Au deuxième jour de notre remontée du Togo, à la recherche des traces de la conquête allemande du pays, nous quittâmes Atakpamé tôt le matin, après une nuit tumultueuse, sans eau et sans électricité presque, puisque le groupe électrogène était sans cesse à court de carburant. Pourtant, la publicité de lhôtel « Sahélien Amou » (avec son parking intérieur) nous promettait « tout le confort » imaginable. Seule notre voiture avait profité de cette nuit, propre quelle était le matin, lavée, récurée par un vigile que jimagine insomniaque ou zélé par intéressement. Dois-je vous dire quelle avait une belle gueule, notre bagnole, au bout du petit matin ?
Normal, pour notre expédition, nous avions choisi pour faire plus crédible une Mercedes, avec son logo légendaire, et pour rester en adéquation avec lobjet de notre recherche ! Lallusion est loin dêtre anecdotique, en effet, et jinsiste à dessein sur les vertus de la Mercedes, dans un pays où lon doit parfois rouler sur des pistes ou des routes en grande partie défoncées, sans lampadaires ni bandes darrêt durgence. Une tristesse.
8 Mai 2006 : ma foi, la montagne
La veille, à Kpalimé, la Mercedes avait subi son baptême de pluie. Javais embarqué Bernard dans une expédition des plus stressantes. Au moment de quitter la ville, javais proposé quon allât faire un tour au monastère de Dzogbégan, afin de nous approvisionner en énergie positive et, surtout, profiter de loccasion pour acheter du café, des confitures et autres gourmandises que les moines et les moniales de ce lieu savaient si bien fabriquer. Le monastère se situe très loin de la ville, là-haut, tout à fait là-haut sur la montagne. Et la route est étroite, qui y monte. Quant au temps, à de telles hauteurs, il est complètement versatile. Nous navions même pas senti venir lorage, et au niveau de Danyi-Apéyémé, nous sommes tombés nez à nez avec la bourrasque, projeté dans un milieu dont nous ne pouvions plus rien maîtriser. Trombes deau spectaculaires, obscurité soudaine striée déclairs de feu ; comme si nous étions au mitan de la nuit, en plein enfer chrétien, la nature en montagne déploya devant nos yeux toute sa force et sa violence, nous obligeant, au bout dune heure de conduite hasardeuse à capituler et à redescendre dans la vallée. Du temps perdu, pour une histoire dimprovisation qui ressemble plus à la quête dun croyant en perte de repères quun véritable besoin de spiritualité.
Il nous fallait revenir à lobjet de notre expédition. En arrivant vers 22h à Atakpamé, nous savions que nous avions frôlé de peu laccident bête, mais quelque part, me dis-je, peut-être les moines étaient-ils à court de café et notre ange gardien nous avait-il envoyé lorage pour nous éviter de faire un déplacement inutile ? À chacun ses explications !
Kamina, oui mais lequel ?
« Au départ dAtakpamé, prenez la route la route de Sokodé, à lentrée de Nyamassila, tournez à droite, vous allez tout droit, Kamina est au bout, à peu près 6 km. »
Ah, cette manière bien « de chez nous » dindiquer le chemin à létranger de passage ! Le plus étonnant, cest que même averti intérieurement par ce vieux fonds de prévention que nous avons en réserve contre les plans foireux, nous allions tomber dans le panneau. La preuve, une heure plus tard, nous roulions toujours sur une piste tantôt molle, tantôt sèche. La voiture souffre, la fatigue sinstalle et rien en vue. « Quand même », se demande Bernard au bout dune demie-heure, « quelle idée dimplanter un émetteur aussi loin de la ville ? » La remarque tombe dans le vide, je suis passablement énervé par notre légèreté. Nous savions que nous faisions fausse route, et pourtant
Soudain, devant nous, un panneau : « Kamina » ! Quand même, il existe un village de ce nom dans ce pays, jurai-je intérieurement. Deux hommes, à lentrée du village, nous saluent et savancent vers la voiture. Leurs explications sont claires et généreuses. « Oui, bonjour, soyez les bienvenus, vous êtes bien à Kamina, mais ici ce nest pas Kamina historique, il existe trois Kamina, oui trois, nous sommes le deuxième et vous avez dépassé le bon, il est juste à côté dAtakpamé, vers Agbonou, même pas à 3 km du centre-ville » Trois Kamina, quelle blague ! Bernard a sorti sa carte du Togo, et effarés, nous avons alors découvert sur la carte lexistence de trois, voire quatre villages du même nom, étalés entre Anié et Atakpamé. De quoi rendre fou nimporte quel cartographe ! Il ny avait plus quà rebrousser chemin, et retourner remplir le réservoir dessence à Anié, boire une bière le temps de rassembler les idées et entrer dans le vif du sujet.
