
Ce qui manque à la culture togolaise pour quelle décolle véritablement et impose au regard du monde son originalité, cest moins une politique volontariste, laquelle est facile à construire, quun véritable discours qui en pose les limites tout en mettant en valeur ses possibilités et capacités à dire notre modernité. Or tout discours sur la culture a besoin dêtre nourri de faits et darguments puisés dans le temps de lHistoire. Les peuples que nous sommes archivons peu, malheureusement, notre mémoire par écrit. Quà cela ne tienne, les peuples que nous sommes savons encore chanter ! Et la chanson, élément de vie, vecteur de nos ressentis au quotidien, sauve limmatérialité de cette mémoire par sa puissance de transmission dune génération à une autre. Je ne sais à quel bout générationnel situer lauteur de ce livre, mais javoue avoir été impressionné par sa mémoire des faits, son érudition que chacun appréciera à sa juste mesure. Sans compter que jadhère, totalement, à lobjectif de cet ouvrage : faire la démonstration de la puissance de « lexpression chanson » dans lélaboration de notre imaginaire de Togolais ballottés au gré des vicissitudes de lhistoire.
Le chant. On peut dire quil traverse le temps sous des airs faussement innocents ou délibérément contestataires. Quand il monte de la terre opprimée, colonisée, ou des entrailles des femmes pleureuses de Klo Mayondi (dans le Kloto), il véhicule tellement de forces qui disent nos rapports aux créatures et divinités des mondes invisibles, notre incompréhension devant le sort, mais aussi notre capacité de défi à nimporte quelle tutelle qui voudrait nous assujettir. Ainsi les chansons satiriques qui firent florès autour des années 1955 contre le PTP, le Parti Politique du Progrès, instance à laquelle ladministration coloniale avait confié la gestion de lautonomisation politique du Togo sous tutelle de la Société des nations. Adewousi rapporte des perles, à linstar de celle-ci, véritable mise à mort par chanson interposée des barons du PTP et de leurs alliés de la Juvento :
Asemblea mi yia
Grunitzky tro na leke
Kpata kpata o gban to me ne
Ye ko mi do ya Ajavon, Fiawovi
Mesi me gnan agbalin o
Mano asenblea me o
(Ma traduction: Ne nous voilà-t-il pas à lassemblée/Grunitzky tourne comme lion en cage/Sans crier gare il reçut une gifle/Nous y voilà ! Ajavon, Fiawovi/que ceux qui sont illettrés/restent en dehors de lassemblée).
Je vous parle dun temps que certains témoins oculaires décrivent comme riche en raclées, un contexte de bruits et de fureurs, une époque violente dont les dommages collatéraux nous poursuivent encore presque plus dun demi-siècle après ! La preuve, quand dans les années 1990-1992 réapparaît un certain « Denyigba » (Mère patrie), tous les Togolais épris de démocratie reprendront en chur la chanson comme une litanie conjuratoire. Oui, vraiment, le livre dAdewousi nous parle dun temps dont la nostalgie conserve entier les fastes et les gloires : le temps des créateurs de musique, au sortir de la colonisation, gens de peu mais de génie, à linstar dun certain Parbey dont la mort à elle seule témoigne de lingratitude de lhistoire, en même temps quelle symbolise la fortune malheureuse des inventeurs de notre modernité musicale.
