1. Vendredi 10 novembre 2006. Je suis à la veille de mon retour à Cotonou, où je dois reprendre le vol de la Royal Air Maroc, direction Bordeaux via Casablanca. Ce sera un plaisir de retrouver ma famille, pour un temps. Deux semaines d’allers-retours entre le Togo et le Bénin, un séjour très agité, intenses en tractations de tous ordres, qui m’ont permis de toucher du doigt la réalité politique togolaise telle que je ne me l’imaginais pas toujours, depuis mon promontoire bordelais. Quelque chose suit son cours, et je me laisse porter le mouvement général, tout en essayant d’avoir un minimum d’emprise sur les événements. Sur mon séjour au Togo, que de rumeurs ont couru… à ceux qui n’ont pas eu le courage de me poser directement des questions, et qui semblent se soucier plus que moi de mon intégrité morale et intellectuelle, je les laisse à leurs supputations, tout en rappelant ma conviction que toute décision importante est d’abord individuelle et n’a que faire des tirs croisés de gens qui pensent bien mais ne mettent jamais en application leurs principes. Je n’en dirai pas plus, à part que quelque chose suit vraiment son cours, qui n’est pas de l’ordre de l’improvisation ni de l’opportunisme, et qui pourrait ne pas aussi aboutir! Ceux qui me connaissent vraiment comprendront.
2. La veille au soir, en rentrant chez moi un peu tard, j’ai rencontré la patrouille policière sur la route de Kégué, (on devrait dire piste, tellement c’est endommagé!), l’une des routes les plus mauvaises de la capitale, qu’empruntent néanmoins tous les camions en provenance de la zone portuaire et en direction du terminal du Sahel, zone de transit communément appelé « port sec ». Un des flics s’approche de la voiture et me salue poliment. Première surprise. Les temps ont bien changé sur la terre des braves soldats, il y a encore deux ans, je me faisais contrôler sans ménagement par des militaires déguisés en policiers ou inversement. J’allume le plafonnier et le flic sursaute. « Mais, c’est… on dirait… vous ressemblez beaucoup à mon ami le pasteur. » D’abord, il faut préciser que le quartier où j’habite est truffé de temples et autres lieux de culte sectaires. Ensuite, étant donné que j’adore l’improvisation théâtrale, je n’allais pas laisser la confusion du flic impunie. La visite technique de la bagnole de ma soeur n’était pas à jour, alors j’ai sauté sur l’occasion. « Mais, chef, tu ne me reconnais plus? C’est moi le pasteur. » Et je sors de la voiture pour lui serrer les pinces. Rires, salutations à n’en plus finir: l’Église va bien, les fidèles cotisent mal, mais Dieu est grand et la police veille, alors… Pays réel, pas formidable. Ce soir, je n’aurai pas à payer ma dîme, mais « demain, chef, on se reverra. » Et j’ai filé dans la nuit, comme un voleur de religion, riant sous cape (ou tôle) du rôle de composition que je venais de tenir au nez et à la barbe de Dieu le père lui-même, car la scène avait eu lieu juste à côté de l’Église catholique Maria Theodokos d’Agoué-Nyivé, banlieue populeuse de Lomé.
3. Vendredi 10 novembre, toujours. Rendez-vous à 8 heures avec Ephrem Dorkenoo, éditeur, ancien ministre de la culture. Mon ami le poète ghanéen Kofi Anyidoho est de passage à Lomé, et nous devions prendre ensemble le petit déjeuner au restaurant « Le Wagon », à côté du siège de Togo rails. Il n’y a que moi à croire à la vertu du respect de l’heure. J’ai poireauté plus de 30 minutes, mes amis ne sont pas venus. Une heure plus tard, alors que j’étais à la banque, ils me rappellent et s’étonnent de ne pas me voir au restau… Ah, l’amitié, je suis revenu sur mes pas, car j’avais plaisir à revoir Kofi, dont la virtuosité poétique en éwé m’a toujours foutu des complexes, même si je ne suis pas éwé. En quittant le restau pour aller à la banque, je suis tombé dans un embouteillage monstre. Les routes de Lomé, conçues par le colonisateur, n’ont presque pas de transversales. Elles montent soit vers l’intérieur des terres, ou vers les frontières avoisinantes. Difficile alors de trouver des voies de dégagement, lorsque le « go-slow » vous coince et vous avale, au milieu des klaxons énervés et des effluves acides des pots d’échappement bouchés. Dans un siècle, si l’urbaniste ne fait rien, Lomé sera alors devenu une ville où la circulation à vélo devra être imposée. On peut rêver.
4. La veille au soir, 22h 30. L’harmattan, vent sec et froid, s’est abattu sur la ville, accompagné d’un épais brouillard qui rend la visibilité difficile. Je roule dans Lomé, d’un boulevard à l’autre, d’un quartier chic à un quartier popu, les deux se chevauchant parfois juste l’espace d’une ruelle. Je ne recherche rien de particulier ce soir, mais reste ouvert à toutes les rencontres: avec une panthère, une maîtresse, un vieil ami, Dieu… Lomé n’est plus une ville propre, cela fait mal au coeur. Même son dynamisme d’antan n’est plus qu’un vieux souvenir. Comparé à Cotonou ou Ouaga, la ville ressemble à un gros village dont le chef serait parti en vadrouille, laissant le soin à ses sujets d’improviser la gestion du quotidien. Vers minuit, miracle, j’ai rencontré, à la terrasse du restau-bar Le Faso, sur l’avenue Jean-Paul II, une panthère, une vraie: peau décapée, perruque blonde et décolleté méchant! Elle a tenté de m’attirer dans sa tanière charnelle. J’ai décliné poliment l’offre. Quelques instants plus tard, je l’ai vue s’en aller avec un excellent buveur de bière. J’ai repris ma route, après avoir siroté mon Tonic, direction la maison, et c’est en route que j’ai rencontré la patrouille. Je crois que j’ai raté ma vocation: berger des âmes à Lambaréné, ou au sein de quelque forêt vierge où pullulent des animaux à la peau douce, à qui j’aurais bien joué Bach ou Coltrane, tout en leur distillant dans l’âme ma belle parole de lait et de miel, claire, fortifiante et civilisatrice. Vive la patrouille!