
Lhôtel Beauséjour où je loge est en deuil. Son gérant vient de casser la pipe. Sa photo mortuaire trône dans le hall dentrée, bien visible. Malgré cela lambiance est joyeuse, les clients vont et viennent. La vie continue. Le business aussi. Pour faire le trajet de laéroport à lhôtel, nous nous sommes perdus. Fabrice, le médiathécaire du CCF de Douala a dû demander son chemin à un taxi-moto, qui nous a guidé jusquau quartier Akwa contre un billet de 1000F. En fait, nous nétions pas loin de lhôtel mais Fabrice, dans la nuit, avait tout simplement perdu ses repères.
Vers 20h, avant de nous séparer, nous dînons au Foyer du Marin, restaurant allemand dont un équivalent existe également dans ma ville natale, Lomé. La bière en pression est fraîche, mais allait me provoquer toute la nuit dhorribles migraines. Bienvenue sur la terre littéraire du Cameroun !
26 novembre. « Yaoundé, ville où il pleut sans cesse, et où il ny a pas délectricité », ainsi parlait Mongo Beti, dans un texte publié juste avant sa mort dans le recueil Amours de villes (éditions Dapper). Nous ne sommes pas à Yaoundé, mais à Douala, mais la remarque de M. B. aurait pu sappliquer à plusieurs villes du Cameroun. Ce matin, à Douala, il pleut, et il y a de lélectricité à lhôtel. Je pense fortement à Mongo Beti. Quel souvenir, dailleurs, garde-t-on de lui ici ? Javise une des serveuses de lhôtel, juste lenvie de la soumettre à un test : connaît-elle le nom de Mongo Beti, célèbre écrivain camerounais ? Au moment de lui poser la question, je me ravise. Au fond, je craignais quelle ne me réponde « non ». Limmortalité de Mongo Beti est un postulat qui métait trop cher pour être ainsi mis à mal par la réponse négative de la serveuse dhôtel. Beti doit rester Beti, et même ceux qui ne le connaissent pas, un jour viendra où ils le connaîtront. En réalité, un écrivain célèbre cest quoi ? Une hypothèse que sa célébrité nest due quà lidée que ses fans sen font, idée que lesdits fans communiquent aux autres patiemment. Et si jappelais la serveuse pour lui communiquer mon idée de Beti ? Là voilà qui sapproche de moi, et dépose sur la table la facture du petit-déjeuner avec un sourire compassé : 3000 F CFA (5 euros). Je la gratifie dun sourire « complice », car je sais quau fond de son cerveau demployée surmenée, il y a une place de libre, que viendra occuper un jour un certain Mongo Beti.
Vers midi, Dominique, le chauffeur de lAlliance Française de Buea vient me chercher. Javais rendez-vous à 16h30 au pied du Mont Cameroun pour une rencontre que jai fait mettre sous le double signe de la politique et de la littérature : « Limagination politique et littéraire. »
Drôle de bonhomme, le chauffeur Dominique, sarrêtant tout le temps pour, insistait-il, « se décharger ». Je métonne de la répétition de cette scène, lhomme aurait-il des problèmes de prostate ? Il conduit mal et bien à la fois, évitant les files des embouteillages, tombant lourdement dans les trous du pont sur le Wouri. Létat des routes à Douala est une insulte au bon sens : il faut une heure pour sortir de la ville ! Ici, comme dans beaucoup de villes dAfrique, il y a de lespace, mais aucun échangeur, aucune autoroute moderne. On ne roule ni sous terre ni en hauteur, on se traîne par terre que cen est pitoyable.
