais certainement , maman , juste prévenir pour t´assurer que je suis là !
– Pourquoi ? J´ai besoin de prévenir pour voir ma bru et mes petits-enfants ?
– Bien sûr que non , maman !
– J´ai besoin de prévenir pour t´apporter une bonne marmite de sauce feuille ?
– Oh non , maman , sutout pas !
– Alors tu vois !
Le va et vient entre les chevilles et les genoux recommença , sous le regard du feu crépitant .
– Tu sais maman , je pense que t´as raison !
Elle se redressa , et les mains délaissèrent les genoux pour la poitrine , satisfaites !
– Je crois que je vais profiter de la vie , le plus longtemps possible ; le mariage , j´en ai largement le temps !
Elle le couva d´un regard attendri , mains aux seins !
– Allez , faut que j´y aille maintenant , maman !
– Attends ! Laisse-moi quelques minutes pour me préparer !
– Tu vas où , maman ?
– Ben, chez toi ! Rassures-toi , c´est juste pour demander à ta bonne de réchauffer la sauce feuille , tu n´as rien mangé , mon mari !
São Paulo , Juin 2007
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