Je viens dAfrique, le continent premier, celui doù émergèrent les premiers humains qui partirent ensuite à la conquête du reste de la Terre. Je pourrais pavoiser parce que je suis le fils de cette terre originelle, mère de toute lhumanité. Hélas, je viens aussi de la terre de Yaguine Koïta et Fodé Tounkara, ces deux adolescents guinéens découverts morts dans le train datterrissage dun avion dans une capitale européenne. Deux enfants qui ont sacrifié leur vie sur le chemin dEurope, car, ont-ils écrit, on souffre trop en Afrique.
On souffre trop en Afrique : je peux traduire en statistiques ce que ces deux enfants ont compris intuitivement : lAfrique est le continent qui abrite actuellement le plus grand nombre de conflits armés ainsi que le plus grand nombre de réfugiés au monde, lAfrique est le continent où se trouvent 95 % des orphelins du Sida, lAfrique est un continent en train de se déscolariser, lAfrique est le continent qui abrite 18 des 20 pays les plus pauvres au monde. Arrêtons-nous là. Oui Yaguine et Fodé, vous avez raison, nous souffrons énormément en Afrique. Daucuns diront alors, devant ce kaléidoscope de douleurs, que les pays africains ont un besoin urgent de toutes les compétences, à savoir des économistes, des hommes politiques, des ingénieurs, des gestionnaires de la santé et que sais-je encore, mais surtout pas décrivains ; car, pour le moment, lAfrique na pas besoin de rêveurs ni dutopistes. Holà, pas si vite ! Il est important de savoir que ce ne sont pas les écrivains et les poètes qui ont conduit lAfrique dans cet état de catastrophe avancée ; les responsables sont les économistes, les politiciens, les ingénieurs, les gestionnaires de la santé et les autres, cest-à-dire les hommes pratiques, ceux qui ne rêvent pas. Ce ne serait que justice si on leur demandait de refaire ce quils ont défait. Mais attention, deux fois attention, il ne faudrait pas laisser lavenir du monde entre leurs seules mains.
Dans ce continent meurtri et désespéré, nous avons le devoir de faire rêver les Yaguine et Fodé, de faire en sorte que la jeunesse trahie par la politique, ne perde pas espoir et quelle sache que la vie nest pas seulement la faim, la maladie, la pauvreté, la guerre et les hommes politiques qui se conduisent en chefs de milices.
Nous avons le devoir de leur faire savoir que la vie peut se vivre autrement, quelle peut être meilleure, que les fleurs existent et quil y a des étoiles dans le ciel; que le vin de palme nest pas seulement à boire pour des veillées mortuaires mais aussi pour des mariages et des naissances. Et quand ces jeunes auront quelque chose à dire ou à demander, ils ne sadresseront plus aux excellences messieurs les responsables dEurope, mais sadresseront à nous, leurs aînés, leurs parents, leurs camarades. Qui peut mieux faire ce travail mieux que nous, écrivains ?
Quand dans lexercice de notre métier nous réussissons à arracher un sourire à un homme ou à une femme au milieu de sa détresse, cest une vie humaine que nous avons sauvée parce que ce sourire est une ouverture sur lespoir, un pari pour la vie. Alors nayons pas peur. Écrivons ! Nous navons pas à nous excuser très très fort décrire. Vivons dans et avec le peuple pour témoigner, plaçons-nous à côté de la souffrance pour en parler, dressons-nous en face des hommes politiques irresponsables pour mieux les dénoncer. Enfin, plongeons-nous à lintérieur de nous-mêmes pour faire jaillir la joie et lespoir que nous portons en nous. Écrivains, nous sommes de la race de ceux qui étaient présents au commencement du monde. Nous avons le devoir dêtre toujours présents tant quil existera.
Emmanuel Dongala
Postface dEmmanuel Dongala à Atterrissage, pièce de théâtre par Kangni Alem, éd. Ndzé.