
LE DRAMATURGE ET SON MAÎTRE
Décor: un cimetière ombragé adossé à locéan. Les arbres y sont immenses, et peuplés de chauve-souris. Les tombes y sont coquettes et bien entretenues. Debout sur une tombe, jessaie darticuler mes gestes au flot de ma parole. Le Maître mobserve, désinvolte.
1.
Mon vrai nom cest Jocker. Certains mappellent Milégo, mais ce nest pas mon vrai nom. Milégo cest un métier
pickpocket, ma profession. Daccord, on mappelle ainsi
et alors, cest pas ça qui va me décourager de
Tu mécoutes Docteur ? Ce nest pas ça qui va me décourager de travailler. Je travaille comme tout le monde. Tout ce que je trouve je fais, tout ce que je ne trouve pas je ne fais pas. Tu mécoutes Docteur ? Drôle de nom tout de même. (Je scrute attentivement les inscriptions sur la tombe). Docteur Kaolo, alias Apéti Edmond ou linverse, toi seul le sait. Bon appétit, Docteur ! Il est midi je vais manger, le temps quil arrive, mon petit. Il sappelle Zumbo. Cest qui Zumbo ? Chaque chose en son temps. Là, là jai décidé de te parler. Cest rare que je cause aux morts. Même à mon papa enterré là-bas au bled, je ne cause pas facilement. Alors profite de loccasion.
Mon vrai nom cest Jocker. Tu me vois venir ici tous les jours et tu ne mas jamais demandé mon nom. Vous les morts-là même, cest comment ! Je sais que toi, tu vois tout, tu sais même que entre Zumbo et moi, parfois, il sen passe des choses. Je viens ici tout le temps, je mange sur ta tombe, je pisse sur ta tombe, je nique Zumbo sur ta tombe, et tu ne me demandes même pas comment je mappelle. Ni comment je suis devenu ce que je suis. Moi mon nom cest
Jocker et personne ne me connaît. Ce nest pourtant pas la première fois que japparais vraiment devant toi. Je suis moi-même natif de Cotonou. Tu ris ? Enfin, je ne trouve pas cela drôle, Docteur ! Il sest fait quau terme de mes études, javais trouvé du travail au magasin Tout pour le Cycle, au Dahomey. Dans le cadre de mon travail à Tout pour le Cycle, mon patron était toujours absent. Le fait est que la boîte était ancienne avec des succursales à Lomé Atakpamé voire même à Bassadji. Il était tout le temps en train de faire des courses, le patron. Des courses dAfrique. Bizarre, le jeu de mots ne te fait pas rire ?
Et il avait une secrétaire sous ses ordres, le patron, et moi je venais après la secrétaire. Ce qui fait que
je mexplique nous vendions des bicyclettes et autres accessoires pour vélos et motos et nous avions un magasin et la clé du magasin se trouvait avec mon patron et moi jétais sous les ordres de mon patron. Quand il avait besoin de quelque chose il mécrivait un mot et me confiait la clé et nous allions lui chercher lobjet. Un jour, jétais au bureau lorsque soudain, jai entendu des bruits.
Quest-ce que javais fait ? Quest-ce que je navais pas fait ? On sempara de moi sur le champ, on me gifla, mais quest-ce que javais fait ? La question à peine posée, jai reçu un coup de pied au cul. On ma mis des menottes aux poignets. Oh mais quest-ce que jai fait ? Rien, aucune réponse. Déjà, le car de police est arrivé, comment faire
javais limpression
comment faire pour monter dans le car, avec mes fesses qui chauffaient et mes poignets menottés, tout un problème. Alors, jai reculé légèrement
comment faire
monter ne pas monter ? Quand le policier ma flanqué un coup de pied dans le ventre
je vous jure
je me suis retrouvé directement dans le car
Ensuite, on ma soulevé. Attrapé
coincé dans le car
Tiré par les jambes, maîtrisé, je me suis dit
Jocker, fais ta prière ! Comme Django, ta dernière heure est arrivée
Les portières se sont refermées. Nous sommes arrivés au commissariat central. Une fois à Central jai attendu longtemps
enfin quelquun est venu me chercher. On ma interrogé longuement
