Comment joue-t-on au Concert-Party?

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À la mémoire de Kokouvito, figure ancestrale du Concert-Party togolais, et en hommage aux comédiens du Happy Star, la troupe mythique de mes années de formation. Ce texte relève d’une double improvisation, à la fois fictive et réelle, puisque le monologue qui en fait l‘ossature s’inspire librement d’un classique du genre, Teigla, une pièce en éwé-mina enregistrée en public par Alain Ricard à Lomé dans les années 70, et que j’ai traduite en français. (K.A)

LE DRAMATURGE ET SON MAÎTRE

Décor: un cimetière ombragé adossé à l’océan. Les arbres y sont immenses, et peuplés de chauve-souris. Les tombes y sont coquettes et bien entretenues. Debout sur une tombe, j’essaie d’articuler mes gestes au flot de ma parole. Le Maître m’observe, désinvolte.
1.
Mon vrai nom c’est Jocker. Certains m’appellent Milégo, mais ce n’est pas mon vrai nom. Milégo c’est un métier… pickpocket, ma profession. D’accord, on m’appelle ainsi… et alors, c’est pas ça qui va me décourager de… Tu m’écoutes Docteur ? Ce n’est pas ça qui va me décourager de travailler. Je travaille comme tout le monde. Tout ce que je trouve je fais, tout ce que je ne trouve pas je ne fais pas. Tu m’écoutes Docteur ? Drôle de nom tout de même. (Je scrute attentivement les inscriptions sur la tombe). Docteur Kaolo, alias Apéti Edmond ou l’inverse, toi seul le sait. Bon appétit, Docteur ! Il est midi je vais manger, le temps qu’il arrive, mon petit. Il s’appelle Zumbo. C’est qui Zumbo ? Chaque chose en son temps. Là, là j’ai décidé de te parler. C’est rare que je cause aux morts. Même à mon papa enterré là-bas au bled, je ne cause pas facilement. Alors profite de l’occasion.
Mon vrai nom c’est Jocker. Tu me vois venir ici tous les jours et tu ne m’as jamais demandé mon nom. Vous les morts-là même, c’est comment ! Je sais que toi, tu vois tout, tu sais même que entre Zumbo et moi, parfois, il s’en passe des choses. Je viens ici tout le temps, je mange sur ta tombe, je pisse sur ta tombe, je nique Zumbo sur ta tombe, et tu ne me demandes même pas comment je m’appelle. Ni comment je suis devenu ce que je suis. Moi mon nom c’est… Jocker et personne ne me connaît. Ce n’est pourtant pas la première fois que j’apparais vraiment devant toi. Je suis moi-même natif de Cotonou. Tu ris ? Enfin, je ne trouve pas cela drôle, Docteur ! Il s’est fait qu’au terme de mes études, j’avais trouvé du travail au magasin Tout pour le Cycle, au Dahomey. Dans le cadre de mon travail à Tout pour le Cycle, mon patron était toujours absent. Le fait est que la boîte était ancienne avec des succursales à Lomé Atakpamé voire même à Bassadji. Il était tout le temps en train de faire des courses, le patron. Des courses d’Afrique. Bizarre, le jeu de mots ne te fait pas rire ?
Et il avait une secrétaire sous ses ordres, le patron, et moi je venais après la secrétaire. Ce qui fait que… je m’explique nous vendions des bicyclettes et autres accessoires pour vélos et motos et nous avions un magasin et la clé du magasin se trouvait avec mon patron et moi j’étais sous les ordres de mon patron. Quand il avait besoin de quelque chose il m’écrivait un mot et me confiait la clé et nous allions lui chercher l’objet. Un jour, j’étais au bureau lorsque soudain, j’ai entendu des bruits.
Qu’est-ce que j’avais fait ? Qu’est-ce que je n’avais pas fait ? On s’empara de moi sur le champ, on me gifla, mais qu’est-ce que j’avais fait ? La question à peine posée, j’ai reçu un coup de pied au cul. On m’a mis des menottes aux poignets. Oh mais qu’est-ce que j’ai fait ? Rien, aucune réponse. Déjà, le car de police est arrivé, comment faire… j’avais l’impression… comment faire pour monter dans le car, avec mes fesses qui chauffaient et mes poignets menottés, tout un problème. Alors, j’ai reculé légèrement… comment faire… monter ne pas monter ? Quand le policier m’a flanqué un coup de pied dans le ventre… je vous jure… je me suis retrouvé directement dans le car… Ensuite, on m’a soulevé. Attrapé… coincé dans le car… Tiré par les jambes, maîtrisé, je me suis dit… Jocker, fais ta prière ! Comme Django, ta dernière heure est arrivée… Les portières se sont refermées. Nous sommes arrivés au commissariat central. Une fois à Central j’ai attendu longtemps… enfin quelqu’un est venu me chercher. On m’a interrogé longuement… on voulait savoir ce que je pensais