Vingt minutes après la sortie de Douala, Dominique sarrête à nouveau. Mais au lieu de pisser dans les fougères, il se dirige vers un hangar où officie un jeune vendeur devant des bouteilles en plastique contenant un liquide blanchâtre. Du vin de palme, reconnus-je immédiatement, à la vue des mouches agglutinées sur les bouteilles. On en fait goûter au chauffeur qui remonte à bord en tenant sa bouteille comme une commande de la plus haute importance. Il la cale sous ses jambes, bien droite, et chaque fois que lobjet se renversait, il ralentissait pour le remettre debout. Une astuce de buveur de vin de palme, car la boisson tourne vite lorsquon tient son récipient en position renversée. Je ne sais plus combien de fois il a siroté son vin pendant le trajet, tout comme je ne sais plus le nombre de fois que nous sommes arrêtés, soit parce quil voulait se décharger encore et encore, Dominique, soit parce que la voiture, dont le joint de culasse avait visiblement pété, fumait, nous obligeant à attendre quelle refroidisse. Il nous a fallu deux heures pour faire un trajet denviron 70km, une prouesse. Mais Buea tint ses promesses. Belle ville entre montagne et océan, jallais y retrouver lécrivain toulousain Marc Trillard, directeur de lAlliance Française du coin, et passer dagréables heures avec un public totalement ignorant de la littérature africaine, de ses acteurs et des grands débats qui la traversent actuellement : pour qui écrivons-nous, quelle image donner de lAfrique à travers nos fictions, décrire la réalité ou inventer celle de demain, limagination littéraire transcende-t-elle limagination politique, ou sommes-nous condamnés à ne toujours faire que le constat de léchec du politique en Afrique ? Débat sérieux, trop sérieux. La conclusion dune des étudiantes ma laissé perplexe : « les écrivains peuvent nier la réalité et inventer les rêves de demain, mais un seul rêve anime le jeune Camerounais daujourdhui, il veut partir pour lEurope, il veut go, car son vécu est nul ! »
27 novembre. Retour à Douala pour la même conférence sur le même thème. Le modérateur sinquiète à un moment donné : mon écriture, dit-il, est placé sous le sceau de la liberté, mais alors quels signes minima permettent den saisir le caractère négro-africain ? Lhomme est professeur de littérature négro-africaine, et ancien recteur de luniversité de Dschang ! Jesquive poliment la question. Au fond, si lafricanité continue de poser problème à la critique, nest-ce pas la preuve quelle refuse dadmettre la diversité même de lexpérience artistique africaine ? Vaste débat qui na pas fini de diviser les créateurs et leurs critiques, personnellement je trouve intéressant le débat, même si je me refuse toujours à y entrer, vu la stérilité des conclusions auxquelles il amène sans coup férir.
28 novembre. Je suis à bord dun car de lagence Centrale Voyage. Dernière étape de mon voyage au Cameroun. Je pars pour Yaoundé, il est 7h du matin. Le car est spacieux et climatisé. Cela change des faux bus climatisés que jai souvent pris de Lomé pour Ouaga. Les routes sont en bon état. Je mattends à toutes les surprises, car à chaque voyage à travers le monde, jai la confirmation que la terre est ronde. Hier soir, dans un cybercafé de Douala, je vois entrer un homme dont le visage métait familier. Mais je le connais, me dis-je. Lhomme me regarde et lance soudain en éclatant de rire : « mais, cest K.A., que fais-tu chez moi ? » Jean-Marie TENO, cinéaste camerounais. Cela faisait trois ans que nos chemins ne sétaient croisés.
Jarrive à Yaoundé vers 11h. Yves Bourguignon, le directeur du CCF de Yaoundé, mon ami depuis 199O, année où javais dû fuir Lomé pour Cotonou, vient me chercher à la gare routière. Il na pas changé, toujours aussi simple et franc dans ses propos. Javais à peine deux heures pour me reposer. Ensuite, laprès-midi, janime une rencontre à La maison des Savoirs, une bibliothèque de quartier située à Etoudi, le quartier du père du célèbre tennisman Yannick Noah.
29 Novembre. De Yaoundé, je garderai le souvenir de mes nombreuses retrouvailles. À luniversité, mon ami Pabé Mongo me recevra plus tard pour 3 heures de débat avec ses étudiants ; je lavais perdu de vue depuis 1994. Dautres amis étaient là, Martin Ambara, lun des meilleurs metteurs en scène africain du moment, Solange Bonono, et une pléthore de jeunes loups de la Nolica, la nouvelle littérature camerounaise, le mouvement créé par Pabé Mongo pour redynamiser la réflexion sur les enjeux nouveaux qui attendent la littérature du continent au 21e siècle. En quittant Yaoundé, je pensais à la promesse que javais faite à Joseph Fumtin, le dynamique patron des Editions Ifrikiya : lui donner un texte à publier. Je sais que jai les moyens de tenir cette promesse, alors je menvole vers Lomé le cur serein. Toujours tenir ses promesses, la marque du respect que lon doit à sa propre parole, et aux autres ! Dans lavion, le lendemain, je me délecte du texte que Justin ma offert avant le départ, sa dernière publication : Darfour, au-delà de la guerre, un livre sobre et très informé sur la guerre du Darfour, écrit par Alexandre Djimeli, un journaliste du groupe de presse Le Messager. Le Cameroun est une terre de littérateurs et de grands journalistes !