Tout commence un jour de lannée 2010. Mes souvenirs sont flous quant à la date exacte, au mois exact de la rencontre ; toujours est-il que jétais dans le bureau de lancien PM du Togo, un homme cordial, sous ses dehors de technocrate aussi strict que le nud de ses cravates de soie (que jaime bien, au demeurant) ! De temps à autre, sur le chemin qui me mène à luniversité, jaime ces haltes impromptues chez lui, autant de prétextes à partager avec linterlocuteur de taille quil est cette nourriture intellectuelle dont mon cerveau ne finit jamais de se rassasier. Edem Kodjo, pourtant, est réputé difficile daccès. Moi aussi, remarque, pas plus tard quil y a trois jours, une dame mavait fait la même remarque. Passons. Cela dit, ceci nest pas un papier journalistique donc je peux digresser.
Jétais donc dans son bureau, à refaire le monde avec lui, quand soudain, jai pris un air sérieux pour lui demander ce quil comptait faire pour le cinquantenaire des indépendances africaines. Rien, me répondit-il, rien, car toute cette gesticulation ne le touchait pas au cur. Surpris par la réaction, jai enfoncé le clou : ce serait une erreur de ta part, que moi je ne dise rien, personne ne men voudra, je suis né après les indépendances, mais que toi tu te taises
Buté, il a botté en touche. Puis nous nous sommes séparés. Trois mois plus tard, mon téléphone sonne. Au bout de la ligne, un rire. La voix de Kodjo qui mannonçait, presque espiègle, que « la nuit » avait porté conseil et quil avait finalement cédé à ma demande de commettre un texte pour dire son sentiment sur « toute cette affaire-là » ! Jabrège, car les choses sont allés vite par la suite, entre lectures et relectures du manuscrit, suggestions à réécrire certains passages, toutes propositions quil a acceptées sans rechigner, alors quau fond, il pouvait bien se passer de mon expertise littéraire. Ensuite, il fallait trouver un éditeur, cest là où intervient Sami Tchak, un autre admirateur de Kodjo, sans qui finalement, ce livre naurait peut-être pas été édité chez Gallimard. La vie littéraire est une chaîne, contrairement à ce que les gens pensent.
Lettre ouverte à lAfrique cinquantenaire est un court pamphlet (88 pages), un coup de gueule dense et lyrique. Le fond, politique, est servi par une forme très littéraire, un langage fleuri qui ne dédaigne pas linterpellation crue de la part dun homme excédé, voire impuissant (qui sait) devant nos tares et nos inepties « à lafricaine ». En réserve de la République, Kodjo se lâche, plus encore quil ne lavait fait après son départ mouvementé de lOUA, quand il avait sorti Et demain lAfrique, un livre à ranger sur le même rayon que Nations nègres et Culture de C.A. Diop (avis personnel). Il semporte devant la fièvre jubilaire, celle qui semble donne satisfaction à nos « fractures appelées États ». On se plaît à suivre le raisonnement de lauteur, qui rappelle les occasions manquées de grandir. La pensée sarrête sur certains points, ne refuse pas lanecdote, comme celle du sabotage du Plan de Lagos (coordonné par Kodjo et le ministre nigerian Adedeji Adebayo) par le rapport Berg de la Banque Mondiale, le fameux rapport qui a tué lAfrique en le conduisant dans le surendettement et les Plans dAjustement Structurel. Kodjo accuse nommément, et reste stupéfait (pp.66-68) par linsoutenable légèreté de nos chefs dEtat ! On frise le sanglot de lhomme noir, même si on peut se demander pourquoi lancien SG de lOUA et son collègue de la Commission Économique des Nations Unies (CEA) nont pas plus travaillé les dirigeants africains que de laisser les experts de la BM leur vendre un plan de développement qui refuse lautogestion au détriment des aléas du commerce extérieur ! Je parle mais je nétais pas là, et la part occulte du rapport Berg ne fait que refléter une vérité : lOccident a besoin de lAfrique pour sa croissance, lAfrique nest quun marché pour lOccident, ite missa est !
