
Néanmoins, quelque chose me disait : regarde bien, observe bien, cest trop beau pour être vrai ! Le vieux Chester Himes, à laffût, me murmurait aussi sa rengaine dans le creux de loreille : le jour où tu trouveras un seul pays au monde où le Noir na pas de problèmes, fais-le moi savoir !
En attendant, un peu de distraction. Les télés annoncent à grands coups de pub lévénement du mois, « Senna in Concert », un show immense pour fêter les dix ans de la mort du pilote de Formule 1, Ayrton Senna. Gilberto Gil, himself, le ministre de la Culture montera sur scène pour chanter le modèle brésilien de « courage et de discipline ». À la Une du plus grand quotidien de Rio de Janeiro, le lendemain, je découvre que les préoccupations des cariocas (outre le long week-end de ladultère qui commence jeudi soir, la feijoada du samedi, le foot, la plage du dimanche) néchappent pas à la banalité du monde capitaliste. Une des deux grandes firmes de bière locales (appelons-la Cerveja A) venait dassigner en justice le très populaire chanteur Zeca Pagodihno pour diffamation. Laffaire a de quoi faire rire le Professeur Muniz Sodré, ancien élève de Barthes et distingué professeur de Communication à lUniversité Fédérale de Rio de Janeiro : le chanteur ayant longtemps vanté la qualité de Cerveja A sest retrouvé sous contrat avec Cerveja B et obligé de dire, pour les besoins de la pub, quil mentait lorsquil proclamait que Cerveja A était la meilleure bière du Brésil. Cela vaut peut-être un procès, mais comme dirait le Professeur Sodré sirotant sa caipiroska (1), si la publicité est un jeu, a-t-on le droit de mentir, davouer ou de faire croire quon a menti ? Le senhor Pagodinho en sera quitte pour nous concocter, certainement, un nouveau titre, relatif à laffaire, sur son prochain album tant attendu !
Finie la récréation, il me fallait retourner à ma quête (un trop grand mot, je crois), cest-à-dire essayer de comprendre la place du Noir dans cette société brésilienne. Quand on est Noir, et quon circule à travers le monde, on apparaît aux yeux des autres comme « Africain » ou « Américain », chacun de ces statuts étant, bien sûr, connoté différemment. Dans le quartier populaire de Rio Vermelho à Salvador de Bahia, à la recherche désespérée dun coiffeur pas trop cher, lenvie me prend dacheter du pinha ; le vendeur, constatant la pauvreté de mon portugais minterpelle : « Americano ? » « Yes », mentis-je, fatigué. Jen fus quitte pour une facturation trop salée à mon goût pour trois minables corossols. Tous les Noirs dAmérique sont-ils si riches ? Plus tard, confortablement assis et dirigeant dans une langue approximative la séance de coupe de cheveux, je me vois demander encore si jétais un touriste américain. Cette fois-ci, jai joué carte sur table, décliné ma généalogie : non, je nétais ni touriste ni Américain, mais écrivain, originaire du Togo et vivant en France. « Ah, Africano ! » Jen fus quitte pour un autographe (merci Jorge Amado), une remise de 1 real sur le tarif global, et la promesse denvoyer un exemplaire de mon livre au jeune coiffeur si jamais jarrivais à le faire traduire en portugais. De lAfrique, aucun des jeunes Noirs dans le salon de coiffure navait une idée précise, à part leur bruyante admiration pour les Lions du Sénégal, vainqueurs de léquipe nationale de France, laquelle avait commis lerreur inqualifiable déliminer le Brésil à la finale dune certaine Coupe du Monde !
Trop urbanisés, mes interlocuteurs, ou trop occidentalisés (est-ce la même chose ?) pour nourrir quelque revendication par rapport au continent doù sont venus pour beaucoup dentre eux leurs ascendants lointains. Seule une vendeuse bahianaise, le soir même, dans un restaurant populaire, aura la gentillesse de nous rappeler à mon ami Alain (Martiniquais, donc Français et Noir) et moi-même que par la couleur de nos peaux nous étions du même creuset, et que nous navions pas à douter de la qualité de son service, alors même quelle nous tendait un piège commercial grossier, dans lequel nous nous sommes précipités sans réfléchir. Humain, trop humain !
