
LES P-D-G DE BABEL, S.A.
Quest-ce qui fabrique lAltérité ? Autrement dit, comment se crée lAutre, le Différent, celui ou celle quon isole et exclut ? A partir de quels postulats et principes, boiteux, vaseux et corrosifs ?
Ce ne sont pas seulement des questions de culture, encore moins de psychologie pure. Quand une société se construit, avec une farouche énergie et sur plusieurs générations, un arsenal impressionnant à la fois complexe et simpliste de fausses représentations de lAutre (étrange étranger redouté, greffon condamné au rejet), il y a derrière cet édifice collectif des raisons préalables quon ne peut ignorer : la recherche et le maintien du profit impliquent structurellement lexploitation du pauvre et tout pouvoir, pour régner, divise à jet continu. Désigner des boucs émissaires est une tactique vieille comme le monde, sans doute, et ce crime, toujours, profite à quelquun. Et même si homo homini lupus, si lhomme sacharne partout à être un loup pour lhomme, nous ne pouvons tout expliquer par lantique maxime latine, à moins de nous replier sur nous-mêmes, confits de chagrin et rancis de désespoir, car, en fin de compte, qui génère les mensonges ? Qui invente, et pour qui, mythes et stéréotypes ?
Cest bien laristocrate qui définit le manant, le théocrate qui repousse linfidèle, le haut clergé qui vomit lhérétique. Cest le bourgeois qui circonscrit la plèbe, le colonisateur qui cerne lindigène, le commissaire politique qui biffe lennemi du peuple. Et le vieux patriote sabreuve de sang impur ! Et peut-on oublier que dans lAthènes classique, démocratie-fantôme, le citoyen, refusant le despote, pérennisait lesclave, tout en fichant et taxant le métèque ? Le catalogue ancien compte mille autres pages…
Mais nous sommes ici et maintenant. Dirigés, dominés par des banques fusionnelles, des multinationales en trans(es) dans des bourses-casinos. Faites vos jeux ! Rien ne va plus ! Nous errons dans les couloirs dadministrations opaques, résolument kafkaïennes, encadrés par des polices contaminées par le racisme, assoupis par des médias majoritairement futiles. Et au lieu de faire entendre nos voix, nous les donnons trop souvent à des contorsionnistes habiles mais qui ont des pieds de plomb sur le terrain du réel.
Réfléchir sur laltérité, cest dabord garder à lesprit que des machines de pouvoir fabriquent sans cesse de la différence-exclusion, sous des formes savamment variées, économiques, sociales, culturelles, et que cette atomisation hiérarchisée de lhumain, loin dêtre le fruit du hasard ou de la fatalité, sert des appétits de contrôle, matériel et psychologique, profondément boulimiques. Big Brother ne fait pas quépier et calibrer. Chaque fois quil a faim, il (nous) mange.
Alors ? Alors, partout où cest possible, mener les combats qui simposent pour résister à ce(s) pouvoir(s) : oser sortir de sa fragile coquille ou du faux blindage de sa carapace. Refaire lhumain. Et le redire. Entre autres réflexes salutaires, déjouer les pièges du langage. Enrayer ses armes, subtiles ou grossières. Prendre ladversaire aux mots.
Rechapage de slogans usés, pré-ou post-soixante-huitards ? Certains lecteurs le penseront peut-être. Mais comment ne pas admettre que toute entreprise denfermement et de mise à lécart commence et se perpétue par les mots ? Et pour ne pas se borner à vitupérer contre des pouvoirs abstraits (le Capital, la Politique, lEcole, etc.), il pourrait savérer utile de questionner aussi le langage du quotidien, les expressions entendues dans la rue, dans le tram, au bistro, au stade, les termes crus, aussi vulgaires soient-ils, employés par tant de gens afin de désigner lAutre, devant lui ou dans son dos, et le mettre au pilori.

Quand il sagit de langage et de discrimination, on pense tout dabord aux injures, flèches imbibées de fiel et de poison. Leur fonction est de blesser et de recouvrir dopprobre celui ou celle à qui on les lance. Agonir quelquun dinjures : passage à tabac verbal, petit meurtre symbolique, avec une charge profonde dintense vulgarité.