on voulait savoir ce que je pensais de la disparition des objets. Deux bicyclettes avaient disparu, paraît-il, on voulait que je mexplique là-dessus. Jai répondu que je navais pas vu les bicyclettes. Que cest mon patron qui avait la clé, dhabitude, que cest seulement lorsque javais besoin de quelque chose que je prenais la clé pour aller la chercher. Mais que je navais rien pris. Faux ma t-on répondu, jétais au courant de la disparition des bicyclettes et on allait de ce pas me contraindre à avouer si je continuais à mentir. Jai juré supplié que je navais pas volé mais on me répondit que cétait moi et personne dautre et quon allait me fesser cent cinquante coups. Oh
sil vous plaît
ce nest pas du tout rigolo, Docteur. Cent cinquante coups sur les fesses ! On menferma dans une cellule minuscule. Pour pisser cest là, pour déféquer cest là ! Cest comme-ça-cest-comme-ça, ma dit le policier. Jétais là et personne de ma famille ne savait que javais été arrêté. À la longue, jai réussi à la prévenir. Je connaissais un policier dans la place. Je lui ai demandé de dire à ma famille que javais été arrêté. Ce quil a fait. Pendant trois jours je nai rien eu à manger. Je suis resté dans ma cellule. Même déféquer-là métait devenu impossible, comment tu fais quand tu ne manges rien ? Je vous jure que ce nest pas facile. Puis, un soir on a fait entrer un policier dans ma cellule. Ma famille mavait envoyé de la nourriture. Et le policier qui me lapporta mangea toute la nourriture devant moi. Il la dévora ! Cela par contre ma fait rire énormément
Il mavait bouffé mon repas. Je nen revenais pas ! Ensuite, il ma longuement tabassé. Voilà comment jai perdu mon emploi. Et maintenant je me retrouve au chômage. Quelle histoire ! Moi-même qui ne portais que le complet, le pantalon-veste, regardez dans quel état je me retrouve ! Désormais réduit à ramasser sur la voie publique une poule ou une chèvre, à les assommer pour aller les revendre afin de macheter quelque chose à manger. Je rigole. Je travaille, je suis pickpocket. Jentends des pas. Quelquun vient par ici. Zumbo ! Zumbo cest toi ?
2.
Un cimetière ombragé adossé à locéan. Le Maître savance vers moi. Pendant la performance, il mavait observé sans faire un geste. Je ne sais donc ce quil pense de mon exercice dimprovisation. Devenir comédien. Une envie qui tourne à lobsession depuis que jai décidé darrêter lécriture. Mais le Concert-Party nest pas une école facile. Sur le même canevas éculé, improviser sans arrêt, sans texte, sans parachute autre que les réactions du public et du partenaire de jeu. Mais le Maître joue rarement le jeu du spectateur. Il me jauge, sphinx, et condescend rarement à madresser la parole. Le voilà qui savance, et me lance, à brûle-pourpoint.
« – Vous écrivez toujours ? Jai lu tous vos romans.
– Non!
– Si.
– Je nai jamais publié de romans.
– Enfin, je veux dire vos pièces de théâtre.
– Jai arrêté décrire.
– Ah ouais ?
– Vous savez, Maître, écrire cest comme faire des enfants, on en fait deux ou trois puis on sarrête pour les voir grandir ou mourir. Et puis lécriture, ça peut vous déglinguer un homme.
– Oh, vous êtes naturellement déglingué, vous.
– Cest plutôt flatteur, mais bon…
– Vous êtes marié ?
– Ouais.
– Elle est belle ?
– Autant que peut lêtre une albinos.
– Elle est albinos ?
– Ouais.
– Ah! Alors, vous diriez quoi pour terminer lexercice ? Il me semble que vous disiez quelque chose avant que je ne vous interrompe.
Oui, cest ça, le policier a donc bouffé mon repas. Ensuite, jai été longuement tabassé, et puis, mon emploi, jai perdu mon emploi. Et maintenant, je me retrouve au chômage. Quelle histoire ! Moi-même qui ne portais que le costume complet, pantalon veste, regardez dans quel état je me retrouve ! Désormais réduit à ramasser sur la voie publique une poule ou une chèvre, à les assommer pour aller les revendre afin de macheter quelque chose à manger.
Ah ouais, cest vous qui volez mes chèvres ?
Mais non, enfin, je veux dire oui, cest une façon de parler.
Comme si je ne le savais pas. Dommage, en me disant non, vous avez planté la déception au cur de votre public. La clé dune improvisation réussie, ne jamais contrarier les désirs du spectateur. Je suis quoi pour vous, jeune homme ? Allez, on reprend la leçon ! Ce soir on improvise ! »
©Kangni ALEM, mai 2006