Au fond, que suis-je vraiment venu chercher ? A supposer, dailleurs, que je connaisse les contours précis de ma propre recherche. Pour paraphraser Spinoza, je dirais que, comme celui de chien, le concept dAfrique naboie pas et ne passe pas partout de la même manière. Cest un concept trop soluble dans le Brésil contemporain, miné par un racisme très subtil qui peut bluffer lobservateur inattentif. Certes, nous sommes dans un pays où linsulte raciale est passible directement dune peine de prison, où la discrimination positive vient de faire son apparition il ny a pas longtemps, mais où la discrimination raciale nen court pas moins les rues et les administrations, ce pays revendiquant plus sa « latinité » que quelque fierté nègre ou indienne, affichant ostensiblement ses villages à litalienne ou à lallemande, ses traditions « vieille Europe » lorsquon descend plus bas au sud du Minas Gerais et du Rio Grande do Sul. Les Portugais ont massacré, empoisonné les Indiens, lEmpire et la République ont fini de les enterrer, et même le Président Lula da Silva, avec toute sa bonne volonté, peine à les ressusciter. Quant aux Noirs, eh bien, ils se sont mélangés le long des siècles aux Blancs, aux Indiens, entre eux, mais la couleur de leur peau reste rédhibitoire, ce qui pousse dailleurs beaucoup dentre eux à privilégier les mariages avec plus clairs de peaux queux afin déclaircir davantage lépiderme de leur progéniture. Oh, génétique, quand tu nous trompes ! Tous ces vieux complexes étudiés par Fanon, Memmi ont encore la vie dure dans une société où lon continue de croire à linfériorité des citoyens dascendance africaine. Hypocrisie pour hypocrisie, même le vocabulaire peine à affronter le réel : comment désigne-t-on un Noir au Brésil ? Negra, preto, ou moreno ? Gilberto Freyre, célèbre et respecté sociologue brésilien, a tenté de populariser ce dernier terme, partant du postulat que le métissage des races (miscegenation) étant consommé depuis la sortie de la senzala, les Africains et leurs descendants seraient devenus plus métis (gris alors ?) que Noirs. Ce que rejettent quelques militants de la cause Noire, et pour cause : même lHistoire enseignée dans les manuels de lécole publique a détranges bégaiements, qui continue de célébrer une nation latine, dont les vrais bâtisseurs seraient tous de souche européenne. Quel affront historique pour les filles et fils desclaves indiens et africains, redevenus alors des bilboquets de la République conquérante ! Dailleurs, au sortir de lAbolition, combien dÉtats nont-ils pas tout fait pour pousser hors de leurs murs les Noirs, dont ils avaient peur que la culture ne se propage et ne « contamine » la leur ? Relire Jorge Amado, La boutique aux miracles !
À Recife, lEtat dorigine de Freyre, Jorge Arruda (photo) et Lindivaldo Júnior ont une passion commune : le combat pour la revalorisation de la culture et de lapport au patrimoine historique et intellectuel de ceux quils appellent systématiquement les « Afro-Brasileiros ». Le premier dirige une ONG spécialisée dans lalphabétisation des jeunes illettrés des favelas, le second la division Culture Afro-Brésilienne au Département de Documentation et de Formation Culturelle à la Mairie de Recife (la Prefeitura). Le chantier est vaste, tant demeurent immenses les problèmes identitaires des Noirs eux-mêmes, dans ce Brésil très européanisé dans ses superstructures. Dabord, il a fallu reconquérir lusage de la place São Pedro, lun des plus vieux « supermarchés desclaves » de Recife, sur la place de lÉglise du même nom, à lintérieur de laquelle, on conférait par le baptême une âme au nègre. Tout un symbole. Y lancer, ensuite, comme à Bahia, lidée dune fête hebdomadaire, le « Terça Negra » où sont remis à lhonneur les traditions musicales et carnavalesques de lafoshé et du maracatu, ces formes profanes du candomblé, encore appelées « candomblés pour rire ». Jusquau bout du petit matin, entre deux ou trois tours de reggae brésiliens, reine et roi du maracatu paradent en tête de leurs troupes de danseuses. Terriblement nâgos, parfois fons ou éwés, les rythmes des tambours mattirent vers lestrade. Je reconnais là une certaine Afrique, indéfinissable certes, mais forte et renouvelée. Et je métonne, le lendemain, quand Júnior mexplique les rivalités quil a fallu surmonter pour mettre ensemble les diverses écoles de maracatu : chacune delles, par ses propres recherches, sestimait la plus pure, la plus traditionnelle, la plus fidèle dans le détail aux vraies traditions africaines. Mais de quelle Afrique sestiment-elles les légataires authentiques, ne pus-je mempêcher de lui demander, quand on sait que le paradigme africain homogène lui-même nexiste pas ? Que des Éwés et des Minas déportés du Togo sont devenus Nâgos au Brésil ? Júnior semporte, il sen fout que les experts dénombrent 45 voire 50 Afriques différentes, seule lui importe le trait commun à toutes ces célébrations, à tous ces discours sur lAfrique, le partage de la même spiritualité, celle-là bel et bien africaine. Je mincline, dailleurs avais-je le choix, je venais juste de lire presque les mêmes conclusions sous la plume du Professeur Muniz
Sodré (photo), dans un article inédit intitulé « Allégresse et corporéité afro-brésilienne » quil mavait passé avant mon départ de Rio : « Il ny a pas (
) un paradigme africain. (
) Tout de même la diversité des réalités socio-économiques et des traditions culturelles converge-t-elle vers des points paradigmatiques communs, dont lun cest lattitude mystique nommé animisme par la rationalité théologique à loccidentale. Il sagit en fait de lexpérience du sacré dans toute sa radicalité. »
La spiritualité « animiste » donc, au secours des méthodes de reconstruction sociale des jeunes Brésiliens dascendance africaine, pourquoi pas, surtout que ne rien leur proposer serait les laisser vagabonder comme des âmes mortes, dans un pays où les guette la déstructuration sociale, le chômage et lappât du gain facile.