Qui donc ny a jamais eu recours, de rage et pour se défouler ? Qui na jamais dit crétin, enfoiré, salope, connasse ?
Cependant une distinction apparaît comme essentielle : sen prendre à lindividu nest pas du même ordre que sen prendre au groupe. Quelle que soit la force de lagression (lévocation, par exemple, de traits physiques jugés peu flatteurs, dun supposé défaut de caractère ou même, dans certains cas, une référence méprisante au sexe (1)), le petit con, le casse- couilles ou bien la grosse pétasse sont le plus souvent vilipendés en tant que personnes précises. Linjure est, en quelque sorte, personnalisée et bien quelle reste, dans son essence, outrageante et outrancière, lexpéditeur et le destinataire semblent conscients, ne serait-ce quintuitivement et si peu que ce soit, de laspect hyperbolique et des bornes de laffront. Je ne veux pas affirmer par là que chacun(e) doit être ravi(e) de se faire traiter dabruti(e), de peau de vache, de minable ou de mocheté, mais le problème est tout autre quand il sagit dinjures portant sur lorigine.
Certains sattaquent à la famille : les fils de pute et autres nique ta mère déversent quotidiennement leur poids de complexes machos. Mais la banalisation de ces amabilités réputées méditerranéennes(2) les a rendues de plus en plus (grâce au rap et à la pétanque ?) ludiques, presque folkloriques. Et, par exemple, le terme bâtard, si grave partout il ny a pas si longtemps, semble avoir perdu beaucoup de son pouvoir dignominie, là où les moeurs et les lois ont changé.
Quoi quil en soit, linjure à caractère familial et, par là, bien souvent sexiste, ne se cantonne plus à la péjoration dun seul individu. Cest déjà un peu le groupe qui est ici agressé, au coeur de son histoire privée, au nom dune prétendue déviance intime. Cest déjà un peu le groupe, mais ce nest pas encore tout le groupe.
LES MOTS DE LA HAINE
On en conviendra, jespère, les injures les plus ignobles en même temps que les plus bêtes sont celles qui reprochent à quelquun non pas un supposé défaut personnel mais bien son appartenance à un groupe décrété inférieur et ou dangereux. Ici plus de relation interindividuelle permettant, au moins, la riposte : cest celui qui le dit qui lest !. Cette fois, cest lensemble dune communauté, dun peuple, qui subit loutrage et le rejet pour des raisons qui tiennent à lhistoire du racisme : youtre, youpin, crouillat, bicot, raton, bougnoul(3), négro, moricaud, macaque, chinetoque, face de lune ou face de citron (4), camp volant ou baraqui, tous ces mots tristement célèbres (et bien dautres quheureusement joublie) traînent au long de leurs phonèmes un lourd passé de mépris, de haine et dexclusion et ils ont accompagné et, dans trop de cas, préparé servitudes, massacres, génocides.
Même si le proférateur de telles injures ignore, dans sa bêtise et sa propre ignorance, ce que furent la traite des esclaves, les pogroms, les lynchages, les pacifications des empires coloniaux et les applications de la solution finale (mais pourquoi et comment se fait-il quon puisse ignorer de tels faits ?), il est certain que linsulteur puise dans un imaginaire collectif né dune Histoire bien réelle où lAutre a été (est encore ?) infériorisé, opprimé, diabolisé, annihilé même au nom de différences prétendues radicales : là confusément se mélangent des ostracismes liés à la race, la couleur, la culture, la religion, la condition sociale. Et lOccident (le Nord, comme on dit à présent), sil nest pas le seul détenteur des pratiques dexclusion et de la xénophobie, porte tout de même dans son histoire lincontestable et douteux monopole de linvention de la théorie des races absurdement hiérarchisées. Cette racialisation a généré le racisme, hier triomphant, aujourdhui renaissant. Le nier ou le taire, cest sen rendre complice. Et lincroyable mollesse avec laquelle on combat, au sein de la nouvelle Europe, les délits dinjures racistes (et dautres faits plus graves, pourtant concomitants) en dit long sur lhéritage. Cela provient-il seulement dune mauvaise conscience honteuse ou, pire, dune indifférence qui nous ramène au cynisme, celui de la mauvaise foi ?