Quand enfin, pitoyables aventuriers sans boussole, nous atteignîmes Kamina historique aux portes de la ville dAtakpamé, il était 14 heures. Devant une maison du village, les restes dun immense pylône en béton. Je sortis la caméra et mapprochai des jeunes. Savaient-ils ce que représentait ce poteau singulier ? Les mots sortent, hésitants. La mémoire dautrefois des habitants du site est des plus aléatoires, quoi de plus normal, et la suite allait nous montrer que la notion de patrimoine historique nest pas une donnée évidente au Togo, vu létat dabandon des lieux.
Ici, à Kamina, sest déroulé un des plus importants épisodes de la colonisation allemande et du destin futur du Togo, après la reddition allemande de 1914 ; et pourtant, nous étions en plein balbutiement de la mémoire. Ici se dressait autrefois la mythique station émettrice intercontinentale de Kamina, la prouesse la plus technique et la plus stratégique des Allemands. Tout avait commencé en juillet 1911, quand une expédition scientifique allemande capta depuis Kamina, au Togo, des signaux de la station radio de Nauen, en Allemagne. Berlin décida alors dériger en cet endroit le fer de lance de sa communication radio. Kamina, dit-on, permettait de communiquer avec les navires circulant dans lAtlantique Sud et permettait à lAllemagne dêtre en contact avec ses colonies dAfrique et dOcéanie. Il faut avoir à lesprit que le Togo nétait quune étape sur la route impériale allemande, lobjectif expansionniste réel de lempire dans son exploration de lhinterland togolais étant, sur le modèle de la colonie belge du Congo, de relier ses colonies entre elles, le Togo au Cameroun en passant par le fleuve Niger, quune expédition atteindra en 1894-1895. Une radio aussi puissante sur les bords de lAmou navait alors de sens que par rapport à cet immense projet de colonisation globale !
Kamina et ses airs de mystère
En ce jour de mai 2006, ce quil en restait était des plus symboliques, puisque les Allemands, retranchés dans leur station après avoir abandonné Lomé par une erreur dappréciation, ont fait tout sauter à la dynamite, avant leur reddition aux Alliés le 27 Août 1914. Devant nous, des restes de turbines métalliques rouillées en train de retourner à la nature, probablement le cur du générateur électrique dune puissance de 100 kilowatts, alimenté par leau de la rivière Amou, le gros affluent du Mono. Bernard se glisse dans les souterrains, accompagné par un jeune homme, guide affable à limagination débordante. Partout, sous nos pieds, il y aurait dautres souterrains, des bunkers, évidemment avais-je envie de lui répondre, ils ne savent faire que cela les Allemands, construire des bunkers !
Les Allemands ont détruit Kamina, mais la force du mythe demeure dans la parole populaire. Soudain, pendant que Bernard, anthropologue chenille, rampait dans le souterrain, lun de nos guides me prend en aparté et mannonce, dune voix de conspirateur matois, quil y a encore des choses à voir. Des choses secrètes quici, dans le village, on ne montre jamais aux Français. Mon ami Bernard est-il Français ? Mais non, me précipitai-je pour le rassurer, son père est allemand, sa mère est f (Oups, jai failli faire une boulette), sa maman est finlandaise (pardon, Denise !) et il est né au Togo (ce qui est vrai comme deux plus deux font cinq). Il ne fallait pas provoquer mon imagination. Nous avons donc attendu que la chenille retrouve sa forme humaine, et nous voilà repartis à crapahuter, passant dun champ digname à une broussaille épaisse, passablement émoustillés par la découverte à venir.
À 200 m à peine des ruines, au milieu des herbes, lobjet a de quoi surprendre. Une sorte dimmense citerne en béton creusée dans la terre, et fermée hermétiquement par un énorme cylindre en bronze ou en un alliage de métal difficile à identifier, avec des écrous partout. Était-ce lentrée dun nouveau bunker ou dune cache darmes ? Notre guide raconte comment, à plusieurs, les villageois sy sont mis pour démonter limposant ouvrage, en vain. Nous leur demandons ce que pouvait contenir cette cache. Un trésor, des lingots dor et des armes, répondent-ils. Des armes, pourquoi pas. Les gendarmes togolais ont déjà retrouvé à Kamina, 60 ans après la guerre, de vieux fusils cachés dans la terre par les troupes en débâcle, alors Quant à lor colonial, je connais peu de vainqueurs qui naient cherché à sapproprier les richesses de lennemi dhier, pour imaginer les Alliés, et même les gouvernements successifs du Togo laisser dormir dans le sol une hypothétique caverne dAli Baba. Voyant que nous étions peu impressionnés, nos amis nous conduisirent vers le deuxième secret, la tombe du « premier Blanc tué ici », qui nous laissa de marbre également, à leur plus grande désolation.