de la disparition des objets. Deux bicyclettes avaient disparu, paraît-il, on voulait que je m’explique là-dessus. J’ai répondu que je n’avais pas vu les bicyclettes. Que c’est mon patron qui avait la clé, d’habitude, que c’est seulement lorsque j’avais besoin de quelque chose que je prenais la clé pour aller la chercher. Mais que je n’avais rien pris. Faux m’a t-on répondu, j’étais au courant de la disparition des bicyclettes et on allait de ce pas me contraindre à avouer si je continuais à mentir. J’ai juré supplié que je n’avais pas volé mais on me répondit que c’était moi et personne d’autre et qu’on allait me fesser cent cinquante coups. Oh… s’il vous plaît… ce n’est pas du tout rigolo, Docteur. Cent cinquante coups sur les fesses ! On m’enferma dans une cellule minuscule. Pour pisser c’est là, pour déféquer c’est là ! C’est comme-ça-c’est-comme-ça, m’a dit le policier. J’étais là et personne de ma famille ne savait que j’avais été arrêté. À la longue, j’ai réussi à la prévenir. Je connaissais un policier dans la place. Je lui ai demandé de dire à ma famille que j’avais été arrêté. Ce qu’il a fait. Pendant trois jours je n’ai rien eu à manger. Je suis resté dans ma cellule. Même déféquer-là m’était devenu impossible, comment tu fais quand tu ne manges rien ? Je vous jure que ce n’est pas facile. Puis, un soir on a fait entrer un policier dans ma cellule. Ma famille m’avait envoyé de la nourriture. Et le policier qui me l’apporta mangea toute la nourriture devant moi. Il la dévora ! Cela par contre m’a fait rire énormément… Il m’avait bouffé mon repas. Je n’en revenais pas ! Ensuite, il m’a longuement tabassé. Voilà comment j’ai perdu mon emploi. Et maintenant je me retrouve au chômage. Quelle histoire ! Moi-même qui ne portais que le complet, le pantalon-veste, regardez dans quel état je me retrouve ! Désormais réduit à ramasser sur la voie publique une poule ou une chèvre, à les assommer pour aller les revendre afin de m’acheter quelque chose à manger. Je rigole. Je travaille, je suis pickpocket. J’entends des pas. Quelqu’un vient par ici. Zumbo ! Zumbo c’est toi ?
2.
Un cimetière ombragé adossé à l’océan. Le Maître s’avance vers moi. Pendant la performance, il m’avait observé sans faire un geste. Je ne sais donc ce qu’il pense de mon exercice d’improvisation. Devenir comédien. Une envie qui tourne à l’obsession depuis que j’ai décidé d’arrêter l’écriture. Mais le Concert-Party n’est pas une école facile. Sur le même canevas éculé, improviser sans arrêt, sans texte, sans parachute autre que les réactions du public et du partenaire de jeu. Mais le Maître joue rarement le jeu du spectateur. Il me jauge, sphinx, et condescend rarement à m’adresser la parole. Le voilà qui s’avance, et me lance, à brûle-pourpoint.
« – Vous écrivez toujours ? J’ai lu tous vos romans.
– Non!
– Si.
– Je n’ai jamais publié de romans.
– Enfin, je veux dire vos pièces de théâtre.
– J’ai arrêté d’écrire.
– Ah ouais ?
– Vous savez, Maître, écrire c’est comme faire des enfants, on en fait deux ou trois puis on s’arrête pour les voir grandir ou mourir. Et puis l’écriture, ça peut vous déglinguer un homme.
– Oh, vous êtes naturellement déglingué, vous.
– C’est plutôt flatteur, mais bon…
– Vous êtes marié ?
– Ouais.
– Elle est belle ?
– Autant que peut l’être une albinos.
– Elle est albinos ?
– Ouais.
– Ah! Alors, vous diriez quoi pour terminer l’exercice ? Il me semble que vous disiez quelque chose avant que je ne vous interrompe.
– Oui, c’est ça, le policier a donc bouffé mon repas. Ensuite, j’ai été longuement tabassé, et puis, mon emploi, j’ai perdu mon emploi. Et maintenant, je me retrouve au chômage. Quelle histoire ! Moi-même qui ne portais que le costume complet, pantalon veste, regardez dans quel état je me retrouve ! Désormais réduit à ramasser sur la voie publique une poule ou une chèvre, à les assommer pour aller les revendre afin de m’acheter quelque chose à manger.
– Ah ouais, c’est vous qui volez mes chèvres ?
– Mais non, enfin, je veux dire oui, c’est une façon de parler.
– Comme si je ne le savais pas. Dommage, en me disant non, vous avez planté la déception au cœur de votre public. La clé d’une improvisation réussie, ne jamais contrarier les désirs du spectateur. Je suis quoi pour vous, jeune homme ? Allez, on reprend la leçon ! Ce soir on improvise ! »
©Kangni ALEM, mai 2006

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