Maître Parbey, comme on lappelait, fut en son temps le précurseur de la fanfare sur solfège et eut à diriger la fanfare de la gendarmerie togolaise. En 1967, le brillant professeur de musique installé à son poste par le Président Sylvanus Olympio fut démis de ses fonctions sans explication ni droit social. Il ne sera rappelé à la tête de la fanfare quen 1971, mais mourra quelques mois après dans une misère noire. A son enterrement, il ny eut pas dhonneur national, pas la présence de cette fanfare au développement duquel il avait insufflé son génie. On peut tirer de cette anecdote plusieurs leçons paradoxales. Primo, il faut remarquer que lhomme appartenait à une classe en voie de disparition, celle des vrais professionnels de la musique formés à loccidentale mais défenseurs des rythmes nationaux. Son statut de « professionnel » pourtant, ne le mettra pas à labri de linjustice ; ce qui signifie que même si lartiste de musique ne se déclare daucune obédience politique, lidéologie dEtat se chargera de le classer dans un camp ou dans lautre, décrétant de facto son impossible neutralité. Les conséquences sont fatales, à tous les coups, et les malentendus inévitables. Secundo, et cela nous plonge dans un débat pénible et agaçant : le cas Parbey est symptomatique jusquà la banalité de labsence totale dun statut juridique de lartiste au Togo. Nimporte qui peut lemployer et le jeter à la rue dans le flou et le mépris total. Tenez, par exemple quand il a fallu intégrer à la gendarmerie le professionnel Parbey, quel subterfuge pensez-vous que le législateur utilisa ? Il lui conféra manu militari le grade de capitaine sans quil bénéficiât pour autant des mêmes avantages salariaux que les autres officiers de rang. On appelle un tel quidam sous nos cieux, un « capitaine sans galons », manière de dire lhabit ne fait pas le moine, ni quil ne couvre sûrement la nudité de celui qui le porte ! Le statut de lartiste de la chanson est une question de décence. Mal résolu, le problème est à lorigine de tous les drames humains, de lexil fréquent des créateurs ou de leur griotisme de survie, voire du développement de la pieuvre de la piraterie, uvre dune mafia daffaires qui na aucun respect pour les créateurs et qui, pourtant, se nourrit sans vergogne de leurs productions réalisées dans la souffrance et le sacrifice de soi. Tous ces détails néchappent pas à lesprit mathématique de lauteur de La chanson togolaise Peut-être aurait-il commis un délit dinitié, sil avait voulu répondre à toutes les questions soulevées dans le livre. Il évite le piège, mais porte le fer dans la plaie, et les pistes que sa réflexion laisse ouvertes sont autant dinvites à tous, aveugles, sourds ou muets de la chose culturelle, à débattre enfin sans passion avec les arguments appropriés. Dailleurs, nest-il pas symptomatique que la parution de ce livre coïncide avec le débat ouvert par le Ministère de la Culture sur le statut des artistes, lequel devrait aboutir si laffaire est professionnellement menée à un avant-projet de loi que devrait valider lAssemblée nationale togolaise ?
Le chant, disais-je. Celui dont ce livre analyse les évolutions, va de la tradition à la modernité. Il mapparaît aussi comme le baromètre le plus fiable de létat mental des habitants de ce pays. Quand il sabîme dans la supplication à Dieu, il faut croire que lair du temps est au désespoir, et que les dynamiques nouvelles qui doivent assurer sa propre régénérescence sont en panne. Lartiste séchine à reproduire les pleurnicheries de son public, (cela lui rapporte-t-il ?), il se plaint à longueur de « gospels » (rien à voir en réalité avec son ancêtre négro-américain !), au lieu, justement, dadopter une attitude distanciée. Même le hip hop togolais, apanage dune jeunesse née sous la dictature et victime de la médiocrité dun système en panne dimagination, refuse la dissidence et se complaît dans une critique pseudo sociale et politique, et dans des clips à lesthétique mièvre, sans humour la plupart du temps. Certains se plaisent alors à rêver que seul le reggae, peut-être, mâtiné des rythmes du terroir, saura redonner puissance au chant dune génération à la conscience politique émoussée par la répression et la galère. Mais même cette médecine, ne la-t-on pas déjà essayé ? Il faut donc sortir du bricolage et inscrire toutes nos expérimentations dans la continuité dune mémoire historique. A cet effet, un livre comme celui dAdewousi, à linstar des classiques études de Sylvain Bemba ou de Francis Bebey sur la musique africaine, devrait constituer une référence pour la musique togolaise.
Les temps sont durs pour la chanson togolaise, pas de doute. Mais elle est appelée à transcender son marasme, car si elle grandit et refuse de nous infantiliser, elle nous redonnera à tous les moyens de changer de vie et de trouver le temps de vivre, autrement. Et dans cette optique, croyez-moi, il ny a pas de petite chanson, car les sociétés sinscrivent également dans lhistoire par la force de leurs cultures musicales[1].
Réf. du livre à paraître: Abiadé Adewoussi, La chanson togolaise. De la tradition à la modernité, Editions de la Rose Bleue, Lomé, date de parution non communiquée.
[1] Dans le cas des musiques togolaises, leur influence sur la musique de jazz reste un cas décole. Sans revenir sur lexemple, archi-connu des amateurs, de Togo Brava Suite, composition orchestrale de Duke Ellington sous forme dhommage au Togo, je citerai linfluence avouée dun rythme traditionnel du terroir éwé (Togo/Ghana) sur le titre « Togo », une des réussites de lalbum Old and new dreams de Charlie Haden et Don Cherry, un titre que la majorité des percussionnistes de jazz considèrent comme un joyau musical ! Quand je vous disais quil ny a pas de petite chanson !