La loi de Forsoh [IV]
Douala, trente-un juillet
Marguerite, ma chérie
Il est à peu près minuit. Jai déjà rangé ma valise. Mon vol est prévu pour demain midi, ce qui signifie que je devrais être à dix heures à laéroport ; Forsoh sest occupé de me réserver un taxi-course, beaucoup plus sûr, selon ses dires. Dailleurs il a été avec moi toute la journée : cétait son jour de repos. Nous nous rendîmes dabord à lagence de voyage, au plateau Joss, afin de confirmer ma réservation, puis il me proposa le farniente dans un parc à quelques pas de là, en attendant son rendez-vous, prévu à midi, avec son ami animateur de radio. Je le suivis donc sans me faire prier, et nous nous installâmes dans un banc en fer forgé, au milieu darbres à fleurs laiteuses, dont le parfum subtil et doux plut aussitôt à mes narines. Dun geste rond du bras, il voulut me présenter les monuments alentour, mais mon regard sombre len dissuada ; je préférais plutôt demeurer là, à causer de la pluie et du beau temps, tout en observant les passants qui nous traversaient dun pas décidé, tendus vers je ne sais trop quoi, sans doute une occupation qui ne se suffisait pas de distraction. Comme pour retenir la fuite en avant de ce peuple dombres, je prenais des clichés à la volée. Près de la clôture du parc, japerçus, au hasard dun regard, des jeunes garçons qui lavaient des voitures, en majorité des taxis, et mexcusai auprès de Forsoh pour aller à leur rencontre. Le contact sétablit facilement, bien que leur premier réflexe fut de sameuter autour de mon Leica, puis de massaillir, à son sujet, dune somme astronomique de questions qui, il faut lécrire, mamusaient bien ; notre joyeuse rencontre fut cependant interrompue, parce quils devaient reprendre le travail. Seul Jah Veluyen, lun deux, sans client à cet instant, resta en ma compagnie. Il était un peu timide, mais une lueur que jaurais de la peine à définir, déchirait linnocence de ses pupilles brunes. Je lui proposai donc de prendre une photo ensemble. Il acquiesça sans sourciller et appela un de ses collègues pour nous photographier. Je len remer- ciai, bafouillant quil est courageux, et, devant ce carac- tère serein, presque inébranlable, josai lui demander quel est son rêve ? Il fronça, signe quil ne comprenait pas ma question. Je me ravisai alors : quest-ce que tu as envie de faire quand tu seras grand ? Là, il sourit, me regardant dans les yeux, puis leva la tête et pointa du doigt le soleil, qui émergeait à peine du faîte dun building. Tu vois ça ? dit-il. Oui ! Cest le soleil, fis-je avec surprise. Jai envie de ladoucir, comme on le fait de la flamme dune lampe à pétrole, en baissant la hau- teur de la mèche. Je souris alors à ce drôle de rêve, ce rêve dun môme de quatorze, dénommé Jah Veluyen, qui veut être le premier homme à réguler les flots du soleil. Peu après, Forsoh surgit derrière moi : lheure de son rendez-vous était proche. Alors que nous traversions la statue de bronze dun poilu, montée sur un socle de béton et entourée dun bassin aux jets à lagonie, un homme regarda avec insistance mon appa- reil photo, pourtant dans sa fourre, et minterpella en souvrant dun large sourire : ça, cest un Leica ! modèle pour connaisseurs. Je lui répondis dun signe amical, puis il se présenta à nous : Frédéric Gadmer. Mais vous pouvez mappeler Fred. Il était dans le pays depuis six mois, pour ses travaux de photographie sur le thème Misère et joie de vivre ; il a bourlingué du nord au sud, accroché à son idée fixe, comme un gamin à la ficelle dun cerf-volant. A la veille du terme de son périple, il se devait encore de faire un tour du côté de la pointe Suellaba, à la recherche des vestiges de la guerre de quatorze dix-huit. Ensuite, il remonterait en Algérie, après une brève halte chez sa mère, dans les Ardennes, puis sengouffrerait dans les méandres de lAsie : en effet, il envisage de voyager en Iran, en Syrie et en Afghanistan. Jétais chagriné par cette masse de volon- té aveugle ; aussi, je me limitai à lui dire que ma dernière pellicule était à bout. Il me rétorqua alors quil avait été dans la même situation, mais quon lui avait conseillé de se rendre chez Photo Georges, dont il chercha ladresse dans sa sacoche, mais Forsoh linterrompit brusquement, sous le prétexte quil connaît bien lendroit, situé dans la rue adjacente à celle de lhôtel, puis il me fit un clin dil, me rappelant lapproche de son rendez-vous.