LES MOTS DU FLOU ET DU MALAISE
Quittons le royaume des injures, apanage de tristes sires au fond de tristes bistrots, de houligans tifosi éructant leurs cris simiesques, de gardiens de la paix fascisants obsédés par le faciès ou de skinheads nazillons bramant leurs ruts assassins. Il faut les empêcher de nuire avant dautres cassages de gueule, dautres matraquages, incendies, coussins. Nous sommes tous daccord là-dessus.
Mais il existe, pour faire de lAltérité, dautres usages du langage, très différents, plus soft, socialement acceptés, mais qui méritent, dans leur imprécisions, leurs ambigüités, de subir, eux aussi, une analyse critique. Bredouillements conceptuels, lapsus mentaux, dérapages du vocabulaire, euphémismes maladroits : personne ny échappe tout à fait.
Les humoristes lont repéré : notre société actuelle se gargarise volontiers deuphémismes de toute sorte, souvent ampoulés, dérisoires, au nom de ce quon appelle désormais le politiquement correct : les aveugles sont des non-voyants, les sourds des malentendants, les invalides des moins valides, les vieux des personnes âgées. Les chômeurs sont devenus des demandeurs demploi, les concierges des gardien(ne)s dimmeuble, les balayeurs et nettoyeuses des technicien(ne)s de surface…(5) Cela leur fait à tous une belle jambe !
Cest surtout de la poudre aux yeux, de ladoucissant dans notre lessive, si ce nouveau vocabulaire qui prétend redonner de la dignité à des catégories socialement dépréciées ou marginalisées ne saccompagne pas, principalement, dune vraie solidarité, tant matérielle que morale. Mais cette mode des nouveaux vocables, considérés comme plus flatteurs, nous indique parallèlement que les mots sont un enjeu, quil faut y prêter attention.
En ce qui concerne les termes utilisés pour désigner les populations identifiées comme nétant pas de souche, cest en Belgique, par exemple, la valse du nimporte quoi : étranger, immigrés, non-Belges, allochtones, etc., autant de redoutables mots-pièges, dans lesquels nous tombons tous, qui ne sont pas des synonymes et qui ne peuvent être satisfaisants puisquils sont pleins de non-dits, de glissements sémantiques, de connotations équivoques et deffets pervers. La confusion est beaucoup trop fréquente entre lorigine, la culture, lhistoire sociale et économique et la nationalité légale dun groupe.
Il est vrai que dans un pays où le fait de parler une langue sest bizarrement transformé en identité politico-ethnique contraignante et discriminante (les francophones ne sont pas un peuple ou une nation, les néerlandophones non plus, nen déplaise aux professionnels de la cristallisation linguistique), rien ne devrait plus nous étonner en matière de confusionnisme !
Trop de choses se cachent derrière les mots : quand le vocable étranger commence à signifier bien plus que son sens premier (un exemple récent entendu dans le tram : Encore une boutique de télécommunication ! Normal, avec tous les étrangers quil y a maintenant à Bruxelles !. La voix nétait pas hostile mais le regard, en coulisse, zoomait sur les passagers qui nétaient pas couleur dasperge) ou quand immigré semploie, poliment ou non, pour dire ou plutôt ne pas dire Turc ou Marocain, on peut être certain quon est en plein malaise. Et comment sappellent (eux-mêmes) aujourdhui les Belges ou les Français partis travailler sous dautres cieux ? Immigrés ? Non : expatriés, (expats, pour les intimes) ! Ce mot serait-il plus présentable ?(6)
Par ailleurs, il est courant dentendre, cela a été souvent remarqué, Arabe pris pour musulman ou linverse ; islamique et islamiste sont joyeusement permutés, avec ou sans intention ; quant à Maghrébin, habitant du Maghreb, simple entité géographique, il finit par signifier bien plus que la seule provenance : lagresseur était de type maghrébin…, trouve-t-on dans le récit de certains faits divers. Et cet adjectif élastique permet ainsi damalgamer Marocains, Algériens, Tunisiens, fondus dans limprécision.