Au moment de reprendre la route, nos rires ont dû surprendre nos guides. Comment leur expliquer que lon pouvait être Allemand ou Français selon les objectifs recherchés ? Et moi, malgré tout, naurais-je pu être Français, tout noir et autochtone que je parusse ? Bien sûr, ils ne sont pas naïfs, nos guides, ils jouent aux guides improvisés avec ce que cela comporte de mise en scène pour des gens au flair infaillible, et en cela ils avaient besoin dinventer des mystères autour de Kamina. Quant à la fameuse tombe du « premier Blanc tué ici », quon ne montre jamais aux Français, tombe qui se situe juste à lentrée du carrefour menant aux ruines de Kamina, il sagit ni plus ni moins de celle de lUnter Offizier Heinrich Klempf, tué non pas à Kamina mais à la bataille de Kra (actuel Wahala, à 25km de Notsé), le 22 août 1914 et dont le corps fut ramené et enterré à Kamina, lieu de repli des troupes allemandes !
Dans un pays où lhistoire officielle elle-même est tronquée, et où la vulgarisation des connaissances sur le passé proche et lointain qui nous fonde est à peine entamée, ou bien quand cela existe, est encadrée par des historiens naïfs ou complaisants, les « mensonges » de nos amis de Kamina prennent dun coup un relief intéressant si on les met en comparaison avec labsence de toute initiative officielle ou privée autour du site historique. Pas une clôture pour éviter les pillages, pas un panneau explicatif pour guider le visiteur, pas une plaquette au ministère du Tourisme et de la Culture qui vante les attraits de ces ruines aucun travail de la mémoire, encore moins le souci den faire un lieu rentable pour lentreprise culturelle locale. Dans ces conditions, nos guides improvisés deviennent les hérauts dune parole bâclée mais essentielle, des porteurs de torche aux moyens certes limités, mais au panache et à la disponibilité jamais démentis, pour lesquels, personnellement jai une immense tendresse. Ce jour-là, en leur offrant, à tous, la dernière calebasse de bière de mil, sous le manguier devant le siège des Scouts, bâtiment colonial, je me demandais quelle version des mystères de Kamina ils inventeront encore demain pour les nouveaux visiteurs de passage en ces lieux tristes, symbole de notre défaite aussi ! Il était temps de quitter Kamina, historique peut-être mais délaissée. Prochaine étape, Sokodé la musulmane et son cimetière européen autour duquel circulent des histoires pour le moins saisissants.
P.S. Une petite anecdote pour clore la relation de cette étape du voyage. Jai dabord hésité à la raconter, mais elle est tellement inattendue que Bernard et moi navions pas arrêté den parler tout le long de notre périple. À Anié, à la station dessence, un jeune pompiste navait cessé de me regarder pendant quil remplissait le réservoir. Au bout dun moment, il sest approché de moi pour me dire que je ressemblais à quelquun quil connaissait. Un journaliste, ou un écrivain. « Nêtes-vous pas le journaliste K. A. ? » Oui, ai-je répondu. Alors lui de mexpliquer quil avait lu un de mes livres, et quun jour, il avait parlé de moi à ses collègues, leur demandant sils connaissaient un écrivain du nom de K. A ; ses collègues se seraient moqués de lui, et pour cause, ont-ils argumenté, aucun écrivain au Togo noserait porter un nom pareil : Alemdjrodo ! Ne me demandez pas ce que signifie mon vrai patronyme, long et sonnant clair comme une déclaration de guerre, selon les collègues du jeune pompiste. Nous avons tous éclaté de rire, puis jai ouvert la voiture et je lui offert les derniers exemplaires du Camp des Innocents (éd. Lansmann) et du Huitième Péché (éd. Ndzé), recueils de nouvelles que javais apportés avec moi pour des amis journalistes culturels. Il faut toujours soigner son lectorat, nest-ce pas ? Un de ses collègues, à la vue des bouquins, et découvrant que lécrivain au nom improbable existait vraiment, a voulu mapitoyer, je lui ai suggéré demprunter les livres chez son ami, que je décrétai de façon péremptoire le seul dépositaire de mes nouvelles dans le voisinage dAnié, une ville située entre les multiples Kamina ! Si ça se trouve, il faisait partie de ceux que mon nom avait fait rire. Sil avait cru en mon existence, jaurais certainement été plus indulgent à son égard. Non mais !