
22 janvier: Le premier soir, Ray Lema s’exerce au piano, en compagnie de Neo Muyanga, jeune pianiste sud-africain. Le duo nous gratifie d’une improvisation autour de l’archi-classique « Ata Ndele ». « Nous sommes un peu ingrats pour le second pianiste », me fait remarquer Patrice Nganang. Et il a raison: chaque fois que Ray laissait Neo jouer tout seul, l’attention du public se relâchait. Neo Muyanga est pourtant un artiste très connu chez lui, mais il faut croire que Ray Lema attire plus encore les suffrages par son jeu tellement décontracté qu’on se demande où il a appris à jouer. Un maître est un maître, c’est comme ça, c’est comme ça!
Grâce à ce voyage à Cape Town, j’ai pu rencontrer pour la première fois l’écrivain camerounais Patrice Nganang. La rencontre avec l’auteur de « Temps de chien » fut passionnée. L’occasion de lever plusieurs malentendus entre lui, Sami et moi, à propos de notre vision de la littérature africaine et de la question de la dépendance supposée ou réelle des uns et des autres vis-à-vis des institutions littéraires françaises. Jusqu’à 2h du matin, dans le bar du Spier Estate abandonné par les participants aux ateliers de lAfrica Centre, nous avons palabré les yeux dans les yeux. Mais puisque Patrice ne souhaitait pas que je rapporte sur mon blog certains de ses propos sur notre « petit milieu », je préfère ne pas en dire trop. Juste ceci : Patrice est un garçon intelligent et sensible (trop ?) qui comprend les choses quand il accepte de vous laisser argumenter jusquau bout. Encore faut-il quil accepte
LAfrica Centre est un projet qui donne la mesure de lhégémonie future de lAfrique du Sud sur le reste du continent. Un projet entièrement financé de lintérieur, alors que ailleurs on aurait appel aux subventions internationales. Ce qui autorise une certaine arrogance dans les propos des participants sud-africains. Nous sommes sur un domaine immense appartenant à la famille Spier, des descendants de colons Afrikaners établis au Cap depuis le 17e siècle. Nous logeons dans un hôtel chic appartenant aux Spier, lesquels ont offert le terrain sur lequel vont être construits les locaux du projet. Je suis sensible au geste : voilà des riches qui font quelque chose de leur argent en linvestissant dans la culture, lactivité considérée comme la moins rentable. Dans le reste de lAfrique, légoïsme des riches interdit de telles pratiques, à moins que je me trompe ! Très peu le font, investir dans la culture des céréales oui, mais financer des musées, des centres culturels, racheter des cinémas en faillite, ouvrir des bibliothèques, etc., voilà le genre de gestes quon rêve de voir nos bourgeoisies locales accomplir, pour passer à la postérité autrement quen se gavant de vins fins et de champagnes importés par la valise diplomatique !
23 janvier : Incident, le soir, entre Werewere Liking et Faustin Linyekula, chorégraphe de la RDC. Nous étions au deuxième jour dune improvisation de danse contemporaine. Faustin danse et chante, ou plutôt fait du rap sur fonds dimages interactives, une répétition dune compagnie de Johannesburg retransmis en direct par la vidéoconférence ! LAfrica Centre en a les moyens. Soudain, Faustin explose : « Fuck Africa ! » Personnellement, javoue que ce genre de phrase a fini de me choquer depuis longtemps. Ce qui nest certainement pas le cas de Werewere qui se lève, furieuse, et se dirige avec sa canne de reine mère (Mama Africa ?) vers le praticable au milieu du public où se tenait Faustin. Elle lui arrache le micro des mains, et véhémente, se met à lengueuler : « Cest de la délinquance. Vous voulez baiser lAfrique, eh bien baisez-moi maintenant ! » Et la voilà qui se met à pousser le danseur avec ses fesses de reine, à le maudire plutôt, tellement ce geste de frapper avec le postérieur ma rappelé celui des femmes togolaises traînant leurs fesses nues par terre pour maudire un certain M. Bonnecarrère, gouverneur colonial au Togo juste avant lindépendance. Juste après avoir lancé son défi ou sa « malédiction », Werewere sen est allée, nous laissant suivre le spectacle qui a continué malgré le malaise. Né de la confrontation violente de deux visions