Et puisquon en est à lemploi de type, soulignons ici ses ravages. Type scandinave, latin, européen(7), quest-ce au fond sinon le fruit de lobsession de la classification basée sur des critères physiques, de teint ou de cheveux ? La racialisation nest pas loin, avec ses dérives monstrueuses. Faut-il rappeler le type aryen, le type sémite et toutes leurs conséquences ?
UN CONTINENT MONOCHROME ?
Une autre imprécision fréquente entoure Afrique et Africains, termes aux acceptions trop floues. On prend la partie pour le tout ou le tout pour la partie, du moins dans lusage courant. Un peu comme si le continent était amputé de son Nord, pour raisons épidermiques. Jai déjà entendu plusieurs fois : les Africains (sous-entendu noirs) sont plus sympa que les Arabes (sous-entendu les Marocains). Ce clivage est aberrant. Il traduit, en tout état de cause, un racisme culturel (plutôt que biologique) qui se bâtit, comme toujours, sur un sol dignorance, avec, en supplément, lemploi de termes erronés. Mais sans aller jusquà de telles inepties, nous sommes forcés de reconnaître que lorsque nous disons la musique africaine, un voyage en Afrique, lAfrique traditionnelle, nous usons dun concept qui est en même temps réducteur (où sont passés Maghreb et Mashrek ?) et englobant, vague et beaucoup trop vaste (ce quon appelle aussi lAfrique noire est aussi riche didentités variées qui sont gommées dun seul mot). Nous commettons nombreux cette erreur quotidienne.
Il faudrait continuer les analyses de lemploi de termes comme Noir, Blanc, nègre (péjoratif quand cest un substantif, bien reçu quand il est adjectif : le mot a une longue histoire), leuphémisme de couleur (heureusement tombé en désuétude), métis, mulâtre, quarteron, etc.
Il faut disqualifier le mot race, questionner encore tribu et ethnie. Il y a aussi le lexique des sociologues et celui des politiciens : assimiler, intégrer, tolérance, droit à la différence (celle des hamburgers machos ?)(8).
Et puis il y a les pronoms personnels, eux, ils, nous. Et les articles, les et des. Ces articles minuscules sont en fait des signes majeurs. Définis, ils généralisent : les Machinchose sont comme ça…. Indéfinis, ils nuancent ou, du moins, relativisent : des Machintruc sont comme ci…. Cest déjà fermer une porte à léternelle tentation de renforcer des stéréotypes anciens ou den forger de nouveaux.
Un autre point à mettre en évidence, cest celui de la nécessité dune vraie symétrie dans lusage des catégories. Puisquon est bien forcé de recourir aux mots existants, pour parler de nos semblables et les caractériser en évoquant des différences, trop souvent hypertrophiées, au moins que ce ne soit pas dans des phrases du genre : il y avait ce soir là un Noir, un Belge, un Asiatique. Et pourquoi se borner à dire : elle est dorigine congolaise quand elle a aussi un père ou une mère issu(e) de la Belgique ou de la France profonde ? Le minimum requis, cest un peu de logique. Le respect commence là aussi.
CONCLURE ?
Pour conclure, provisoirement, en sachant que certaines de ces remarques sont trop rapides et incomplètes, on peut supposer que le lecteur se demande, à bout de souffle : finalement, ne faut-il plus parler ? Puisque le langage est miné, devons-nous vivre dans la peur de lâcher une énormité ? Non, mais il vaut mieux rester attentifs non seulement devant linjure mais aussi devant le lapsus trop répété ou le compliment maladroit. Le langage trébuche et saltère quand il prétend nommer les Autres. Il reflète lidéologie et il la fabrique aussi. Peut-être nest-il quidéologie ?
Cest pourquoi notre attention a des raisons dêtre pointue. Non pas lattention dun prof sourcilleux, toujours en train de chercher la faute, la petite bête, mais bien celle dhumains qui se veulent lucides et nacceptent pas de prendre des vessies pour des lanternes. Les vessies trompeuses des mots du voisin et celles de nos propres mots , il est toujours aussi vital de chercher à les dégonfler.
Jean-Pierre Jacquemin
Libre à vous de continuer le jeu : les jargons administratifs et journalistiques pondent sans cesse de nouvelles formules !