La rencontre avec lami de Forsoh savéra fort peu intéressante. Je décidai donc de lécourter afin de me rendre chez Photo Georges, plus par curiosité quautre chose, puisque, en cours de route, je métais rendu compte que je pouvais trouver de la pellicule de bonne qualité dans les quelques magasins spéciali- sés du plateau Joss ; je venais aussi de constater que javais fait très peu de plan de masse, ne privilégiant que des personnes seules ou en nombre restreint. Pour pallier à cette insuffisance, je pensai spontanément à un marché, où je me proposais de shooter dans la foule, en plus de quelques plans serrés sur des objets usuels, tels les cabas et les portefeuilles ; mon plan fut ainsi délimité pendant que le chauffeur de taxi nous saoulait de faits divers. Nous arrivâmes chez Photo Georges après avoir quelque peu traîné dans les embouteillages. Le portail, grand ouvert, donne sur une vaste cour au sable chamois, piquée de deux ou trois manguiers centenaires, au feuillage vert et terreux. Une bâtisse à compartiments, dont le premier accueille une enseigne modeste, surprend le regard une fois la barrière franchie. Nous ne trouvâmes pas lentrée du studio tout de suite, et dûmes contourner la façade avant de tomber sur une porte rembourrée à double battants, revêtue de moleskine couleur grenat, qui souvrait sur une salle toute en volume, bardée dobjectifs, de trépieds, de spots, et aux murs couverts de papier peint, aux motifs imitant les nuages avant lorage. Comme il ny avait personne, Forsoh appela à plusieurs reprises. Enfin, un homme surgit de derrière un rideau épais. Cest vous Georges ? lui demandai-je de but en blanc. Non, me fit-il, je suis son fils, jai repris laffaire. Je trouvai cela admirable, tout en lui faisant part de ma démarche. Il secoua la tête, lair pensif, puis minvita à le suivre dans larrière-salle. Nous longeâmes un long couloir donnant sur une autre pièce, moins grande celle-là. Aux murs, étaient accrochés des cadres plongés dans une pénombre sinistre, causée par la proximité du mur mitoyen davec la fenêtre. Voici notre musée privé, fit-il dun geste généreux de la main. Quatre-vingt ans, lhistoire de cette ville, poursuivit-il avec modestie. Tout y était. Tout. Aussi, jai ressenti lâme de la ville dans ce lieu. Comme je ne pouvais les regarder une à une, je les passai donc en revue, mémerveillant devant des portraits à lexpressivité vermeerienne, des plans de masse dans un stade de football, et plus surprenant encore, des photos de famille. Josai alors lui demander si je pouvais prendre un cliché de la salle ; je comptais couper le flash, question de jouer avec la pénombre, au fond de quoi on apercevrait les cadres. Il me répondit que cest une bonne idée, puis me laissa faire. Peu après, jachetai trois pellicules, et il nous raccompagna jusquau portail. Là, il me fit promettre, en me dépo- sant une carte de visite dans la main, de lui envoyer un tirage de mon cliché, pour lajouter à sa collection, mavouant par la même occasion quil ny avait jamais pensé.
Je fus soudain triste davoir quitté ce lieu ; ma gorge était envahie par une humeur glacée, or mes yeux brillaient. Cest Forsoh qui me le fit remarquer, lorsquil me demanda si tout allait bien. Je lui répondis à lemporte pièce, que jétais encore sous le coup de lémotion, suscitée par cette accumulation dimages. A cet instant, ma chérie, je me suis demandé ce que ces traces voulaient me dire, apeuré à lidée que ma terra incognita soit à jamais fermée à ma curiosité. Faudrait-il que je restreigne encore plus mon regard ? Je te laisse y répondre car, je suis dépassé.
Ton char des dieux
© Timba Bema, 2007