artistiques, elle la doyenne du panafricanisme artistique féru de belles choses soignées et fidèle à une certaine idée de lAfrique, et le jeune Faustin, moderne, branché nouvelles technologies, plutôt enclin à la déconstruction et à lexpérimentation sans limites ! Il faut dire aussi que le mécontentement contre le jeune homme couvait depuis la veille. Une unanimité négative contre sa performance : Ray Lema, Souleymane Koly et Liking unis dans leur jugement définitif contre Faustin et ses danseuses. « Sil fait ça à Kin, il va mourir de faim » a lancé un des censeurs. Il faut dire que la cacophonie de limprovisation a de quoi dérouter un puriste. A part la plastique irréprochable dune des danseuses sur laquelle Sami et moi sommes tombés daccord, le spectacle de danse lui-même était répétitif et lassant. Mais de là à maudire ce jeune homme avec nos postérieurs réunis Plus de peur que de mal, néanmoins, car le lendemain Werewere et Faustin ont calmement échangé en privé. Plus tard, radieux, il nous dira : « Cest ma mère, elle a parlé, que voulez-vous que je dise ? Quand la mère parle, on ne dit rien. »
24 janvier : Ray Lema bis, concert improvisé de plus dune heure. Ici, je ne puis mempêcher de faire état de linsatisfaction des autres délégués africains. Il se trouve que, par déduction, nous sommes arrivés à comprendre quon nous avait invités à Cape Town sans savoir qui était qui. Le mystère des listings dartistes ? Le concert de Ray est une demande de ses fans dont je fais partie. Inviter une pointure musicale sans en profiter, sans prévoir dans le programme quelque performance, voilà ce qui sappelle se comporter comme des aveugles, à moins que ce ne soit de lindifférence ? Sans compter que la convivialité nest pas au rendez-vous. Blancs et Noirs se côtoient sur le domaine des Spier sans partager réellement. Un délégué sinterroge à haute voix : « sommes-nous vraiment en Afrique ? » Un autre délégué, américain, lui répond : « Nous sommes à côté de lAfrique ».
25 janvier : Le dernier jour de notre séjour, petite équipée en ville. Cape Town est une cité à larchitecture massive. Son centre-ville ressemble au centre-ville de nimporte quelle ville européenne ou américaine. Après nos courses dans un magasin de disques (jen ai profité pour éduquer Sami sur le jazz sudafricain !), et quelques menus achats, Sami, Koly et moi-même entrons dans un café pour déjeuner. La serveuse est joviale et nous demande doù nous venons. Nous lui répondons, et lui posons des questions sur la réputation et limage à cape Town des Spier, viticulteurs, hôteliers et organisateurs de manifs culturels. Elle botte en touche. « Je ne suis pas dici, je suis Hollandaise ». Quelques heures plus tôt, nous avions rencontré un Ouest Africain, un vendeur dobjets dart qui nous avait raconté comment la police sudaf fait la chasse aux immigrés africains sans papiers. Des Somaliens ont même été brûlés dans un township, nous rapporte-t-on. La nouvelle Afrique du Sud qua voulu Mandela tiendra-t-elle longtemps à ce rythme ? Beaucoup de frustrations, de non-dits entre Blancs et Noirs, entre les Noirs dici et leurs « frères et surs » immigrés. Que dire, que penser ? Observer, espérer. Demain nous serons partis. Sur le chemin du retour, le taximan, un Indien, nous montre la photo de son fils. «Il fait ses études à Londres. » Le soir, pendant que je fais mes valises, stupeur, je découvre quun employé de lhôtel a fouillé mes affaires, plus de la moitié de mes euros ont été raflés dans mon portefeuille. Jai porté plainte à la réception, pour rien. Allez, me suis-je dit : « Bye, bye, Cape Town, ville blanche, noire et sèche. »
P.S. Quitter Cape Town pour Lomé est une galère. Il faut faire des sauts de puce. Cape Town, Joburg, Accra, Abidjan puis Lomé. Jai raté ma correspondance à Abidjan avec quatre heures de retard et dormi au Plateau. Le lendemain, re-stupeur, ma valise principale a été visitée également : chaussettes, DVD, mes CD de jazz sud-africains (oh my God !) ont disparu. Alors je minterroge : qui cette fois-ci a frappé, les frères sudafs ou les frères ivoiriens ? Ah, décidément, les voyages forment la jeunesse et appauvrissent les pauvres !