Yasmina Traboulsi (photo ci-contre), romancière de mère brésilienne et de père libanais, vivant à Londres, et que le hasard des rencontres littéraires a mis sur mon chemin me confirme la dure réalité, elle qui a eu à enquêter dans les favelas et les prisons de Salvador pour écrire son premier roman Les enfants de la place, Mercure de France, 2003. 80% au moins des détenus des prisons du Brésil sont des Noirs jeunes, une statistique presque nord-américaine si on la compare aux chiffres de la délinquance juvénile au pays de Madame (Mademoiselle ?) Condoleeza Rice, la secrétaire à la Défense du Président Gorges Bush. Dimanche 28 mars 2004, en feuilletant les pages du plus vieux journal de Bahia, le Correio da Bahia, je tombe sur un reportage de 8 pages consacré à lesclavage moderne, triste réalité du Brésil du 21e siècle, dans le bidonville de Roda Velha, municipalité de São Desidério, à environ 1.000 Km de Salvador. Tous les exploités de ce no mans land sont des Noirs et des Mulâtres !
Les tiraillements des Noirs du Brésil entre diverses cultures expliquent bien limportance quils accordent à leur relation avec lidée dAfrique, ce territoire où sont restés les esprits des dieux, les Orishas, quil sagit de faire revenir dans les terreiros, à chaque culte, par la tête, le corps des fils et filles de saint du candomblé. Doù limportance de ces lieux traditionnels à lintérieur des villes modernes (Cf. Muniz Sodré, O Terreiro e a Cidade, éd. Imago, 2003). Ils disent la mémoire de la débâcle des royaumes africains, le lien avec lhistoire de larrivée des captifs dans le Nouveau Monde, lacceptation de la nouvelle donne sociale, ainsi que celle du changement dans la continuité. Les Noirs du Brésil ne sont plus des Africains, ce sont des Afro-Brésiliens, exactement comme le sont les Noirs dAmérique, des Africains-Américains.
Quid alors des esclaves africains qui, au 19e siècle, quittèrent Salvador de Bahia, le Piauí, Recife ou São Luis pour retourner au Nigeria, au Bénin, au Togo et au Ghana, que sont-ils redevenus, eux qui ont eu à subir lostracisme, le rejet de leurs consanguins ? Comment sont encore perçus aujourdhui leurs descendants, dont les ancêtres ont été aussi accusés davoir pratiqué à leur tour la traite négrière vers le Brésil ? Comme des petits-fils desclaves, des Africains ou des Afro-Brésiliens ? LHistoire nous joue parfois de ses tours tordus qui nous empêchent de répondre sereinement à certaines questions. À moins de trouver une forme aux réponses, ce qui reste ma position, au moment de quitter le Brésil : écrire un roman pour tenter de stabiliser un tant soit peu ces « flux et reflux » de la mémoire entre les mille et une Afrique et ce Brésil que je veux encore croire un peu africain, à linstar du poète afro-brésilien de Recife, Solano Trindade (2).
Salvador de Bahia,
29 mars 2004
Notes :
(1) Version moderne de la caïpirinha traditionnelle, où lon remplace la cachaça, le rhum brésilien, par de la vodka, quon mélange avec du citron vert et du glaçon.
(2) Né à São José, Pernambouc, en 1908, Francisco Solano Trindade demeure lune des figures noires les plus marquantes de la lutte contre la discrimination raciale au Brésil. Entre 1930 et 1960, sa poésie a inspiré nombre de militants afro-brésiliens actifs dans la défense de la culture noire (Cantares ao meu povo, Tem gente com fome e outros poemas ). Militant politique, il fut lun des fondateurs du Teatro Experimental do Negro et du Mouvement dénommé Frente Negra Brasilieira. Accusé dactivité communiste sous la dictature, il fut arrêté et assigné à résidence à Rio de Janeiro. Sa mort, le 20 février 1974, a laissé un grand vide dans la communauté artistique afro-brésilienne.