Visionnaire, léconomiste et homme politique togolais pense pourtant que la messe nest pas dite. Il marrive de penser que Kodjo est le seul qui croit encore à lUnité du continent. Mais on aurait tort de croire que cest un utopiste qui rêve de recoller les morceaux pour faire du Continent une grande Chine tropicale. Les fragments sont là, souverains, lUnité est à penser autrement, et lauteur semploie à argumenter. Mais pour y arriver, la démocratie reste un impératif catégorique. Dailleurs, cest curieux, quand il parle de la démocratie, il nest pas classique. Pour lui, le concept va de pair avec lalternance, le partage du pouvoir et des biens pour réduire les frustrations des peuples. Il va même plus loin, et récuse notre manière dorganiser des élections chères et immanquablement contestées (tiens, lactualité nous rattrape, avec le cas des deux présidents de la RCI). Il soupçonne le secret de lisoloir dêtre le lieu des plus lâches trahisons, et en vient à se demander si lAfrique ne gagnerait pas à sinventer une autre manière de faire les élections. Pas piqué des hannetons ! Car lhomme est rétif à une africanisation de la démocratie, ses rêves sont plus osés-le lecteur sen rendra compte-, qui vont dans le sens dune adaptation culturelle du concept. Vraiment pas piqué des vers !
Plus radical encore, Kodjo, quand il aborde lautre plaie, selon lui, qui abêtit le continent. Qui a lu Dambisa Moyo, LAide Fatale (JC Lattès), peut se faire une idée de lattaque. Moyo est dailleurs cité par Kodjo à lappui de son raisonnement. Mieux, la Chine et ses modernisations, selon Kodjo, est la preuve que lon peut se développer de lintérieur sans aide, et que, au vu de cet exemple, le constat est facile à faire que lOccident nous a fragilisé avec laide, et quil faut rompre le lien. Comme disait Ionesco, « Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux », or il y a longtemps que nous avons pris goût à cette caresse-ci. Au point dêtre incapable de sursaut ? Kodjo raconte comment nous navons pas été fichus avec laide de la Banque mondiale (décidément, il a une dent contre cette banque) de créer nos propres cimenteries au Togo, et quil a fallu que les Indiens viennent investir dans un projet sous-régional que nous avons abandonné, pour que renaisse lespoir dacheter du ciment et de remplir les caisses des autres. De quoi enrager ! Dailleurs, sommes-nous fichus de négocier avec létranger quand il vient investir chez nous ? Qui a jamais pensé à refuser aux Chinois de produire de la pacotille à destination du continent ? Tout se tient, amour de laide, peur que le Chinois se casse. Terrible. Jai demandé à Kodjo, pendant la cérémonie de dédicace de son livre, qui a au lieu le 3 décembre 2010 à lHôtel Sarakawa Mercure, si durant ses deux mandats comme PM du Togo, il lui est arrivé de refuser laide. Sa réponse : non, mais je nen ai jamais recherché non plus, ce nétait pas ma priorité, cela na jamais été une priorité dans ma pensée économique. Avis donc.
Plein dautres questions sont évoquées dans ce pamphlet. Je nen ferai pas le tour, vous lirez et découvrirez. Mais une choses est sûre, la robustesse de la pensée demeure chez Kodjo malgré lâge. Il parle parfois comme un jeune homme en colère. Ou une femme en colère, mais digne : « Ce nest pas parce quon a faim quon ne doit pas porter son regard vers lavenir », écrit-il (p. 70). Le regard sur lhorizon fait mal aux yeux, il le sait, dans notre cas. Mais utopiste invétéré, il continue dexhorter à regarder. Sacré bonhomme ! Si ce nest pas un chant damour que ce livre, dites-moi alors à quoi ressemble lamour. Le public la peut-être compris à la dédicace, qui sest jeté sur la pile des 100 exemplaires du livre et a tout emporté. Rare, très rare sous nos tropiques togolaises.
Edem KODJO, Lettre ouverte à lAfrique cinquantenaire, Paris, Continents Noirs, Gallimard, 2010.
Le livre est en vente à la Librairie Pasteur de Lomé au prix de 8.000 F. CFA.